Sur les hauteurs du Puy-en-Velay, douze hommes vêtus de blanc traversent en colonne une cour d’école avant de s’installer en silence dans une chapelle exiguë. Le prêtre et le maître se placent devant l’hôtel, les commandeurs sur les côtés et les deux novices restent au seuil. Devant, une épée est dressée à la verticale, le pommeau vers le ciel. Derrière, un Christ surveille l’assemblée, accroché au mur. Ces douze hommes font partie d’un groupe de néo-templiers: la Fraternité des Templiers catholiques du Monde. Durant ce week-end de novembre, ils se réunissent pour une « retraite templière » dans un lycée privé de la ville. Au programme : capes et épées, mais surtout le portrait d’un groupuscule d’extrême droite, petite chapelle parmi d’autres d’une mouvance plus vaste, sous les radars et fasciné par la croix et la bannière.
Alain, le maître, prend la parole en premier dans la chapelle consacrée du lycée. Il rappelle que « la vocation de la milice est de protéger l’Église catholique et que les frères de l’ordre doivent tout faire pour accomplir cette mission ». Il fait venir les frères Dominique et Raphaël, les deux nouveaux templiers de la fraternité. Pendant la cérémonie, ils vont passer du statut de novice à celui de commandeur.
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Beaucoup d’entre eux sont des anciens militaires, policiers ou agents de sécurité attirés par la structure hiérarchique et l’esprit de caserne viril qui règne dans le groupe
L’imposant Frère Willy bande les yeux de Frère Dominique et l’emmène devant l’hôtel où il pose un genou à terre. Ce travailleur social doit d’abord jurer fidélité à l’Église catholique, une main sur la bible. « Sire, je suis venu devant Dieu et devant vous et devant mes frères et je vous prie et vous requiers pour Dieu que vous m’accueillez en votre compagnie ». Patrick est adoubé par Alain qui se penche vers lui avec son épée et Frère Willy l’enveloppe de la cape blanche des templiers.
Après quoi, c’est au tour des épées d’être bénies. Frère Patrick, un ancien policier bruxellois s’approche de l’hôtel avec son arme et pose un genou à terre. Le Père Philippe, le prêtre de la fraternité se tourne vers la lame « Nous nous adressons à toi seigneur, et nous demandons, qu’avec ta dextre, tu bénisses cette épée avec laquelle ton serviteur Patrick désire être ceint afin qu’il puisse défendre églises, veuves et orphelins ». Patrick regarde son épée, le visage fier.
Créée en 2019 par Alain, la Fraternité des Templiers catholiques du Monde est une association, déclarée en préfecture à Périgueux, là où vit le maître. Ce retraité, ancien musicien, est passé par les groupes templiers italiens avant de concevoir sa propre assemblée. L’ordre rassemble une quarantaine de personnes dispersées sur une vingtaine de départements français et trois autres pays : Belgique, Canada et Ukraine. Beaucoup d’entre eux sont des anciens militaires, policiers ou agents de sécurité attirés par la structure hiérarchique et l’esprit de caserne viril qui règne dans le groupe. Comme frère Willy, 1,92 et 105 kg, ancien de l’armée de terre. Pour d’autres, le Moyen-Âge fait ici office de décor pour porter un discours sur la supposée perte des « vraies valeurs chrétiennes », car si certains templiers affichent un apolitisme de façade, d’autres s’enorgueillissent d’un profond dégoût profond pour l’islam, le féminisme ou les francs-maçons, comme Hervé, le Sénéchal et « référent historique du groupe».
Plus tôt dans la matinée, cet ancien cadre chez Monoprix a tenu à nous emmener dans la librairie Arts enracinés « une librairie d’extrême droite fasciste » a-t-il jasé. La librairie est modeste, mais bien implantée dans le cœur de la ville. Une semaine auparavant, elle a accueilli une conférence avec Yvan Benedetti, ancien président de l’Oeuvre française, plusieurs fois condamné, notamment pour des propos antisémites. En réaction, un pavé a été jeté dans la vitrine avant que celle-ci ne soit taguée d’une croix gammée et d’une mise en garde « attention facho ». Ce matin, Hervé nous fait visiter la librairie, pointe du doigt les livres dans les rayons et nous prend à témoin avec une curieuse ironie « et ça, c’est d’extrême droite ? ». Sur les étagères, on peut apercevoir la revue Rivarol, les livres d’Alain Soral, ou de Robert Brasillach, figure de l’antisémisme français et collaborationniste.
« On est en terre chrétienne ici. C’est pas l’Islam » – Frère Jean-Baptiste
Le Sénéchal du groupe voit l’ordre comme un moyen de militer. « Il y a un côté politique dans la fraternité. On se dirige vers la guerre civile et moi je suis en résistance ». Il se voit bien prendre la succession d’Alain. Grâce à ses ascendances aristocratiques, il a été nommé chevalier. Un privilège rare dans la fraternité dont seuls bénéficient le Maître et le Commandeur de Belgique. Hervé ne cache pas son engouement pour « les théories du grand-remplacement ». Une théorie complotiste et raciste popularisée par l’écrivain Renaud Camus qui défend l’idée d’un nationalisme ethnique, blanc et chrétien.
Comme Hervé, les autres membres de la fraternité sont persuadés que la religion catholique est menacée. Un sous-texte pour s’en prendre aux musulmans. Lors d’une réunion, frère Jean-Baptiste se tourne vers nous et glisse, « On est en terre chrétienne ici. C’est pas l’Islam ». Convaincus de leur combat, ces templiers s’organisent en milice pour occuper le terrain. Ils se postent au fond des églises, à plusieurs, pour surveiller des messes. « Le Père Hamel, si on avait été là, ça ne serait jamais arrivé », nous explique Alain, en référence à l’assassinat du prêtre Hamel à St-Etienne-du-Rouvray en 2016. C’est dans ce but que le Maître tente de recruter de nouveaux adhérents. Le sexagénaire envisage même de professionnaliser son activité pour monter un véritable service d’ordre aux services des églises.
« Je dis aux autres, attention à ce que vous postez sur les réseaux sociaux, car nous sommes surveillés » – Maître Alain
Selon les calculs du Maître, « il faudrait 76 000 templiers pour protéger toutes les églises de France ». Si pour l’instant son organisation est loin d’être aussi importante, l’engouement autour des groupes de néo-templiers est réel. L’année dernière, Alain a reçu plus de 150 candidatures sur la page Facebook du groupe. Si la plupart restent sans suite, c’est selon Alain, à cause de la discipline et de la rigueur qui règne dans la fraternité « Nous sommes très à cheval sur la moralité de nos gens, mais les candidats préfèrent se tourner vers des groupes moins exigeants, moins soucieux de respecter les vrais codes des templiers ». Le Maître juge que cette conduite permettrait de ne retenir que les candidats réellement motivés par des raisons spirituelles « Les groupes templiers, ça attire des dingues. Mais nous, nous sommes là pour le respect et l’honneur » jure-t-il. Son bras droit, l’ancien militaire Willy, abonde dans ce sens « On ne peut pas se permettre d’avoir des extrémistes ». Le Maître s’efforce de donner une image respectable à la fraternité. « Je dis aux autres, attention à ce que vous postez sur les réseaux sociaux, car nous sommes surveillés ».
Samedi soir. Les templiers sont attablés dans la cantine du lycée. Au programme : hachis parmentier, saucissons et vin rouge. En face de nous, le frère Jean-Baptiste se contente d’une maigre salade. Ce chauffeur de car est arrivé dans la fraternité il y a un an. Il raconte avoir grandi dans l’Aube sous l’emprise d’une mère violente et incestueuse. Il brosse le portrait d’une enfance ou les viols se succèdent aux séquestrations. Adolescent paumé, il s’amuse à profaner des tombes et à casser les vitraux des églises. La révélation à lieu en 2019, à la mort de sa mère « Elle s’est suicidée. J’ai vu son âme s’élever au-dessus de son corps étendu sur le sol. Un démon est arrivé et l’âme de ma mère l’a combattu. Soudain j’ai aperçu Jésus Christ descendre du ciel pour venir chercher son âme et remonter avec elle ». Jean-Baptiste est persuadé de ce qu’il a vu. Cette vision a eu un immense impact sur son comportement. « Depuis ce jour, je ne m’appartiens plus. J’appartiens au Seigneur Jésus-Christ et c’est lui qui me guide » insiste-t-il. Après cet événement, il se prend en main, trouve un travail et lors d’un rendez-vous chez Pôle Emploi, il découvre internet. « Avant je n’avais jamais mis les pieds sur Internet. Je n’aimais pas ça ». En une semaine, il pénètre dans la fachosphère avec les vidéos du Youtubeur Baptiste Marchais, les groupes SOS Calvaire, Protège ton église et… La Fraternité Templière. « Internet c’est l’outil du diable, mais ça m’a permis de rencontrer mes frères ». Depuis, il se compare à St-Paul et déclare être en mission pour sauver son âme et celle de sa mère.
Jean-Baptiste porte un lourd traumatisme. Cela fait de lui une personne fragile, vulnérable à l’emprise sectaire. Dans la soirée, les templiers se rassemblent pour la veillée de prière. Les novices doivent rester debout, en silence et dans le noir, pendant plusieurs heures. Un an auparavant c’était Frère Jean-Baptiste qui faisait la sienne, afin de devenir commandeur de Savoie. Selon les autres templiers, Jean-Baptiste s’est effondré en larmes pendant la cérémonie «Je n’ai jamais vu quelqu’un pleurer comme ça. On aurait dit qu’il se vidait, c’était choquant » se souvient le Frère Thierry. Ce nouveau statut et ce lien fort avec la Fraternité changent le comportement du conducteur de bus. Lui qui était timide et réservé devient sociable, joyeux et même blagueur. Mais ce lien s’accompagne aussi d’une dépendance vis-à-vis des autres templiers, dont certains membres profitent.
Selon Alain, il y aurait au moins « 1 500 groupes de templiers actifs en France »
Tard dans la nuit, Jean-Baptiste discute avec le frère William dans l’une des salles du collège. Ce trentenaire à la voix douce et chantante est convaincu d’être un médium. Il a fait croire à Jean-Baptiste qu’il pouvait communiquer avec sa mère et lui transmettre des messages. Le chauffeur de car ne cesse de l’interpeller « J’ai sauvé l’âme de ma mère hein. Dis-moi que j’ai sauvé l’âme de ma mère ». Le médium préfère changer de sujet. Il lui fait miroiter qu’il sait qui sera le prochain Maître de la fraternité et qu’il pourrait bien s’agir de Jean-Baptiste. Plus tard, dans une autre salle, l’ambitieux Frère Sébastien, un comptable du Nord qui excelle pour ramener de nouveaux adhérents s’adresse discrètement à deux templiers « C’est un bon petit soldat. On en fera ce qu’on veut » lâche-t-il en parlant du chauffeur de car.
Comme Jean-Baptiste, les autres membres de la Fraternité ont découvert les néo-templiers via Internet, sur Facebook notamment ou des milliers de pages pullulent. Sur les groupes publics, les internautes partagent et commentent des publications aussi diverses que des montages de templiers virils, d’éphémérides ou des photos de châteaux forts. Dans les groupes privés, les sujets de conversation s’orientent vers la politique avec l’Islam comme antagonisme principal. Ces réseaux sont la première étape de la socialisation avant une potentielle adhésion au groupe de templiers. Selon Alain, il y aurait au moins « 1 500 groupes de templiers actifs en France ».
Une source policière au sein des services de renseignements nous confirme l’estimation d’Alain et fait la distinction entre les différentes sensibilités « Tous ne sont pas considérés comme une menace. Il y a une part très importante d’illuminés qui recherchent surtout des sensations, un petit pourcentage de férus d’histoire et fans de reconstitution et une part minime de gens qui veulent effectivement rétablir l’identité templière. Ce sont ces derniers que nous surveillons. On n’est pas sur une mouvance traditionaliste style Saint-Pie X, on est plutôt sur une extrême droite populiste ». Plusieurs de ces groupes font l’objet d’une surveillance active. La Fraternité des Templiers catholiques du Monde est connue des services de renseignement, de même que l’événement auquel nous avons participé, mais les autorités locales n’ont pas considéré que ce rassemblement faisait l’objet d’un potentiel trouble à l’ordre public. Des groupes néo-templiers encore plus menaçants existent. Alain raconte ainsi avoir éconduit « plusieurs groupes templiers armés qui voulaient faire les croisades dans les quartiers».
Les réseaux sociaux privés de Julien Clos montrent une véritable fascination pour les armes à feu et le Grand Maître pose volontiers avec un Glock 9mm dans un holster aux couleurs templières
Le policier des services de renseignement nous apprend que des groupes de néo-templiers font l’objet d’une note pour port d’armes, radicalisation et dérives sectaires. L’un d’entre eux, l’Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ est basé dans le sud de la France, près de Cannes. Il est dirigé par Julien Clos, un ancien conseiller municipal Front National (ex Rassemblement National) au Cannet et proche de Jean-Marie Le Pen. Clos se fait appeler le Grand Maître et son ordre compte une vingtaine de membres, dont plusieurs viennent du RN. Les réseaux sociaux privés de Julien Clos montrent une véritable fascination pour les armes à feu et le Grand Maître pose volontiers avec un Glock 9mm dans un holster aux couleurs templières. Avec ses disciples, il se tient également au fond des églises de la Côte d’Azur pour faire le service d’ordre. Julien Clos entretient des liens proches avec le diocèse de Nice qui a reconnu son groupe comme association privée de fidèles. Avec ses templiers, il organise chaque année une marche contre la christianophobie à Nice et en parallèle, il a monté son entreprise de sécurité Templar Security.
L’été dernier, attablé au drive-in du McDonald’s de Cannes, Julien Clos nous confiait vouloir monter des commanderies un peu partout en France à la manière de la franchise de fast-food. Si en interview le Grand Maître prend soin de réfuter toute islamophobie, dans son groupe Facebook privé, de nombreux internautes se lâchent contre les musulmans. L’un d’entre eux fait même un appel au meurtre, « C’est un honneur pour moi de partager votre site pour combattre l’Islam qui souille depuis trop longtemps notre sol sacré. Il n’y a pas de négociation entre l’Islam et nos chevaliers pleins d’honneur. Notre drapeau souillé du sang de l’Islam va ressortir bientôt de nos penderies pour un grand nettoyage à sec ».
« Il y a ce symbole très fort d’un ordre élitiste à la fois religieux et militaire. L’idée que les templiers protégeaient l’Occident chrétien contre un Orient sarrasin » – Stéphane François, professeur de sciences politiques et spécialiste des droites radicales
Le policier des services de renseignements affirme que cette menace n’est pas prise à la légère même s’il juge même sévèrement le manque de temps alloué à cette problématique par l’État «C’est dangereux de laisser ces illuminés faire la sécurité dans les églises. D’autant plus que je suis convaincu qu’il y a un risque d’embrigadement pour les personnes vulnérables. Mais l’État n’a pas les moyens de suivre tous ces groupes et se désengage de la surveillance de l’ultra-droite. Donc on court après la locomotive. Énormément d’argent a été alloué pour lutter contre le terrorisme islamiste, mais l’extrême droite c’est beaucoup moins porteur. C’est seulement le jour où il y aura une bavure que nous aurons les moyens de nous pencher correctement sur eux».
La fascination pour les templiers n’est pas nouvelle. Selon Stéphane François, professeur de sciences politiques à l’Université de Mons et spécialiste des droites radicales. « L’imaginaire templier s’est banalisé depuis la fin du XIXe siècle ». D’abord utilisés par les groupes francs-maçons versés sur l’occultisme et l’ésotérisme, les templiers ont été ensuite repris par les groupes d’extrême droite, en mélangeant toutes ces facettes « Il y a ce symbole très fort d’un ordre élitiste à la fois religieux et militaire. L’idée que les templiers protégeaient l’Occident chrétien contre un Orient sarrasin ». Pour le spécialiste, les groupes de néo-templiers actuels se construisent sur cet imaginaire et profitent du climat politique ambiant
« Comme on assiste à la banalisation des discours d’extrême droite, on voit la multiplication de ces groupes racistes ». Les membres utilisent ces codes hiérarchiques pour contrôler des personnes plus vulnérables « De manière générale, les groupes ésotériques attirent des gens ayant des problèmes d’égo, soit avec un complexe d’infériorité, soit de supériorité, parfois les deux donc ce n’est pas étonnant de retrouver des personnes vulnérables se faire manipuler et embrigader ».
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