Daniel Cronin prend les plus belles photos de juggalos au monde

L’été dernier, j’ai passé cinq jours à Cave-In-Rock, dans l’Illinois, lors du 13ème rassemblement juggalo de tous les temps, le Insane Clown Posse’s Dionysian Festival. Ayant découvert le sentiment d’unité – de fratrie ! – émanant des juggalos lorsqu’ils sont réunis sur un même territoire, je sais désormais que passer du temps avec ces gens a constitué l’une des expériences les plus incroyables et fascinantes de toute ma vie. Depuis lors, je ne sais trop que penser de tous ces mouvements anti-juggalos qui se sont développés çà et là de par le monde (surtout aux États-Unis), ni même de la récente classification « gang violent » que le FBI leur a collée au cul. Aussi, j’ai aujourd’hui du mal à décrire précisément ce que j’ai vu au festival à des gens qui n’ont jamais quitté la métropole de leur vie, un peu comme ce moment dans Apocalypse Now oùMartin Sheen retrouve Dennis Hopper caché dans la jungle.

Ça fait trois ans que le photographe Daniel Cronin se déplace au festival avec un appareil photo qui date d’il y a trente ans et pèse à peu près 100 kilos. Avec ça, il prend des portraits des participants au festival, hommes et femmes confondus, à poil ou non. Ces photos sont de loin les documents les plus beaux, pertinents et dignes d’intérêt que l’homme moderne a tiré de ses rencontres avec les « carnies », « juggalettes », « floobs » et autres juggalos.

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La maison d’édition Prestel vient juste de sortir en format beau livre les boulots de Cronin. Ça s’appelle The Gathering of the Juggalos et l’ouvrage contient des photos tirées des trois derniers festivals ICP, entre 2010 et 2012. Vous pouvez en choper un exemplaire sur le site Internet de Daniel. La semaine dernière, je lui ai passé un coup de fil, histoire qu’il m’en dise un peu plus sur les juggalos, les concerts d’ICP et la rencontre terminale entre l’histoire du punk rock et le Dark Festival.

Toutes les photos, sauf celle de Nate « Igor » Smith ci-dessous, ont été prises par Daniel Cronin.

Daniel en train de prendre en photos les mecs de ICP. Photo : Nate « Igor » Smith.

VICE : Comment tu t’es intéressé aux juggalos et à la mythologie autour d’Insane Clown Posse ?
Daniel Cronin : La première fois que j’ai entendu parler d’ICP, ça devait être vers 1996, 1997. Mon frère et moi avions l’habitude d’écouter la radio Love Line jusqu’à tard dans la nuit, et bizarrement, ICP y étaient invités tous les deux mois. C’est la première fois que j’ai entendu parler d’eux, et ils avaient l’air plutôt marrants – leur musique, moins. Plus tard, quand j’étais au lycée, un mec avec qui j’étais pote depuis l’école primaire s’est fait faire un tatouage Hatchet Man – l’un des personnages d’ICP – sur le bras et je me souviens que tout le monde dans le quartier s’est foutu de sa gueule. Bien plus tard, après la fac, j’ai vu que Twizted jouait à Portland ; à ce moment de ma vie, j’étais à fond dans la photo et je cherchais un sujet à exploiter sur le long terme. Je me suis rendu compte que rien n’avait encore été fait sur les juggalos. Du coup j’ai décidé de m’y mettre.

Le livre ne traite pas que des juggalos cela dit, puisqu’il englobe tout ce que tu y as vu lors du rassemblement, soit l’intégralité de la « juggalo-zone ». Quand tu as décidé de t’y rendre, c’était en tant que voyeur ou en tant que fan ?
C’était en tant que photographe, en 2010. ICP venaient de jouer à Portland, et j’avais pris une vingtaine de photos des participants devant la salle. C’est là que j’ai entendu parler du rassemblement ; j’ai essayé de choper un pass presse, mais personne n’est revenu vers moi. J’ai donc décidé de m’acheter une place et j’y suis allé. La première année, il n’y avait que deux photographes là-bas : Nate « Igor » Smith du Village Voice et moi. C’est lui qui a pris les photos de la pièce de Camille Dodero sur le festival – tu l’as lue ?

Ouais, elle était bien d’ailleurs.
En effet. C’est le seul retour médiatique qu’il y ait eu sur le festival. J’y avais vu quelques autres gens extérieurs, dispersés çà et là, mais le site était composé à 97 % de juggalos.

J’ai lu tes remerciements à la fin du livre ; ils s’adressent justement à Camille et Igor, que tu félicites pour avoir « ouvert la voie ».
Ouais, on était ensemble là-bas et je ne les ai avais jamais encore rencontrés. C’était notre première édition à tous les trois, et je me rappelle qu’on était tous choqués par ce à quoi on était en train d’assister. On savait que le truc était complètement fou, mais de là à voir ça… c’était très « spécial », quoi. On aurait dit un festival punk uniquement composé d’ICP et de leurs fans. Tout était très « DIY » et les mecs d’ICP supportent à fond ce type d’éthos. Par exemple, le fait d’hurler « Fuck the FBI » et se faire poursuivre en justice juste après est un truc que je considère assez punk rock.

Je suis d’accord. En un sens, le festival est l’une des plus pures émanations de l’éthique punk rock. En revanche, impossible de dire si les juggalos sont des nihilistes intégraux ou des idéalistes un peu cucul.
Je crois qu’ils représentent quelque chose de tout à fait nihiliste, mais en effet, le festival est un événement de leur calendrier particulièrement hippie. Une fois de retour chez eux, ils se font chier dessus de tous les côtés par la culture « acceptable », et c’est de cette frustration que naît leur nihilisme.

Oui, d’ailleurs les paroles de « What Is a Juggalo? » sont assez ambivalentes ; impossible de savoir ce qu’est exactement un juggalo. Bien qu’on note une sorte de second degré dans le morceau, le frontman énonce quand même un assemblage de différents éléments qui constituent le juggalo de base.
Je crois que ce morceau souligne toute la finesse d’ICP. Ils disent des choses sans les dire, ils restent volontairement vagues et laissent une large place à l’interprétation. C’est ambivalent en effet, mais c’est aussi le genre de morceaux qui te donnent envie de faire ton truc à fond, peu importe ce que les gens en pensent au final. Je crois que ça veut dire précisément ça : « Sois toi-même et ne te conforme pas aux autres. »

Tu as dû faire face à certains problèmes lorsque tu photographiais les juggalos ?
Eh bien, je pense que la première année j’ai été un peu pris de court par tout le truc, mais dès la deuxième édition, j’ai su comment les approcher. On m’a seulement dit de dégager, moi et mon appareil, deux fois en tout et pour tout – et je comprends cette réaction. Quand je me baladais avec mon pied sur le site, j’évitais autant que possible les stands de vente de weed, parce que de toute façon, ce n’est pas ça que je cherchais : ç’aurait seulement été d’énièmes photos de juggalos en train de fumer des joints. Et puis bon, on voit des drogues dans tous les festivals. Je ne voulais pas abuser de mon pouvoir – et même, je trouve ça bien qu’ils refusent d’être pris en photos près des drogues. Ils veulent que les gens se sentent en sécurité à leur côté. Les seules autres contraintes étaient la chaleur, l’humidité et la lumière. Tu sais, je viens de l’Oregon ; là-bas, il ne fait jamais chaud ni humide. Faire en sorte que les gens acceptent d’être pris en photo était le seul vrai problème. À la fin, les gens me reconnaissaient quand ils me voyaient passer. Ils me disaient même bonjour.

Tu as déjà rencontré Violent J et Shaggy 2 Dope ?
Ouais. L’été dernier, je les ai rencontrés et j’ai pris une photo d’eux. J’avais mon iPad avec moi, du coup j’ai pu leur montrer mes boulots. Ils étaient là : « Ouais, on t’a vu l’été dernier avec ton gros appareil ! » Ils ont trouvé mes photos très belles. Ils m’ont dit : « Dis-nous si tu as besoin du moindre coup de main, on t‘écrira la préface. » C’est adorable. Quand j’ai dit aux juggalos que j’avais signé le contrat pour le bouquin, ils m’ont dit qu’ils étaient très heureux et m’ont félicité.

J’ai d’ailleurs l’impression que tes sujets se foutent de leur image. C’est cool, mais c’est étrange dans la mesure où les gens les considèrent souvent comme un gang d’horribles fumeurs de weed violeurs d’enfants.
Les rares fois où ils étaient sur la défensive, je n’ai jamais insisté. C’est compréhensible – les médias se sont foutus de leur gueule pas mal de fois. Pour eux, je ne suis qu’un mec avec un appareil photo de plus et qui va essayer de les montrer sous un jour ridicule. Mais pour la majorité d’entre eux, ils cherchaient à m’aider et s’investissaient, mais jamais en disant : « Hey toi, prends-moi en photo ! » Il y a tellement de trucs dans ce festival qu’il est impossible de rendre sur pellicule… Si j’étais juggalo, j’irais là-bas chaque année. Et pour être franc, même en tant que non-juggalo, j’aime me pointer là-bas. Au-delà des sujets à shooter, il y a de vrais bons concerts, des rappeurs que j’ai toujours rêvé de voir sur scène. L’année dernière, on aurait dit le line up du meilleur festival hip-hop jamais organisé. 

Maintenant que ton livre est sorti, tu penses avoir fait le tour de la culture juggalo ?
Je crois que j’ai envie d’y retourner une nouvelle fois et de prendre encore plus de gens en photo. Et j’espère que les juggalos vont aimer mon livre.

C’est quelque chose qui te tracasse, visiblement.
Oui et non. Toutes mes interactions avec les juggalos ont été positives jusque-là. Mais les choses peuvent changer lorsqu’ils se rendent compte que leur image est utilisée dans l’unique but de vendre un bouquin. Mais bon, je pense que mes photos sont honnêtes et pour être franc, je me suis vraiment intéressé à leur culture. Je pense que ces gens possèdent quelque chose de spécial, et j’avais envie de le partager avec d’autres.

Ben était présent au rassemblement l’an dernier (pour le boulot) et y sera également cette année (pour s’amuser). Vous pouvez y aller pour le rencontrer ou le suivre sur Twitter – @b-shap

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