« Ah, moi, je sais que ça m’a matrixé », me confie Julien*, qui consomme du porno depuis très jeune. Quand on lui demande de quelle manière, il explique qu’il a du mal à avoir une vraie connexion avec ses partenaires lors de ses rapports. « Je sais que je fais pas beaucoup attention à la fille, aux émotions, tout ça, raconte-t-il. J’aime pas trop communiquer sur le moment, et je sais qu’on me l’a beaucoup reproché. »
En 2018, la Belgique se classait en 19ème position en ce qui concerne le trafic sur Pornhub. En gros, ça veut dire que même si le pays est tout petit à l’échelle du globe, ses 11,5 millions d’habitant·es consomment beaucoup de porno. Sans grande surprise, les visiteur·ses étaient, en majorité, des hommes (68%). Et si les sites de cul sont censés être interdits aux mineur·es, les moins de 18 constituent tout de même une grande partie des visiteur·ses régulier·es. De plus, l’âge du premier visionnage avance chaque année. Selon une étude menée par l’entreprise de sondages OpinionWay en 2020, l’âge moyen de la première exposition au porno pour les Francilien·nes est de 10 ans, contre 14 ans en 2017. Il n’y a pas de chiffres récents pour la Belgique, mais en 2017, l’âge moyen était également de 14 ans.
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Depuis longtemps, la pornographie fait l’objet d’un débat sans fin. Pour certain·es, elle est dévastatrice pour la santé mentale, et à bannir totalement. Pour d’autres, c’est un bon moyen d’augmenter le désir sexuel et de trouver ses fantasmes. Mais beaucoup semblent s’accorder sur un point : consommée à l’adolescence, période de maturation cérébrale marquée par le développement physique et psychologique et qui façonne l’adulte en devenir, la pornographie peut avoir un rôle déterminant. Surtout quand il s’agit du premier contact avec le sexe.
Le sexologue clinicien Ludovic Blécot, qui affirme se dégager de tous les débats actuels qui se cristallisent autour de la pornographie, m’explique : « On observe un impact de la pornographie sur le développement sexuel, et plus principalement, sur l’imaginaire fantasmatique. » Tout dépend des personnes, mais de manière générale, « moins on regarde de pornographie, mieux c’est. L’interdiction pour les moins de 18 ans a du sens. »
« La pornographie est un conditionnement », poursuit Michel Lemay, sexologue. Elle façonne les adolescent·es dans leur perception de la sexualité et provoque un certain comportement, très souvent inconscient. Le porno joue alors le rôle de manuel. L’imagination, qui occupe une place essentielle dans la sexualité, disparaît. Et, lors des premières relations sexuelles, reproduire ce qui a été vu devient l’objectif. « On n’est que dans le souvenir et dans la répétition de l’image qui est venue s’imprimer, affirme Ludovic Blécot. On n’imagine plus, on est dans le mimétisme. »
« J’ai la flemme de faire des prélis pour la fille. »
« Tout ce qui est pornographie a été fait par et pour des hommes », affirme Sabrina Bauwens, sexothérapeute à Liège. Tandis que les femmes sont plurisensorielles, chez les hommes, « c’est le sens visuel qui est le plus développé », ajoute-t-elle. La pornographie est donc parfaitement en phase avec les composantes de l’excitation masculine, ce qui rend la distanciation plus difficile pour eux. Mais les femmes mises en scène sont soumises, et présentes dans le but d’assouvir les besoins sexuels d’hommes dominants, et souvent violents.
Aujourd’hui, on estime que plus de la grande majorité du matériel pornographique contient de la violence hétérosexuelle contre les femmes. En 2010, une étude affirmait que parmi les cinquante films pornographiques les plus regardés du marché, 88% des scènes présentaient des agressions physiques (fessée, bâillon, gifle, etc.), 48% des agressions verbales (« salope » et « pute », entre autres). Pour ceux qui ont été biberonnés par le porno, il est donc malheureusement naturel que ces comportements soient reproduits et que la partenaire passe au second plan.
Quand je discute avec des hommes de 25 à 30 ans, potes ou connaissances, qui ont consommé beaucoup de porno pendant leur adolescence, certains font évidemment la différence entre le porno et la réalité, et réalisent les travers que ça peut engendrer. « J’ai bien compris que ça ne reflétait pas la réalité, explique Paul. J’ai d’ailleurs arrêté d’en regarder quand j’ai eu une relation sérieuse parce que j’avais pas envie que ça me pollue la tête. J’en n’étais plus très fier après en avoir regardé. »
D’autres restent par contre toujours intimement persuadés que toutes les femmes aiment quand c’est violent. « On dit souvent que les femmes préfèrent quand c’est plus doux, mais moi, sur base de mes expériences, je sais que c’est pas vrai, rapporte Tom. J’ai toujours eu la sensation qu’elles aimaient bien quand je faisais le mâle dominant, et qu’il y avait un peu de manque de respect, genre des insultes et tout. » Mehdi, assis en face de lui, poursuit : « Je sais pas si c’est le cas pour toutes, mais en tout cas, moi, j’ai jamais eu de plaintes dans ma manière de faire un peu agressive. » Et comme pour justifier ce qu’ils viennent de dire, il conclut : « Je pense que le sexe, c’est un truc animal. Et depuis la nuit des temps, le mec est dominant. Je sais que dans le porno c’est x100, mais ça reflète quand même une réalité. »
Bien sûr, c’est faux. Mais ça montre une chose : le porno sur les plateformes mainstream banalise les violences sexuelles. Choquantes lors du premier visionnage, elles deviennent une habitude après plusieurs années de pratique.
Certains mecs que j’ai interrogés partagent un certain sentiment de dégoût après un rapport. Trois d’entre eux estiment « ne pas être fier de ce qu’ils ont fait, en y repensant ». Maxime s’épanche plus en détail : « Quand j’ai un rapport, je fais des choses sur le moment, sans trop réfléchir. Et après, quand j’y repense, je me dis qu’à la place de la fille, j’aurais pas apprécié. Par exemple, lors des fellations, j’oublie un peu que c’est une personne et j’appuie fort la tête, des choses comme ça. C’est relou, mais malheureusement, sur le moment, c’est ce qui m’excite. » Ce genre de geste, c’est un classique des scènes de fellation dans les films porno.
« Tous les mecs avec qui j’ai couché en soirée ou quoi, y’en a jamais un qui a été mignon. Ils font tous les acteurs porno. »
« J’en suis pas très fier, mais c’est clair que ça se passe comme ça pour moi, me dit Julien. Je suis pas horrible, mais quand c’est des relations d’un soir, où je sais que je vais pas forcément revoir la meuf, ben je pense qu’à moi. J’ai la flemme de faire des prélis pour la fille. » Cette attitude égoïste se ressent évidemment chez les principales concernées. « Tous les mecs avec qui j’ai couché en soirée ou quoi, y’en a jamais un qui a été mignon, me raconte Clara. Ils font tous les acteurs porno. » Mia, elle, tempère un peu plus : « Pas tous, bien sûr. Mais c’est vrai que tu sens une vraie différence de respect quand c’est ton mec ou quand c’est une relation sans lendemain. »
Que ce ressenti soit partagé par plusieurs femmes s’explique par le fait que le porno engendre des relations sexuelles mécaniques, selon Michel Lemay. « On vise l’orgasme à tout prix, car c’est ce qui importe dans ces films pornographiques, développe-t-il. L’homme ne se soucie pas des sentiments, des envies ou des craintes de sa partenaire. Le porno vise l’excitation des parties génitales, et oublie l’érotisme dans les relations humaines. »
Ludovic Blécot reçoit dans son cabinet des hommes pour qui la pornographie est identifiée comme la cause de leurs difficultés sexuelles. Et très souvent, il y a eu une grosse consommation à l’adolescence. Quand on regarde les timelines des vidéos pornographiques sur certains sites, les moments les plus visionnés sont affichés. Dans la majorité des vidéos, il y a des pics à certaines scènes en particulier. « C’est un des effets pervers que l’on peut retrouver chez certains patients, on va systématiquement venir chercher la même pratique, explique-t-il. Que des éjaculations faciales, pénétrations anales ou certains types de physique. On n’élabore plus le rapport sexuel dans quelque chose de global, de diversifié, de plaisir partagé. On va se focaliser sur une pratique en particulier. » Et pour les partenaires, ça peut être assez violent.
Pour illustrer ce problème, le médecin prend l’exemple de la pénétration anale. « Pour y arriver avec sa partenaire, il faut s’exciter et avoir de la préparation. Mais dans la pornographie, on ne porte le focus que sur l’acte en lui-même. Chez les hommes, ça entraîne une incapacité d’avoir du plaisir par tout ce qui précède la pratique en tant que telle. » Mia a vécu une situation similaire : « J’ai besoin de temps pour me mettre dans l’ambiance, j’ai besoin de faire pas mal de prélis. Mais souvent, les mecs ne prennent pas ça en compte, et on m’a déjà reproché que la pénétration n’arrivait pas assez vite. Je l’ai très mal vécu, et je me suis sentie un peu forcée. »
Quand on est dans ces schémas-là, « on ne partage plus et ça devient compliqué pour les deux, conclut Ludovic Blécot. Ça devient autant insatisfaisant pour les deux partenaires. » En vieillissant, certains hommes tentent de sortir de cette vision de la sexualité et de se libérer des travers qu’elle engendre. Comme Paul, ça commence souvent par un arrêt total de la consommation de la pornographie. Et ça passe forcément par « beaucoup de dialogue avec sa ou ses partenaires ». Ilyès rajoute : « Un jour, j’ai eu une aventure avec une fille qui a pleuré à la fin du rapport. Moi, j’avais l’impression d’avoir passé un super moment mais elle, c’était tout le contraire. C’est à ce moment-là que je me suis dit que quelque chose n’allait pas dans ma pratique, alors j’ai décidé d’en parler avec un sexologue. Aujourd’hui, j’ai compris certaines choses et j’essaie d’évoluer, mais c’est compliqué. »
*Tous les noms ont été modifiés pour protéger leur identité.