Dans les entrailles du plus petit bar du monde

À Milan, le plus petit bar du monde existe depuis à peine un an, mais il faut déjà deux semaines d'attente pour pouvoir aller y siroter un verre. Au Backdoor, la règle est simple : vous avez deux heures montre en main pour boire votre cocktail et l'endroit n'accueille jamais plus de quatre personnes à la fois. Aucune exception n'est tolérée. Il faut de la discipline. Si vous en manquez, on vous demandera poliment d'aller boire dans l'un des nombreux autres bars des navigli de la ville.

Du sol au plafond, les murs en bois regorgent de bouteilles. Plusieurs bibelots baroques occupent l'espace autour du comptoir massif derrière lequel Carlo, serveur distingué, officie.

Il sourit dans sa barbe derrière le zinc. Ses grosses mains semblent prédestinées pour piler de la glace et ses cocktails sont considérés parmi les meilleurs d'Italie.

« , » me confie-t-il en balayant la minuscule salle de la main. « Les gens débarquent et se sentent chez eux. Ils peuvent enlever leurs chaussures si ça leur chante. Ils choisissent la musique qu'ils veulent écouter et peuvent se détendre. » Je dois avouer que je me sens plus chez moi ici que dans n'importe quel bar.

En plus de son atmosphère atypique, le Backdoor est réputé pour son whisky. Je commande donc à Carlo un whisky sour. « Tu vois ça ? » me demande-t-il alors qu'il dresse un gros glaçon devant mon nez. « Ça vient tout droit du Japon. C'est la meilleure glace du monde. Elle ne contient aucune impureté. Le goût du cocktail n'est pas altéré. Le glaçon met tellement de temps à fondre qu'il n'y a aucun de risque de dilution des saveurs. »

Alors que Carlo bat le blanc d'œuf dans mon cocktail, on entend frapper à l'extérieur. « On va se marrer, » me prévient-il en enfilant un masque de V pour Vendetta. Il ouvre une petite fenêtre dans le mur à sa droite. Les jeunes ont l'air surpris. Faut dire que tout ce qu'ils voient, c'est un masque sorti tout droit d'un trou dans le mur.

« On peut passer commande ? » demande l'un d'eux avec un accent du sud tout excité.

« C'est un bar ici, » leur répond Carlo. J'ai l'impression qu'il a déjà fait cette blague.

« Ok, alors deux whisky-Coca. »

« Une petite minute et je reviens, » annonce-t-il en refermant la fenêtre en bois.

De l'intérieur, on entend encore le groupe de jeunes s'extasier devant l'endroit. « Je me demande ce qu'il y a à l'intérieur. » « C'est sans doute un bordel. »

C'est le meilleur whisky sour de ma vie. Je sirote sans rien dire. Je suis là avec le photographe et le serveur. Je ne me sens pas pressé de partir. Tout dans cette pièce m'invite à rester plus longtemps : les photos d'inconnus du XIXe siècle à ma droite, la collection d'épices derrière le serveur, le tapis sous mes pieds. Et Chet Baker sur Spotify.

L'idée d'un bar microscopique est venue par hasard au jeune propriétaire des lieux, Flavio, Français débarqué à Milan. Il avait déjà le Mag, un autre spot branché, et cherchait comment réduire ses dépenses principales en matière la glace.

Quand l'artiste occupant l'atelier à côté du Mag a libéré les lieux, Flavio y a vu l'endroit parfait pour y installer une chambre froide. Au lieu d'acheter de la glace à prix d'or, le plan était d'y installer un réfrigérateur pour faire ses propres glaçons.

Ça a marché. Mais petit à petit, l'endroit s'est également rempli de bouteilles et a pris des allures de bar.

C'est pour ça qu'un jour, l'un des partenaires de Flavio a eu l'idée de réellement transformer l'endroit en bar. Flavio a accepté et c'est ainsi que le Backdoor est né.

Carlo m'explique dans la discussion que le bar sert souvent de confessionnal pour les amoureux de la bouteille. « Mais comme je suis coincé derrière le comptoir et que je ne peux pas m'échapper, j'en entends parfois plus que ce que je ne le voudrais. »

« J'ai vu un type faire sa demande en mariage ici. Sinon, il y a une fille qui vient souvent et qui passe son temps allongée à regarder le plafond avec son cocktail. Les couples bourrés essayent souvent de me convaincre que ce serait cool si je les laissais aller faire des choses ensemble aux toilettes. Je dois toujours les calmer. »."

Le sablier est terminé. Je n'ai même pas réalisé que deux heures venaient de s'écouler. J'aimerais demander un peu de rab de temps, mais ça ne servirait à rien. Le couple qui a réservé après moi est déjà en train de toquer sur la petite porte d'entrée en bois. Ce sont des habitués et ils n'en peuvent plus d'attendre leurs deux heures en tête à tête avec d'excellents whiskys.

Je demande quand je peux revenir. Aucun créneau disponible avant deux semaines. Je vais devoir patienter.