Lors des premières années de mon adolescence, je vivais dans un village dortoir au sud de Montpellier. J’avais un imperturbable bouton sur le nez, une fâcheuse tendance à trouer moi-même mes jeans et je dessinais des larmes sous mes yeux avec le maquillage de ma mère. Un vie normale dans un bled à la con au milieu des années 2000. Longtemps après la majorité de mes amis, ma génitrice s’est procurée un ordinateur et une connexion Internet illimitée. Deux choses se sont ouvertes à moi : le porno et, surtout, les forums de role play.
Le principe de ces forums de RP, connus en anglais sous le nom de « play-by-post role-playing games » ou « PbP », est simple : c’est une fiction collaborative entre plusieurs personnes qui prend place sur forum thématique, comme un univers fictionnel. On divise le forum en plusieurs sections, correspondant aux différents lieux où se déroulent les aventures des joueurs. Comme, par exemple, les donjons, les écuries ou les forêts dans un univers médiéval-fantastique basique. Partant de là, l’affaire est fort simple : chaque joueur incarne un personnage qu’il invente de bout en bout, grâce à une fiche de présentation initiale puis par chacune des ses interactions écrites sur le site. Seules limites : l’imagination, les qualités littéraires et l’investissement fourni.
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Poudlard12, mon amour de jeunesse
Quand les réseaux sociaux n’existaient pas et que « Second Life » était surtout un fantasme médiatique, beaucoup de gamins se réunissaient sur ces sites pour fuir l’ennui. Les forums de RP présentent l’avantage considérable de ne nécessiter qu’un navigateur et une connexion Internet basique pour être accessible à chacun. Ils peuvent aussi s’adapter à tous les univers, toutes les envies, toutes les obsessions. Ils ne sont, en ce sens, pas des jeux à proprement parler : il n’y a pas de fin délimitée ou de buts et les systèmes de points et de réussites, quand il y en a, sont toujours accessoires. Ce qui compte, c’est la création et le développement perpétuel des histoires.
La plupart des PbP francophones se déroulaient alors sur Skyblog ou via des forums créés grâce à des utilitaires disponibles gratuitement en ligne. Puis, à l’aune de l’année 2005, un garçon d’une vingtaine d’années décida d’apprendre la programmation en codant un « Poudlard interactif » digne de ce nom. C’était encore la folie « Harry Potter », les livres et films n’étaient pas tous sortis et la communauté de fans s’est ruée sur le site. Mon bouton sur le pif et moi-même, avides de nouvelles expériences, avons ainsi rejoint Poudlard12.
Dans ses premiers mois, le site était visuellement dégueulasse. Mais on s’en fichait pas mal : les fonctionnalités et l’investissement de la horde de joueurs et joueuses – un peu moins 10 000 la première année – créait une émulation assez exceptionnelle. On commençait la partie par une sélection dans chaque maison, via un quizz orchestré par un Choixpeau Magique virtuel. Chacune d’entre elles avait son forum privé où l’on pouvait inventer sa vie dans les dortoirs ou sa salle commune. « On prend une situation donnée, imaginée par un membre du site, et chacun est libre de construire l’histoire qui l’entoure. Ce qui est intéressant, c’est quand le maître du RP, celui qui a imaginée l’aventure de base, se laisse dépasser par les idées des participants. Ca donne parfois de grandes sagas, notamment familiales, qui donnent du background aux personnages », m’explique par téléphone Baptiste, 25 ans, présent sur le site depuis 2008 et désormais Directeur de « P12 ».
« Un mec a voulu casser le game en truquant les lignes de code pour gagner la coupe à sa maison. Drame. D’autres se sont déclarés Mangemorts et venaient foutre le bordel dans tous les RP du site en balançant des sortilèges interdits dans tous les sens. »
De mon temps, le Quidditch passionnait toute l’école, bien plus que les devoirs, qui permettaient de faire gagner la coupe à sa Maison. On y jouait sur le tchat du site. C’était à celui qui écrivait le plus vite pour récupérer le souaffle ou choper le vif d’or. Brièvement capitaine de l’équipe de ma maison, Poufsouffle, je passais des heures à m’entraîner à taper les commandes « Pseudonyme passe le souaffle à machin » qui devait répondre « Machin réceptionne le souaffle » avant que quelqu’un l’intercepte. « Aujourd’hui, des bots permettent de mieux gérer le match sur un serveur IRC, donnant une reconstitution assez fidèle du jeu, mais le principe reste le même. Certains membres ne viennent que pour les longues aventures en RP, d’autres uniquement pour les matchs », continue Baptiste.
Mais rapidement, les problèmes sont arrivés. Un mec a voulu casser le game en truquant les lignes de code pour gagner la coupe à sa maison. Drame. D’autres se sont déclarés Mangemorts et venaient foutre le bordel dans tous les RP du site en balançant des sortilèges interdits dans tous les sens. La direction a imaginé un moyen de virer les gens en restant dans le role play : ainsi est née Azkaban, la première prison virtuelle.
De mon côté, j’avais péniblement réussi à obtenir le statut de préfet, abandonnant toute velléité de mener une vie IRL de pré-ado normal. Jusqu’au jour où un groupe de personnes a organisé une sorte d’énorme partouze numérique sur le tchat du site. Un véritable RP de cul. Une idée à la fois débile et si drôle, a posteriori. J’avais douze ans et, moi aussi, je voulais partouzer numériquement. Je n’ai pas pu résister. Ca m’a valu une éjection du site, propre et net.
De « Zork » au « Guide complet de l’alcool pour les jeux de role play », une petite histoire du role play par écrit
On ne s’en rendait pas compte, à l’époque, dans notre petit microcosme, mais les forums de role play étaient en train de vivre un véritable âge d’or, en Europe comme Outre-Atlantique. Loin des radars médiatiques et des futurs réseaux sociaux, à cheval entre le web actuel et celui des années 1990. Même si en France, à ma connaissance, aucun n’a acquis le succès de P12 – on peut quand même citer Mana Wyrd – il s’en développait sur tous les sujets qui passionnaient les jeunes ados, « Harry Potter » et « Pokémon » en tête de liste.
En réalité, cet âge d’or fut le résultat de deux décennies d’évolution des forums de role play. Et la genèse du « PbP » commence au même endroit que celle d’Internet : dans les salles de classe du Massachusetts Institute of Technology. En 1977, les étudiants du MIT découvrent la toute première fiction interactive, « Colossal Cave Adventure ». Le programme se répand dans l’université grâce à l’ARPANET, ce réseau qui permettait aux scientifiques des universités américaines de communiquer entre eux et préfigure directement la naissance d’Internet.
Dans « Adventure », on rentre des commandes d’exploration sur le programme qui, en réponse, fournit des descriptions des personnages et de l’environnement dans lequel se trouve le joueur, permettant de faire évoluer l’histoire. Ce passionnant article raconte que durant quinze jours, la vie s’est arrêtée dans le campus du MIT, chacun voulant arriver à terminer le jeu et avoir le fin mot de l’histoire. Pour plusieurs étudiants, celle-ci manque pourtant de de cohérence et quatre d’entre eux – Marc Blank, Bruce Daniels, Tim Anderson et Dave Lebling – décident alors de coder leur propre titre. Ainsi naîtra le premier « Zork » en 1980, qui se vendra à un million d’exemplaires auprès du grand public – un chiffre assez incroyable à l’époque –, et peut être qualifié comme tout premier ancêtre des forums de RP. On tape une commande du type « Avancer à tel endroit », ou « Grimper » et quand on se plante dans l’écriture de ladite commande, les développeurs n’hésitent pas à faire débarquer un troll qui vient nous mettre la misère. Un classique rempli d’humour qui aura droit à cinq suites directes.
En parallèle, les communautés de joueurs de « Donjons & Dragons » se développent aux Etats-Unis. Friand d’écriture, les joueurs plateau font bien souvent perdurer leurs affaires à travers des textes écrits collaborativement, qu’on se transmet à l’aide des systèmes de babillard électronique (BBS). Avec l’aide du site Textfiles, qui répertorie les documents de cultures numériques alternatives hébergées sur BBS, on peut trouver un paquet d’exemples d’écrits collaboratifs inventés dans cette période-là. Parfois, ils sont le prolongement d’aventures plateau, comme ce magnifique « Guide complet de l’alcool pour les jeux de role play » où l’auteur et ses amis s’emploient à raconter comment picoler en vivant une aventure grandiloquente. D’autres ouvrages, comme « The Net Book of Plots » – non daté – se présentent comme des compilations d’aventures textuelles, écrites par différents joueurs qui se renvoient la balle pour faire avancer l’histoire.
Entre les premiers jeux de plateau à plusieurs et les jeux d’aventure textuels solo, les forums de RP commencent à faire leur chemin dans la cervelle de geeks avides de nouvelles expériences. Ce sont les premiers fournisseurs d’accès à Internet, qui débarquent aux Etats-Unis au cours des années 1990, qui lancent vraiment le PbP tel qu’on le connaît aujourd’hui. On parle de Prodigy, CompuServe et, surtout, American Online Service, qui deviendra par la suite AOL. Ces services vont propulser les « play-by-post role playing » à un autre niveau, flairant le bon filon commercial.
« Les fans de « Star Trek », par exemple, se réunissent en immense majorité sur « Spacefleet Online ». Chaque forum correspond à un vaisseau, chaque joueur y prend sa place dans un équipage. Une à plusieurs fois par semaine, les Community Leaders créent des tchats éphémères »
Des communautés de fans de grosses licences de fiction, en particulier « Star Trek » et « Star Wars », se réunissent alors sur des forums et des tchats privés qui sont créés par les fournisseurs d’accès eux-même. Les « AOL simming forums », simming signifiant en l’occurrence simulation, ne sont accessibles qu’aux membres AOL. Ces premiers forums de RP officiels sont de véritables produit d’appels pour les entreprises. AOL en vient même à recruter des « Community Leaders », qui s’occupent gratuitement de la gestion de ces forums en échange de réduction sur le service.
Concrètement, comment cela se passe-t-il ? Les fans de « Star Trek », par exemple, se réunissent en immense majorité sur « Spacefleet Online », qui connaît un grand succès à partir de 1993. Chaque forum correspond à un vaisseau, chaque joueur y prend sa place dans un équipage. Une à plusieurs fois par semaine, les Community Leaders créent des tchats éphémères. On se donne alors rendez-vous à une horaire précise et, grâce à un scénario de base, chacun est invité à écrire son histoire et celle de l’équipage en direct. Les forums sont accessibles en permanence et les participants sont libre d’y écrire leurs propres aventures.
Discord et la K-Pop, le futur
Tout ce petit monde continua à faire sa vie numérique, selon sa passion et son fournisseur d’accès, durant de longues années et avec un succès continu. Puis, au début des années 2000, commença l’histoire de l’Internet que l’on connaît : l’accès illimité au réseau, la démocratisation des ordinateurs, la mort de AOL, l’arrivée de Yahoo Chat puis MSN et les ProBoards, qui permirent aux internautes de créer leur propres forums en quelques minutes, clés en main, sans aucune connaissance en code informatique. Ainsi émergèrent les Poudlard12 et consorts. La boucle est bouclée.
Quinze ans plus tard, P12 existe toujours. Il y a désormais 50 000 utilisateurs inscrit – c’est autant que RPGCrossing.com, l’un des plus gros sites de forums RP américain. Mais « un peu moins d’engouement qu’à l’époque autour de Harry Potter », avoue Baptiste. Au fil de son existence, le site a toutefois conservé une quantité impressionnante de données sur lui-même. Une « Histoire de P12 » disponible en ligne raconte avec passion comment les choses ont évolué, années après années, sans rien laisser de côté. Même « L’historique du personnel » se souvient de mon court passage dans les couloirs de château. Les générations passent et s’y succèdent. Poudlard12 est par ailleurs à l’origine de la naissance de deux enfants. Quant à Baptiste, il va se marier l’année prochaine avec une fille rencontrée sur P12, quand il était directeur de Gryffondor et elle, préfète.
Les forums de RP ne sont pas morts, loin s’en faut. Sur Facebook, le groupe « RPG » regroupe plus de 25 000 membres et reçoit quotidiennement de nouveaux messages de personnes cherchant à rejoindre des forums. Plus que les univers de l’imaginaire à la Harry Potter, ce sont les séries télévisées, les groupes de musiques, la vie à Hollywood ou la K-Pop qui semblent attiser la curiosité et l’imagination des adolescents squattant ce type de groupes.
Toutes les plateformes sociales se prêtent désormais au RP. On en trouve sur Facebook, Twitter, Tumblr et, surtout, Discord. La plateforme présente l’avantage considérable d’inclure des bots modifiables à souhait et calibrés pour le role play. Le bot « Avrae » permettra par exemple de lancer de dès virtuels, de mettre en place des tours de jeu, de traquer la santé, les points de magie ou même de pouvoirs ajouter des monstres et ennemis aléatoires dans une partie. Tout continuant à jouer par écrit, les amateurs de PbP se rapprochent ainsi plus d’une partie de « Donjons & Dragons » assisté par ordinateur. En fouillant bien, on doit même pouvoir trouver des RP de cul nichés au coeur de la magie d’Internet.
Quand Benjamin n’est pas sur Poudlard12, il traîne sur Twitter.
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