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À Tunis, dans le restau où les dictateurs passent à table

Short de bain rose, claquettes et sourire all-bright, Seif Ben Hammouda, la trentaine, débarque tranquillement dans son restaurant Le Dictateur. L’arrivée dans ses quartiers de l’homme aux pleins pouvoirs se fait sans tapis rouge ni cortège, mais dans la déconne. Deux clients débarqués quelques secondes auparavant tentent vainement de franchir le seuil. « Vous croyez qu’on entre facilement chez Le Dictateur ? », s’amuse-t-il en poussant la lourde porte vitrée à barreaux.

Six ans après la révolution de 2011 qui a fait chuter le « président à vie » Zine el-Abidine Ben Ali, Seif a la malicieuse idée de lancer à Tunis un restaurant appelé Le Dictateur. Ce sujet, dans une Tunisie toujours en transition démocratique, Seif choisit de s’en amuser et d’y voir une opportunité : « Qu’on soit très clair, ce n’est pas un bar néonazi. Je suis simplement un entrepreneur qui a voulu que son affaire fonctionne et qu’on en parle ».

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« Avant 2011, nous n’avions pas la possibilité de faire ce qu’on voulait, la politique contrôlait tout », poursuit-il. « Lancer une affaire, ça voulait dire se faire taxer une partie des revenus si ça marchait trop bien. Systématiquement. Bien sûr, à l’époque, je n’aurais même pas réfléchi à donner ce nom à un restaurant, à moins de ne pas aimer ma mère et ma famille. »

À l’intérieur du Dictateur, on mange sous le regard sévère des caricatures. Toutes les photos sont de Sebastian Castelier.

Conscient que son idée puisse faire débat, il prend tout de même des précautions. « Je suis allé voir un cabinet d’avocats pour savoir si j’avais le droit », soupire celui qui est revenu au pays en 2008 après des études de management. Une fois l’avis favorable des robes noires reçu et les formalités administratives remplies, le projet prend vie.

Un mur grillagé est recouvert de caricatures de Mobutu, Poutine et compères. L’ambiance a tout d’un cachot de luxe

Et Seif ne fait pas les choses à moitié. La salle est habillée de nuances de gris et d’inox. Un mur grillagé est recouvert de caricatures de Mobutu, Poutine et compères. L’ambiance a tout d’un cachot de luxe. À côté des cuisines, un tag de Staline à l’air sévère côtoie une Melania Trump botoxée. Une vitrine en verre attend le costume d’un dirigeant soviétique, que Seif espère faire s’exiler de Paris à Tunis.

Pour être sûr d’attirer le chaland, il a fait confectionner une enseigne à la silhouette du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un affublé d’une moustache à la Hitler. Pour l’instant, pas de portrait de Ben Ali, le local de l’étape. « Il reste de nombreux Tunisiens qui en sont nostalgiques. Et c’est très important que ces personnes-là fassent aussi partie de ma clientèle ». Provocateur, mais entrepreneur avant tout.

La cuisine est celle d’un souverain goulu. Pour mettre en valeur les plats de son chef Khalil Ben Amor, Seif a élaboré une carte qui constitue une plongée dans l’histoire des dictatures. S’entremêlent recettes originales d’inspiration italienne, champ lexical du totalitarisme et noms de tyrans.

La « Burratalitaire » met les papilles du gourmand sous le joug de spaghetti surmontées d’une jolie tranche de burrata, assaisonnée de bresaola et d’un pesto de roquette. Le « Valdostanisme » invente un nouveau régime organisé autour d’un roulé de poulet frit, garni d’épinards, de mozzarella et de sauce aux champignons. « Notre serveur devait tout savoir avant d’être recruté. Pendant trois jours et trois nuits, il a révisé ses cours d’histoire ! », rigole Seif.

Si le jeune tunisien est tout sourire au moment de présenter ses plats, c’est qu’il sort d’un long parcours du combattant. Avant que les cuisines du Dictateur ne tournent à plein régime, il a fallu passer par la case « coup de pression du pouvoir en place ». Lorsque le restaurant ouvre fin mars 2017, tout se passe bien pendant exactement douze jours. Jusqu’au moment où la fameuse enseigne lui coûte quelques tracas. « Mes premiers clients à être venus en masse, outre les amis et les voisins, ce sont les autorités », marmonne-t-il.

Je me disais que, de toute façon, les autorités avaient plein de trucs à gérer. Je ne pensais pas qu’ils allaient s’embêter avec un restau

Un dimanche, trois 4×4 se garent devant la terrasse de l’établissement. Sans explications, on lui suggère avec insistance de changer le nom et de descendre l’enseigne de l’établissement. Seif est abasourdi et rappelle qu’il a toutes les autorisations nécessaires. Après la police municipale, ce sont les services d’hygiène qui s’intéressent méticuleusement à son cas. Des hauts responsables du gouvernorat [équivalent de la préfecture] se déplacent en personne pour le « raisonner ».

« Je me disais que, de toute façon, les autorités avaient plein de trucs à gérer ; un chômage de malade, des terroristes à nos frontières… », explique Seif. « L’économie, la santé, l’éducation, il y a plein de trucs qui ne vont pas en Tunisie. Je ne pensais pas qu’ils allaient s’embêter avec un restaurant qui s’appelle Le Dictateur ! ».

Le résistant, qui s’accroche, reçoit même le coup de fil d’un ministre. Entre-temps, la presse locale s’empare de cette affaire ubuesque. Si les commentaires des internautes tunisiens sont partagés quant au bon goût de l’enseigne, le zèle des autorités face à un commerçant en règle fait réagir. Seif arrive finalement à un compromis. La moustache hitlérienne est retirée de l’enseigne et le restaurateur peut enfin retourner à son business .

Kaïs, un habitant du quartier, est venu manger avec sa femme et ses trois enfants. Il a entendu parler du restaurant « par la polémique » et revient pour la septième fois. Il sourit à l’évocation de cette drôle d’histoire et avance son hypothèse. « Le bonhomme qui tient le restaurant, il est très intelligent. Il doit y avoir du marketing très bien étudié derrière et je lui tire mon chapeau. Maintenant, tout le monde connaît son restaurant. »

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Le père de famille est d’ailleurs plutôt amusé par le thème qui a tant dérangé : « La déco est sympathique, disons que ça change ». Et manger sous les yeux des dictateurs ne le tracasse pas plus que ça. « L’important, c’est surtout de se décorer la bedaine », lance-t-il en gobant une bouchée généreuse de « Parpadelline », des pappardelle au canard, qui riment avec Staline.

Ici, pas de dictature du régime, mais une liberté acquise de se régaler.