Rétrospectivement, le tournant de cette quarantaine, c’est peut-être le jour où vous avez ressorti ce puzzle mille pièces Chevaux camarguais offert par une lointaine tante, quand l’ISF existait encore, que vous aviez poliment rangé en hauteur. Le confinement jouant sur la dilatation du temps, vous avez enfin décidé de le remonter – après tout, c’était un peu « maintenant ou jamais ». Vous avez ensuite publié le résultat sur Instagram et vous vous êtes rendu compte que vous n’étiez pas seul.
Ces dernières semaines, en France, comme dans d’autres coins du globe, la demande de puzzle – pour enfants ou adultes – a augmenté de manière si spectaculaire qu’elle a parfois pris de court les fabricants, pas totalement prêts à répondre à cette demande impromptue. Alors que la période est généralement creuse, certains se sont retrouvés avec des commandes équivalentes à celles des fêtes de fin d’année. Interrogée par CNBC, l’historienne Anne Williams juge l’engouement actuel autour du puzzle symptomatique et le compare à celui connu pendant la Grande Dépression. Elle soutient que les Américains se tournent vers le jeu de patience en temps de crise parce qu’il incarnerait : « un challenge raisonnablement surmontable et quelque chose que l’on maîtrise alors qu’on a l’impression de ne plus contrôler nos vies ».
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Sophie Ludot jure pourtant avoir senti un regain d’intérêt pour le puzzle avant même le confinement. « Cela fait maintenant quelques années que l’activité revient, un peu comme le tricot, dans toutes les couches de la population, séduisant les personnes qui recherchent quelque chose d’apaisant, de calme ou un moment pour soi ». Pour elle, l’engouement observé est même plutôt logique. « Je pense que les gens attendaient l’occasion pour sauter le pas. Peut-être ont-ils été influencés par les réseaux sociaux. Peut-être ont-ils voulu retrouver une sorte de plaisir nostalgique ».
Sophie est une des dernières découpeuses de puzzle à la main en exercice dans l’Hexagone. Elle travaille depuis plus de 15 ans au sein de l’entreprise Puzzle Michèle Wilson qui met en avant cette méthode de production. Un retour aux sources puisque les premiers puzzles – qu’on attribue au britannique John Spilsbury dans la seconde moitié du XVIIIe siècle – étaient des cartes peintes sur bois puis découpées à la scie à chantourner. Il faut attendre les années 1930 et la mécanisation des chaînes d’assemblage pour que le procédé traditionnel soit progressivement abandonné. Aujourd’hui, s’il existe encore des fabricants de puzzles artisanaux en bois – notamment de l’autre côté de l’Atlantique où l’activité a son importance – Michèle Wilson est, en France, une exception.
« On attaque un puzzle comme on mange un Petit-Beurre »
« Je me suis retrouvée à découper des puzzles un peu par hasard, se souvient Sophie. J’avais fait une formation aux métiers du bois, des cours réservés aux adultes proposés par la mairie de Paris où l’on apprend à travailler une pièce brute, comment faire une queue-d’aronde et d’autres gestes très spécifiques, propres à l’ébénisterie ou à la marqueterie. À la fin de l’apprentissage, j’avais déjà une idée du magasin dans lequel je voulais travailler – pour moi, la devanture ressemblait à une vitrine remplie de jolies pâtisseries. J’ai déposé mon CV et j’ai été prise. »
Pour découper les puzzles, parfois devant les clients – « Je trouve que ça fait partie du plaisir de montrer, c’est un partage, un dialogue. Et puis il y a un petit côté spectacle qui est assez rigolo » – Sophie utilise la fameuse scie à chantourner. Un outil de précision qui permet de passer à travers du métal fin, des matières plastique ou de la corne, « pas si compliqué que ça à utiliser même s’il faut faire attention à ses doigts », qu’elle compare grosso modo à une machine à coudre. Elle taille dans plusieurs planches en même temps, avec dextérité, suivant un chemin fait de courbes et de virages forcément uniques.
« J’ai des retours de clients qui me disent qu’ils m’ont détestée. Je le prends comme un compliment parce qu’il n’y a rien de plus intéressant qu’un puzzle qui vous résiste »
« On attaque un puzzle comme on mange un Petit-Beurre, d’abord les coins puis le milieu, décrit Sophie. Si c’est un grand format, je vais chercher une ligne de partage – qui ne sera jamais droite – dans les ombres et les textures de l’image. Tout dépend de ce qui est représenté. On ne découpe pas de la même façon l’eau, le ciel ou le feuillage. Quand l’un va donner des pièces plus horizontales et ondulées, l’autre donnera des morceaux plus ronds ou biscornues. Le style du tableau importe aussi ; pour un Van Gogh, on suivra les lignes de peinture alors qu’on tournera plutôt autour des personnages d’un Bruegel. »
L’idée qui parcourt le travail de Sophie ? Donner des « formes intéressantes » – par opposition aux « formes bêtes » – aux pièces qu’elle découpe pour rompre avec la monotonie des puzzles industriels. En créer d’assez singulières pour surprendre le joueur et rendre le défi encore plus stimulant car, comme disait Perec, « ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe. »
« J’ai des retours de clients qui me disent qu’ils m’ont détestée, sourit Sophie. Je le prends comme un compliment parce qu’il n’y a rien de plus intéressant qu’un puzzle qui vous résiste. Mon travail, c’est aussi de trouver un découpage qui corse un peu les choses, en limitant par exemple les points de repère. Mais la difficulté varie en fonction de la personne qui remonte le puzzle. Certains voient beaucoup plus les formes, d’autres les couleurs ou les détails ».
Si la plupart des gens interrogés soulignent les vertus méditatives du puzzle et le conseillent pour tromper l’ennui ou faire une pause entre deux écrans, des études tentent d’aller plus loin en montrant les potentiels effets bénéfiques du jeu sur le cerveau humain – il améliorerait la plasticité neuronale et ferait baisser le stress. Sophie confie aussi avoir observé certains mécanismes : « On s’aperçoit que le cerveau agit parfois en complète indépendance. On va avoir la sensation de poser une pièce presque inconsciemment alors que le geste est le fruit d’un travail de mémorisation des formes, des couleurs et des images. »
Sophie concède aujourd’hui une légère déformation professionnelle qui l’empêche presque de voir un tableau sans penser à un puzzle. Elle espère quand même un jour pouvoir s’attaquer aux Jardiniers de Gustave Caillebotte : « Pour sa composition tellement naturelle, ses couleurs fraîches, la possibilité de découpe autour des détails et l’originalité du sujet. » Avec le déconfinement et la réouverture du magasin, Sophie n’a de toute façon pas fini de scier.
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