À la frontière entre la Pologne et la République biélorusse se trouve le parc national de Belovezhskaya Pushcha, l’une des plus anciennes forêts naturelles d’Europe, très dense et encore largement préservée de l’empreinte humaine. Depuis deux ans, des migrant·es venant d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud s’y cachent pour tenter de traverser l’Union européenne en passant par la Pologne. La police frontalière polonaise patrouille sans relâche dans ces zones, brutalisant et expulsant toutes les personnes qu’elle trouve.
La crise a débuté en 2021, quand le président biélorusse, Aleksandr Loukachenko, a décidé d’assouplir les lois sur les visas du pays, autorisant l’entrée de personnes munies d’un billet aller simple. Cette décision avait été largement perçue comme une mesure de représailles envers les sanctions imposées par l’UE, des sanctions mises en place juste après que Loukachenko ait supposément truqué sa victoire lors des élections de 2020 en Biélorussie. Si les tensions s’étaient apaisées en 2022, elles ont récemment repris alors que 10 000 soldats ont été envoyés dans la région par la Pologne en réponse à une invasion biélorusse sur son territoire.
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Pour les milliers de personnes qui se cachent dans la forêt, les conditions de vie sont brutales. En hiver, les températures tombent souvent en dessous de zéro. Les migrant·es se perdent dans la forêt en essayant de la traverser et ont souvent du mal à retrouver leur chemin. Au moins 48 corps y ont été retrouvés depuis 2021. L’aide humanitaire et l’accès des médias à la région ont été interdits par le gouvernement polonais.
Cependant, quelques journalistes ont trouvé des subterfuges pour couvrir cette crise, et des bénévoles sont présent·es pour aider les migrant·es en leur fournissant de la nourriture, des vêtements et une assistance médicale. Parmi eux se trouve la photojournaliste Hanna Jarzabek, qui a travaillé sous couverture dans la région entre août 2022 et mai 2023. On lui a posé des questions sur sa série de photos, The Jungle, et les récits de vie qui l’ont le plus marquée.
VICE : Salut Hanna, pourquoi t’as décidé de faire un reportage à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie ?
Hanna Jarzabek : Je suis née en Pologne. Dès le début, j’ai remarqué la différence de traitement entre les réfugié·es en provenance d’Ukraine et les réfugié·es qui traversaient depuis la Biélorussie. Alors que les organisations humanitaires peuvent intervenir à la frontière ukrainienne, elles doivent opérer en secret à la frontière biélorusse. La Pologne applique des politiques d’immigration strictes dans cette région.
Que veux-tu dire par « strictes » ?
Pour donner un peu de contexte : 1,5 million de personnes sont arrivées d’Ukraine en Pologne [depuis le début de la guerre]. Évidemment, c’est formidable qu’elles reçoivent de l’aide. Mais près de 40 000 personnes sont venues de Biélorussie et ont été constamment renvoyées. Le gouvernement polonais a également construit un mur à cet endroit.
Pourquoi aider un groupe et pas l’autre ?
Je pense que ça a quelque chose à voir avec les origines ethniques, culturelles et religieuses.
Qui sont ces gens que t’as rencontrés à la frontière ?
Beaucoup fuient la guerre ou la pauvreté. Ces personnes se rendent d’abord en Russie, puis en Biélorussie, où elles obtiennent des visas – qui sont faciles à obtenir, car le gouvernement biélorusse en tire de l’argent – et font ensuite le trajet de Minsk jusqu’à la frontière en voiture et on leur dit de marcher encore dix kilomètres à travers la forêt. Ce qu’elles veulent, c’est entrer dans l’Union européenne et y demander l’asile. Mais ces réfugié·es sont arrêté·es par les gardes-frontières polonais. La traversée de la Méditerranée est dangereuse, mais je ne pense pas que les gens comprennent à quel point une forêt aussi ancienne et primaire peut l’être aussi.
Quel est le degré de gravité de la situation ?
L’hiver dernier a été très difficile. Un jour, j’ai marché à travers la forêt pendant trois heures avec deux autres bénévoles. L’un d’entre eux était médecin. On est finalement tombé·es sur un réfugié syrien en grave hypothermie. On lui a troqué ses vêtements humides contre de nouveaux, mais son état s’est aggravé. Après deux heures, le médecin a dû appeler une ambulance. On n’était pas sûr·es qu’il passerait la nuit.
Pourquoi avoir attendu deux heures ?
Il n’y a pas de Croix-Rouge ou d’autres organisations de ce genre sur place. Si vous appelez une ambulance, la police des frontières arrive aussi. C’est pourquoi les réfugié·es ont un numéro d’urgence pour pouvoir contacter directement les bénévoles.
Que s’est-il passé après votre appel ?
On a attendu quatre heures de plus, sous -11 °C. L’équipe de secours avait nos coordonnées géographiques, mais quand ils sont enfin arrivés, il n’y avait pas de personnel médical, uniquement des gardes-frontières et des pompiers.
Le réfugié a finalement été conduit à l’hôpital ?
Ils l’ont mis dans la voiture mais ne l’ont jamais emmené à l’hôpital.
Comment tu le sais ?
J’étais vraiment inquiète et j’ai contacté le Parlement pour savoir où il se trouvait.
Est-ce qu’il a survécu ?
Oui, les agents l’ont conduit dans un camp de migrant·es.
T’as parlé avec d’autres personnes ?
Je me souviens d’une femme originaire d’Iran qui avait participé à des manifestations pour les droits des femmes. Comme le gouvernement iranien l’avait mise sur liste noire, elle a dû fuir. Techniquement, elle aurait dû être éligible à l’asile politique.
Pourquoi elle ne l’a pas été ?
Les gardes-frontières polonais l’avaient refoulée du côté biélorusse [avant qu’elle ne puisse demander l’asile]. Elle était avec une amie et son mari. Lors de leur deuxième tentative, les gardes les ont agressé·es et ont fait usage de gaz lacrymogène. La femme s’est réveillée dans un hôpital polonais, mais son mari et son amie avaient disparu.
Ils étaient où ?
Renvoyé·es en Biélorussie. Il a fallu des mois à la femme pour réussir à envoyer un message à son mari et découvrir qu’il était toujours vivant. Quand j’ai parlé avec elle, elle avait trouvé quelqu’un pour la loger en Pologne. C’est interdit, mais certaines personnes font office de foyers d’accueil quand même. On utilisait Google Traduction pour se comprendre. Ses histoires étaient épouvantables. Mais ce dont je me souviens le plus, ce sont ses yeux effrayés.
Refuser à quelqu’un le droit de demander l’asile est illégal en vertu du droit international. Pourquoi ça arrive quand même ?
Les gardes-frontières ne se posent même pas la question. Si quelqu’un évoque le sujet, ils l’ignorent. Il n’y a ni témoins ni traducteur·ices. Les réfugié·es n’ont jamais la possibilité de soumettre une demande et sont refoulé·es en Biélorussie. Les gardes-frontières piétinent leurs téléphones portables et les ramènent dans la forêt sans GPS. On pourrait dire que la police des frontières envoie ces gens vers une mort certaine.
Et toi, est-ce que t’as déjà été attrapée par les gardes-frontières ?
Oui, quand je prenais une photo du mur. Il mesure 186 kilomètres de long et est composé d’acier et de barbelés. Mais j’ai fait semblant d’être une touriste, et comme je maintenais la distance requise par rapport au mur, ils ne pouvaient rien faire d’autre que de me poser des questions. Je n’arrive pas à croire qu’environ 30 ans après la chute du mur de Berlin, un autre mur divise encore l’Europe.
Est-ce que le mur est efficace pour empêcher le passage des réfugié·es ?
Il mesure peut-être cinq mètres et demi de haut et est surmonté de barbelés, mais les gens le franchissent quand même – ils tombent du côté polonais et se cassent les jambes et les pieds. La Pologne génère ainsi des dépenses supplémentaires, parce qu’il faut ensuite amener ces personnes à l’hôpital.
Est-ce que t’as aussi entendu des histoires qui finissent bien ?
J’ai eu des nouvelles de personnes qui se trouvent dans des endroits sûrs, qui ont réussi à atteindre l’Allemagne ou retrouvé leurs proches dans l’UE.
Plus de photos du travail d’Hanna ci-dessous :
Ce reportage photo a été financé avec l’aide d’Investigative Journalism for Europe (IJ4EU).