Photo: Paul Hessell/Flickr
Jorge* a la soixantaine, un emploi de bureau, des cheveux grisonnants, des enfants adultes qui se sont mariés et lui ont donné des petits-enfants. À le voir, il est impossible d'imaginer qu'il participe régulièrement à des rituels religieux au cours desquels il boit un breuvage qui lui permet d'explorer de nouveaux états de conscience.Pourtant, grâce à l'ayahuasca, Jorge a arrêté l'alcool. Un changement radical pour quelqu'un qui, plus jeune, pouvait boire plusieurs bouteilles de whisky d'affilée. « Un jour, j'ai ouvert mes caisses d'alcool et j'ai vidé toutes les bouteilles dans l'évier. Ma femme était médusée, » confie-t-il.Ce n'est pas le premier alcoolique à renoncer à ses habitudes après avoir fait une expérience mystique sous ayahuasca. En 2010, après avoir suivi des traitements pendant près de dix ans, sans succès, Robert Rhatigan a fait un voyage en Amazonie péruvienne, où il a participé à des rituels sous la surveillance d'un chaman. Lors d'une conférence TEDx, il a expliqué comment « les différentes parties de son esprit, flottant dans l'espace comme les pièces d'un puzzle », lui étaient apparues à cette occasion. La cérémonie a duré deux heures, rythmée par des chants sacrés et de douloureuses sessions de purgation. Alors qu'elle se terminait, il a vu les fameuses pièces de puzzle se déplacer en direction de sa tête. La pièce qui correspondait à son addiction à l'alcool ne s'imbriquait plus dans les autres. Alors, il a su qu'il était guéri. « Ma transformation ne peut pas être décrite avec les mots de la médecine occidentale » explique-t-il.Quelques hôpitaux, universités et instituts de recherche à travers le monde étudient les propriétés des substances psychotropes, comme la psilocybine, l'ibogaïne ou le LSD.Cette année, une étude menée par des chercheurs brésiliens a été publiée dans le journal Nature. L'article examine les effets de la boisson sur un panel de deux hommes et quatre femmes atteints de troubles dépressifs légers, modérés et sévères. Les sujets ont chacun pris une dose d'ayahusca (entre 120ml et 200ml) préparée par l'église de Santo Daime. On a ensuite évalué leur état mental en leur faisant remplir trois questionnaires, à huit reprises, la première 40 min seulement après la prise, la dernière, trois semaines plus tard.Les résultats ont montré que l'état de chaque participant s'était amélioré, indépendamment de la sévérité du trouble dépressif constaté. Selon l'une des enquêtes réalisées, l'intensité de leurs symptômes avait été réduite de 62% un jour seulement après la prise d'ayahuasca. Une semaine plus tard, de 72%. Selon une autre enquête, certains symptômes tels que la mélancolie, les difficultés de concentration et les pensées négatives avaient été réduits de 82%. Et tout cela sans effet secondaire, si l'on exclut les vomissements causés par l'absorption du breuvage.Les chercheurs ont été impressionnés par ces résultats, bien que l'étude ne porte que sur un tout petit nombre de sujets. « Nous avons observé des effets antidépresseurs quelques heures seulement après l'administration de l'ayahuasca, et ils ont persisté de manière significative pendant deux ou trois semaines » expliquent deux des auteurs de l'article, Flávia de Lima Osório, professeure au département de Neurosciences et de Sciences comportementales à l'Université de São Paulo, et Rafael Guimarães dos Santos, post-doc dans le même département. « De plus, les patients ont extrêmement bien toléré le traitement. Malgré les vomissements et la nausée, ils ont déclaré que l'expérience avait été extrêmement bénéfique. »Ces résultats pourraient constituer une très bonne nouvelle pour les personnes dépressives dont l'état nécessite un traitement agissant sur le court terme. « La plupart des antidépresseurs utilisés à l'heure actuelle ne commencent à faire effet qu'au bout de deux semaines, et provoquent des effets secondaires invalidants, comme les troubles sexuels et la prise de poids. De nombreux patients ne répondent pas du tout au traitement. Nous avons besoin de nouveaux médicaments, qui agissent plus vite, plus efficacement, et entrainent moins d'effets secondaires » explique Flávia de Lima Osório.Tófoli approuve cette analyse : « Les antidépresseurs récemment introduits sur le marché ont les mêmes désavantages que les anciens. Nous ne parvenons pas agir sur de nouveaux récepteurs. La psychopharmacologie n'avance pas beaucoup dans ce domaine. »Parce qu'il y a d'énormes attentes en ce qui concerne le traitement de la dépression, et parce que la perspective de soigner des patients grâce à un psychotrope a quelque chose de séduisant pour le grand public, la publication de l'article a eu un grand retentissement. Après avoir fait les gros titres de Nature, l'étude a abondamment été commentée par la presse.Cette couverture médiatique a beaucoup inquiété les chercheurs. Flávia de Lima Osório a demandé à être interviewée uniquement par mail, car ses propos avaient déjà été déformés par le passé. Elle a également répété qu'en l'état, l'étude ne démontrait rien : « C'est une étude pilote réalisée sur quelques volontaires, pas une étude randomisée en double-aveugle avec un groupe contrôle. Les études sur la dépression sont particulièrement sensibles à l'effet Placebo. Pour le moment, il est impossible d'affirmer que l'ayahuasca possède des propriétés antidépressives, ou qu'il peut soigner la dépression. »Cela n'empêchera sans doute pas une nouvelle vague d'enthousiasme pour l'ayahuasca. Dans la ville de Natal, le chercheur Dráulio de Barros Araújo, de l'Institut du Cerveau de l'UFRN, a étudié les effets de l'ayahuasca sur un groupe de 80 personnes dont la moitié ont été diagnostiquées dépressives. Cette fois-ci, l'étude fait intervenir un groupe contrôle. En plus du suivi de leurs symptômes, les sujets ont passé un électroencéphalogramme haute définition. « Ce genre de méthodologie est plus à même d'évaluer les bénéfices potentiels de l'ayahuasca dans le traitement de la dépression » assure Tófoli. « Si les résultats sont positifs, ils pourraient avoir un gros impact. »Une autre étude, publiée cette année dans le journal Physiology and Behaviour, a analysé les effets de l'ayahuasca sur des rats de laboratoire chez qui on a sciemment induit une addiction à l'alcool. L'étude a été menée par Alexandre Justo de Oliveira-Lima, professeur de pharmacologie à l'Université de Santa Cruz, Eduardo Marinho, de la même université, et Laís Berro, de l'Université fédérale de São Paulo ; des chercheurs de l'Université Brás Cubas et de l'Institut de Sciences forensiques de São Paulo y ont également participé.La recherche sur les animaux ne constitue qu'une étape dans le développement de nouveaux médicaments ; elle permet de mieux comprendre les altérations organiques provoquées par l'addiction. Le problème de l'addiction, à la fois chez les humains et les animaux est lié à la boucle de rétroaction entre l'aire tegmentale ventrale (ATV) et le noyau accumbens, qui contrôle en théorie notre système hédonique (aussi appelé système de récompense/renforcement, reward system en anglais).Oliveira-Lima a déjà eu l'occasion d'analyser de quelle manière certains médicaments, comme les antipsychotiques, nous aident à lutter contre l'addiction à l'alcool. Aussi, les histoires sur les bénéfices potentiels de l'ayahusca ont retenu son attention. « Nous avons décidé de mener ces recherches car les résultats des études précédentes demeurent très ambivalents. Il est difficile de discriminer si les effets positifs de l'ayahusca sont liés à la cérémonie religieuse, ou au breuvage lui-même » explique Oliveira-Lima.Lors de cette étude, on a injecté de petites quantités d'éthanol aux rats afin de provoquer des changements dans leur activité cérébrale et leur comportement. Leurs capacités motrices ont été évaluées. Parce que de faibles quantités d'alcool ont un effet stimulant, les sujets ont tendance à parcourir de plus longues distances lorsqu'ils sont "ivres".Deux phases expérimentales se sont succédées. Durant la première, les animaux ont été séparés en plusieurs groupes. On a injecté du sérum physiologique au premier groupe, qui a servi de contrôle. Les autres ont reçu des doses d'ayahuasca plus ou moins concentrées, puis, plus tard, des injections d'alcool. « Nous simulons une situation dans laquelle un organisme subit le rituel traditionnel ; d'abord il absorbe l'infusion d'ayahuasca, puis il boit de l'alcool » explique Oliveira-Lima. Enfin, un groupe n'a reçu que des injections d'alcool, toujours à la même dose.Dix jours plus tard, les chercheurs ont comparé l'activité des animaux. Les résultats montrent que ceux qui avaient reçu de l'ayahuasca avaient effectué 50% moins de déplacements que ceux qui avaient uniquement reçu des injections d'alcool, ce qui suggère que l'infusion a désensibilisé les rats aux effets de l'alcool. L'ayahuasca a apparemment réduit les modifications de l'activité cérébrale induites par la consommation d'alcool, ce qui explique le comportement plus paisible des rats concernés.Si les mêmes résultats étaient obtenus sur des humains, on peut imaginer que les centres de désintoxication pourraient offrir un traitement à base d'ayahuasca à suivre pendant plusieurs mois. Selon Olivera-Lima, « si la dépendance à l'alcool est bel et bien réversible, un individu traité à l'ayahuasca serait moins susceptible de replonger qu'un individu n'ayant pas suivi ce traitement. Et même s'il venait à rechuter, l'addiction serait moins forte et moins rapide. »En théorie, si ces hypothèses étaient confirmées, il serait possible de mettre au point des traitements qui épargneraient aux patients des heures de vomissements et d'hallucinations dans une hutte à sudation (par ailleurs, il faut noter qu'aucun rat n'a vomi durant l'expérience).« Aujourd'hui, peu de traitements sont vraiment efficaces pour traiter l'alcoolisme. Si d'autres études reproduisent les résultats obtenus ici, des entreprises pharmaceutiques pourraient se consacrer au développement de nouveaux produits à base d'ayahuasca. Je suis convaincu que son utilisation en pharmacie va se répandre dans les décennies à venir » affirme Olivera-Lima.Pour les chercheurs, la prochaine étape sera de réussir à reproduire à volonté l'opération de sensibilisation/désensibilisation à l'alcool, puis d'extraire le cerveau des rats afin d'étudier les changements opérés. Malheureusement, au Brésil, le programme national de soutien à la recherche vient de réduire considérablement ses financements, ce qui met en péril la suite de l'étude. « Même si les bourses de recherche ont été maintenues, les coupes budgétaires nous privent d'environ 75% de notre budget recherche » déplore Olivera-Lima. « Les commandes de matériel pour cette année, en outre, ont été annulées. Les conséquences pour la recherche dans les cinq prochaines années seront désastreuses. »L'une des raisons pour laquelle la recherche sur l'ayahuasca est si active au Brésil est que depuis les années 80, l'usage religieux du breuvage est autorisé. « Nous pouvons remercier les groupes religieux qui ont fait pression pour obtenir cette légalisation, car sans elle nous n'aurions jamais pu mener nos recherches » ajoute Tófoli.Il insiste néanmoins sur le fait que l'ayahuasca ne convient pas à tout le monde : « Chez certaines personnes, il provoque des épisodes psychotiques. »Le débat sur l'ayahusca est loin d'être terminé. De nombreux facteurs sont susceptibles d'avoir une influence sur l'efficacité d'un traitement. Il ne s'agit pas seulement de prendre un médicament : la prise en charge thérapeutique dans son ensemble est déterminante. En effet, le patient est amené à se confronter, consciemment ou non, à toutes les aspects de sa vie qui l'ont poussé à se faire soigner et à évaluer les bénéfices et les risques d'un traitement. De même, la relation avec les professionnels de santé, le stress, les émotions, etc., peuvent également jouer un rôle dans l'évolution de son état.Les mêmes facteurs doivent être pris en compte pour juger de l'efficacité de l'ayahusca, en particulier les aspects émotionnels liés à la nature même de l'expérience : le rituel permet de basculer dans des états mentaux inédits. Aussi, les incertitudes liées à ces facteurs soulèvent de nombreux problèmes éthiques.Prenons par exemple l'expérience de Robert Rhatigan, dont l'addiction a été soignée après avoir « vu » le contenu de son propre esprit. Il y a de grandes chances pour que son rapport à l'ayahuasca ait impliqué un peu plus que la simple consommation des effets neurochimiques d'une infusion.« De nombreuses personnes décident de changer de vie à l'occasion de l'expérience. Il y en a qui décident de devenir végétariens, par exemple, » explique Tófoli. « Les bénéfices observés sont-ils provoqués par des changements physicochimiques au niveau du cerveau, ou par l'expérience du rituel elle-même ? Difficile à dire. »Mais tout de même : l'expérience sur les rats ne prouve-t-elle pas qu'un phénomène physiologique est à l'œuvre, indépendamment de toute expérience subjective ?« Qui a dit que les rats ne faisaient pas des expériences conscientes complexes, eux aussi ? » fait remarquer Tófoli.Une réponse tout à fait psychédélique, qui reste dans le thème. Nous sommes encore loin de comprendre les tenants et les aboutissants des traitements à base d'ayahuasca, mais de nouvelles questions passionnantes risquent de trouver une réponse dans les années à venir.*Jorge a demandé à ce que son prénom soit changé. Cet article a précédemment été publié sur Motherboard Brésil.
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« Le Brésil est à la pointe de la recherche sur l'ayahuasca » affirme Luis Fernando Tófoli, professeur de psychologie et de psychiatrie à l'Université de Campinas, et coordinateur du Laboratoire d'Études Interdisciplinaires sur les psychotropes.« Le Brésil est à la pointe de la recherche sur l'ayahuasca »
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Dans la seconde phase expérimentale, les animaux ont de nouveaux été répartis dans différents groupes. Le groupe contrôle à reçu des injections de serum physiologique. Les autres ont reçu des injections d'alcool jusqu'à montrer des signes d'addiction. Après cela, on a injecté de l'ayahuasca aux rats pendant huit jours consécutifs dans le but de diminuer, voire de supprimer la dépendance à l'alcool artificiellement induite. Au bout d'une semaine, ils ont de nouveau reçu des injections d'alcool, puis les chercheurs ont comparé leur activité motrice. Les animaux qui faisaient l'expérience d'une addiction à l'alcool pour la première fois se sont comportés de la même manière que les animaux qui avaient subi une désensibilisation en phase 1. En d'autres termes, la dépendance à l'alcool pourrait bel et bien réversible grâce à l'utilisation de l'ayahuasca.« Nous avons décidé de mener ces recherches car les résultats des études précédentes sont très ambivalents. Il est difficile de discriminer si les effets positifs de l'ayahuasca sont liés à la cérémonie religieuse ou au breuvage lui-même »
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