Tout comme il existe une musique de synthèse, il existe une cuisine de synthèse.
Son inventeur, le physico-chimiste Hervé This, l’expérimente chaque jour dans son sanctuaire : un petit laboratoire de l’AgroParisTech. Il lui a donné un nom de code, qui sonne volontairement plus artistique que scientifique : la cuisine note à note.
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Pour rencontrer celui qui entend révolutionner la façon dont on s’alimente, il faut montrer patte blanche : décliner son identité dans un registre et bien garder sur soi le petit bout de carton orange que l’on vous donne à l’entrée. Alors on peut s’engouffrer dans les couloirs un peu décrépits de ce qui fut autrefois l’Institut National Agronomique, dans le 5e arrondissement de Paris. Il faut se faire un chemin parmi les étudiants et faire preuve d’un peu de rigueur scientifique dans les choix d’orientation. Là, on tombe sur un laboratoire à la porte entrebâillée, flanquée d’une feuille polycopiée sur laquelle on peut lire « molecular gastronomy » et d’où s’échappent, ce matin là, les premières mesures du Te Deum de Marc Charpentier.
On toque et on entre dans une salle lumineuse, qui donne sur une cour intérieure et qui dégage une odeur familière, celle des salles travaux pratiques en cours de Physique-Chimie. Hervé This, en blouse de chimie et chemise col mao blanches, est assis à son bureau, absorbé par une série d’équations et de spectres sur l’écran de son ordinateur. Il nous salue chaleureusement et se lance dans la préparation d’un café.
Tout autour de lui, un univers dense, à mi-chemin entre le laboratoire, le cabinet de curiosités et le musée : une paillasse et un plan de travail trônent au milieu de la pièce. Autour, des boîtes hermétiques étiquetées du nom de composés chimiques, des armoires remplies de livres sur lesquelles reposent des dossiers qui grimpent jusqu’au plafond, et toute une somme d’objets qui ont l’air d’être autant de vestiges historiques – notamment des vieux instruments de chimie, soufflés à la main, qui ont appartenu à Charles Münch, un grand chimiste et second créateur de l’agro, nous précise celui qui en a hérité.
C’est l’INRA qui l’emploie pour avoir son laboratoire ici. Il collabore avec l’institut public depuis l’an 2000. Avant ça, il roulait pour le très prestigieux Collège de France. En parallèle, il est secrétaire de la section « Alimentation humaine » à l’Académie de l’agriculture. Les amateurs de cuisine et les chefs le connaissent surtout pour avoir été à l’origine du concept de cuisine moléculaire, en le théorisant au début des années quatre-vingt-dix.
This tient d’ailleurs à faire une bonne distinction entre la cuisine moléculaire et la cuisine note à note, sur laquelle il travaille aujourd’hui : « La cuisine moléculaire, c’est quand on cuisine avec des ustensiles modernes, d’habitude réservés à l’expérimentation scientifique. C’est quand on utilise, par exemple, des outils comme le thermo-circulateur pour faire des cuissons très précises, comme la cuisson basse température. Avec la cuisine note à note, on fabrique des aliments, on fait des plats de A à Z. » Concrètement, ça veut dire qu’au lieu de cuisiner des fruits, des légumes, des viandes, des poissons ou des œufs, on utilise des composés purs, et on constitue de nouveaux aliments à partir de cette base : « L’eau est un composé pur, par exemple, car elle est composée de molécules toutes identiques. L’éthanol en est un aussi, c’est le composé pur de l’alcool. À partir du moment où l’on mélange deux composés purs, on obtient un résultat et grâce à ça, on fait des consistants, des saveurs, des couleurs, des odeurs. »
L’idée de faire la cuisine comme un chimiste assemble les atomes lui est venue en 1994 alors qu’il coécrivait un article, pour la revue Scientific American, intitulé Chemistry and Physics in the kitchen : « L’article était écrit mais il fallait que je fasse la conclusion. Une conclusion, ça doit être une partie mémorable. Il ne s’agit pas de redire ce que l’on a dit dans le texte, il s’agit de dire quelque chose qui dresse des perspectives, il faut que ça reste dans le crâne. Je cherchais ce que je pourrais raconter… et je me suis dit, c’est marrant, j’utilise du para-éthylphénol dans mes whiskys, j’utilise de la vanilline dans mes alcools, mais dans le fond pourquoi est-ce que je ne pourrais pas les mettre en cuisine. Pourquoi je ne ferais pas la cuisine comme ça ? » Avec du recul, Hervé This avoue avoir eu un moment de défaillance : en tant que physico-chimiste, pouvait-il se permettre un truc pareil ? Éthiquement parlant, on n’imaginait pas, à l’époque, mettre de la chimie dans les aliments. Mais concrètement ? Il le faisait déjà. La communauté scientifique allait-elle lui rire au nez ? C’est tout l’inverse qui s’est produit.
Aujourd’hui, il imagine que la cuisine note à note puisse répondre à différentes problématiques auxquelles l’humanité va être confrontée dans les prochaines années. Son raisonnement est simple, en utilisant des composés purs (extraits naturels ou de synthèse) pour son alimentation, l’homme peut réduire considérablement le gaspillage alimentaire, la production de gaz à effet de serre et trouver une solution à la raréfaction des ressources : « Il y a 1000 camions qui arrivent à Paris tous les matins et qui transportent de la flotte ! Les tomates, les carottes, les navets : ce n’est rien d’autre que de l’eau que l’on transporte, 1000 camions par jour ! Vous vous rendez compte ? C’est du pétrole, c’est de l’énergie, c’est des embouteillages, c’est de la pollution. Ce n’est pas raisonnable, il faut changer ! » Il poursuit : « Ma proposition, c’est de fractionner la tomate, la carotte, le navet à la ferme et de transporter des quantités très légères qui sont des composés purs avec lesquels on va cuisiner. »
Pour mieux vulgariser son propos, This met la main à la pâte ou plutôt, aux composés purs : il sort de sa grosse malle de voyage de quoi nous cuisiner un Gibbs, un genre de soufflé de synthèse. C’est l’un des nombreux plats note à note qu’il a imaginé – plats auxquels il donne des noms de scientifiques célèbres –, à l’instar du Dirac, du Gaus ou encore de la sauce Wöhler (une sauce qui, selon le principal intéressé « remplace à merveille la sauce au vin et évite de foutre du bon pinard en l’air »).
Rodé à l’exercice, le physico-chimiste – qui insiste bien sur le fait que son métier n’est pas à confondre avec celui d’un cuisinier – se dirige vers sa paillasse comme un chef ferait sa mise en place. Il s’empare d’un grand bol, dans lequel il mélange un volume d’eau avec des protéines en poudre (soit deux composés purs, vous suivez ?). Son but, créer la base de son soufflé : un blanc d’œuf. Il complète avec de l’huile pour faire une émulsion et du sucre, pour ajouter du goût.
Il s’agit ensuite d’équilibrer les saveurs. Pour ça, il utilise de l’acide citrique, une poudre blanche qui donne un goût de citron et qu’il ajoute à la préparation. Il ajoute aussi une solution de 1,6-hexen-3-ol, un composé qui donne « une odeur de pistache, de gazon fraîchement coupé, d’huile d’olive vierge » qu’il couple avec du Benzaldéhyde, « une odeur de pure amande ».
Pour compléter la recette, il faut maintenant ajouter « des piquants et des frais ». Dont acte, Hervé This sort un composé qui donne la sensation et le goût du wasabi. Pour donner de la couleur – verte, en l’occurrence – il utilise un mélange de colorants alimentaire (E102 et E131). Une fois tous les ingrédients combinés, on verse le mélange dans un petit verre et on fait cuire le tout au micro-ondes et 7 secondes suffisent pour faire gonfler le soufflé note à note.
Qu’ils soient présents à l’état naturel ou synthétisés – et lorsqu’ils sont utilisés en bonne proportion –, ces composés sont parfaitement comestibles, c’est important de le préciser. C’est d’ailleurs tout l’intérêt qu’y trouvent les grands chefs avec lesquels Hervé This collabore régulièrement. Ami de longue date avec Pierre Gagnaire, il lui a réservé l’exclusivité d’être le premier à servir un plat note à note dans un restaurant, en 2009, à Hong Kong. Depuis, le scientifique et l’artiste se donnent rendez-vous au moins une fois par mois. Le premier donne à l’autre une invention, le second lui donne corps et la théorique est mise en pratique. Le dernier en date ? « Le beurre feuilleté ! L’idée m’est venue en faisant une pâte feuilletée inversée. Je me suis dit : “Si on rabat de la pâte sur du beurre, pourquoi je ne rabattrais pas du beurre sur du beurre ?” Résultat : le beurre sert de support et on sent une succession de goûts alternés, c’est intéressant et très rigolo à réaliser. »
Mais Hervé This sait aussi susciter des vocations. Il reçoit chaque jour des mails du monde entier. Une fois par an, il organise une session de cours ouverte à tous et organise en parallèle le concours de cuisine note à note qui voit des amateurs passionnés venir s’affronter et proposer leurs créations culinaires autour d’une seule et même thématique. Il tient également un blog, très documenté, dans lequel il partage ses travaux et s’interroge sur les applications et le futur de la cuisine note à note. Récemment, un jeune homme l’a contacté pour lui proposer des parts dans Iqemusu, une société qui veut être la première à commercialiser… des produits note à note. Hervé This encourage et suit le projet, mais a refusé toute implication financière.
Il suit aussi un chef en particulier qui veut faire de son établissement le premier restaurant note à note et en quelque sorte, reproduire ce qu’avait fait Ferran Adrià avec la cuisine moléculaire en son temps. Ce chef, c’est Andrea Camastra : « C’est le meilleur chef de Varsovie, il est franco-italien. Dans un mois, son restaurant devient entièrement note à note. Il m’envoie des emails tous les jours, il est complètement fêlé ! Il a fait construire un labo de 200 m2 à côté de sa cuisine, il a embauché 4 biochimistes et 3 autres chefs vont bientôt se joindre à lui. »
Et Hervé This de croire, enfin, au développement de la cuisine note à note comme un mouvement artistique à proprement parler : « La cuisine note à note, c’est une question artistique. C’est pour ça que je n’y touche pas. Moi, je suis un scientifique, je ne fais que la développer. »
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