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Dans le resto parisien de la fille d’un mafieux sicilien

Corleone Restaurant Paris toto riina

J’ai baigné toute mon enfance dans les histoires de mafia. C’est un thème qui, dès l’âge de six ans, a imprégné ma vie. Ma mère, en tant que Sicilienne, avait une relation particulière avec le sujet. J’ai regardé d’innombrables épisodes d’enquêtes sur le crime organisé à la télé mais je ne l’ai jamais vue « en vrai ». Enfin, c’est ce que je croyais.

J’ai toujours pensé que le village de ma mère était trop petit pour intéresser Cosa Nostra. Au fil des années, je me suis rendu compte qu’en fait, la mafia était au coin de la rue. Et que la région dans laquelle ma famille avait vécu était une de celle où la concentration d’activités illégales était la plus élevée.

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Je suis la seule de ma famille à être née dans le nord de l’Italie. Pour moi, la Sicile est un lieu de vacances. J’y passais trois mois pendant l’été – mes parents étaient profs. Quand ils se sont installés à Milan, ils ont dû faire face aux stéréotypes qui collent à la peau de ceux qui viennent du sud de l’Italie.

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Ma mère, sur le capot de la nouvelle voiture de son oncle. Sicile, 1960.

Ma mère a décidé d’en faire une arme. Quand elle a commencé à enseigner, elle a organisé des ateliers pour que les étudiants comprennent le poids de la mafia sicilienne et les actes que l’organisation criminelle avait commis. C’est devenu une sorte de bataille personnelle. Elle invitait différents magistrats, écrivains et militants du monde de l’antimafia, voire des membres de la famille du juge Borsellino – qui nous envoient aujourd’hui leurs meilleurs vœux pour Noël et Pâques.

Quand j’ai lu que la plus jeune des filles du parrain Toto Riina [Salvatore Riina, Capo dei Capi de Cosa Nostra] avait ouvert un restaurant à Paris, j’ai d’abord été légèrement choquée. Tous les articles que j’ai lus mentionnaient surtout la polémique déclenchée par le nom du restaurant, Corleone. Les habitants de la ville sicilienne n’ayant pas spécialement goûté que le nom de leur bourgade soit associé à l’affaire.

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Ce qui peut se comprendre. Ces dernières années, la plupart des organisations criminelles ont profité des différentes crises économiques pour pénétrer l’économie légale. Le secteur de la restauration est un des plus attractifs ; l’endroit idéal pour blanchir de l’argent. Beaucoup de restaurants appartiennent à la mafia qui les confie à des tiers pour brouiller le fait qu’ils font partie de leur « portefeuille d’actifs ».

Que ce soit dans le sud ou le nord de l’Italie, et même à l’étranger, la mafia s’est installée dans le tissu social et économique. Chaque année, de nombreux locaux sont confisqués parce qu’ils appartiennent à Cosa Nostra, Camorra ou ‘Ndrangheta – 65 502 dans la Botte entre 2010 et 2018. Évidemment, la Sicile est la région qui en compte le plus grand nombre, mais aucune région n’est épargnée.

L’agriculture est même devenue le deuxième secteur d’activité du crime organisé et représente 15,5 % des 190 milliards d’euros de bénéfices. Aujourd’hui, les intérêts criminels dans le monde agricole sont devenus si importants qu’il y a même un terme qui les désigne : l’agromafia.

J’ai découvert il n’y a pas très longtemps que mon arrière-grand-père payait le pizzo, l’impôt réclamé par la mafia en échange d’une « protection ». Il était propriétaire d’une carrière de tuf. C’était aussi le cas de mon grand-père qui avait lui une épicerie.

De la production à la transformation, du transport de légumes et de fruits, au trafic de travailleurs illégaux, ce système permet le blanchiment d’argent non déclaré et les profits illicites. Bon nombre des tomates que l’on mange sortent par exemple de ce circuit. Dans nos choix alimentaires quotidiens, on participe parfois inconsciemment au financement des organisations criminelles.

Du coup, je me suis posé la question : est-ce que c’est moralement acceptable de manger dans le restaurant de Lucia Riina ? Je me suis demandé d’où venait l’argent investi dans le Corleone. Lucia a-t-elle touché un héritage ? A-t-elle reçu de l’argent dans des circonstances plus « louches » ? Pourquoi choisir d’afficher le nom de Corleone et celui de sa famille ?

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Le logo du restaurant Corleone.

J’ai demandé à un ami sicilien qui vit à Paris, ce qu’il en pensait : « Je crois qu’on n’est pas responsable des choix de nos parents. Mais aussi que le fruit ne tombe jamais très loin de l’arbre. » L’utilisation du nom « Riina » a lui été perçu comme un acte pro-mafia par Crim’HALT qui considère que Lucia n’a jamais « pris ses distances vis à vis des actes criminels de son père ».

Elle s’est défendue dans une interview : « Mon papa a son histoire, j’ai la mienne ». Depuis, le restaurant a reçu la visite des journalistes de l’émission Le Iene de la chaîne Mediaset, qui ont décidé de faire semblant de demander le pizzo [l’impôt réclamé par la mafia pour assurer la « protection » du payeur]. Une blague qui a mal fini et qui a coupé les propriétaires de la presse.

On ne choisit pas sa famille – contrairement à ses amis. Personnellement, je ne voudrais pas être jugée pour quelque chose qu’un de mes parents aurait fait, pour le meilleur ou pour le pire. J’ai découvert il n’y a pas très longtemps que mon arrière-grand-père payait le pizzo. Il était propriétaire d’une carrière de tuf. Apparemment, c’était aussi le cas de mon grand-père qui avait une épicerie. Comme vous pouvez l’imaginer, en Sicile, tout le monde le sait.

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Ma mère et mon oncle. Sicile, 1963.

Je me suis sentie découragée, triste et même un peu honteuse. Était-ce normal ? Le fait que mes ancêtres aient payé le pizzo ne signifie pas que je m’engage à adopter un comportement de soumission ou que je pratique l’omerta.

Je me suis dit que beaucoup de médias en avaient parlé, et pas spécialement en bien, que les gens n’iraient peut-être pas y manger. Ce vendredi-là, le restaurant était complet.

On m’a raconté que j’avais personnellement assisté à une attaque « à petite échelle » de Cosa Nostra. En 1994, un engin explosif a été déposé devant la porte de mes voisins et celle de la famille de ma mère. C’est ce qui se passe si vous n’avez pas l’argent pour payer. Tout le monde avait poussé des grands cris et fini par dormir chez nous. J’avais 4 ans et je ne me souviens de rien. Quand on est jeune, on a du mal à comprendre certaines choses qui sont à peine murmurées.

J’ai donc décidé de réserver une table au Corleone. Je me suis dit que beaucoup de médias en avaient parlé, et pas spécialement en bien, que les gens n’iraient peut-être pas y manger. Ce vendredi-là, le restaurant était complet.

Dans la salle, une musique traditionnelle italienne sert de fond sonore. J’entends Gli uomini non cambiano (« Les hommes ne changent pas »), La solitudine (« La solitude »), suivies par quelques trucs plus beat comme Tu vo fà l’americano (« Tu veux faire l’américain »).

À l’entrée, il y a des antipasti disposés comme un buffet – on en retrouve souvent dans les vieux restaurants italiens traditionnels. Quand j’arrive, il y a une famille sicilienne qui mange à côté de moi. Ils parlent en dialecte. « Oui, on est au restaurant. Il s’appelle Corleone », dit la dame au téléphone.

Au menu, des plats qui appartiennent presque tous à la cuisine sicilienne, que je connais très bien, sauf un : les orecchiette à la Corleone. Ces pâtes viennent d’une autre région de l’Italie. Par contre, la sauce est typique de la ville même si je n’y suis jamais allée. Je prends la spécialité de la maison.

L’équipe est sympathique mais plutôt maladroite. Un homme âgé (le mari de Lucia Riina), un plus jeune et Salvatore assurent le service. Ce dernier commente toutes les erreurs des autres à voix haute. Si vous êtes français et que vous ne comprenez pas l’italien, ce n’est pas un problème., Moi, je me suis sentie un peu au milieu d’une querelle de famille ayant pour thème : « pour quelles raisons la table n’a pas été dressée ? »

Si vous demandez un Marsala aux amandes, vous risquez de mobiliser l’ensemble de l’équipe. Tout prend alors une dimension éminemment dramatique : est-ce qu’on a une bouteille de Marsala ? Qu’est-ce qu’on fait si on n’en a pas ? Je n’aurais pas dû faire ce choix. J’ai l’impression d’absorber leur stress.

Le plat d’orecchiette arrive. La sauce est un mélange d’anchois, d’énormes câpres très aigres et de scamorza, un fromage fumé. Une très belle présentation qui ne tient hélas pas toutes ses promesses une fois en bouche. Tous les ingrédients ont une consistance différente et il me semble qu’il y a quelque chose qui a mal tourné dans la recette.

Il y a beaucoup d’Italiens qui entrent dans le restaurant. Certains ont réservé (les plus âgés), d’autres pas. Paniqué, Salvatore se sent obligé de dire « non » à un jeune couple alors qu’il y a deux places de libres. Il se justifie : « Je ne pense pas que ce soit correct de vous donner une table juste pour une heure, désolé. » alors qu’il aurait très bien pu filer la mienne à la réservation une fois mon repas terminé. Tout le monde aurait été content.

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La côte sicilienne.

Tant que j’y pense, peut-être que c’est ça l’esprit sicilien que j’ai hérité de ma mère et de tout mon arbre généalogique. Un trait congénital à mi-chemin entre « rendre un service » et du servage qui, à mon avis, a ruiné la Sicile entière – et que je partage avec Salvatore.

En salle, Salvatore continue d’échanger avec les clients. Ils parlent du prix des cigarettes en Italie, des salaires à Paris, des taxes en France (qui sont pires de l’autre côté des Alpes) et de la mer qui leur manque. Salvatore doit expliquer à une dame de Campanie ce qu’est le foie gras. Il lui présente un morceau dans un plat. Elle a l’air dégoûté. « On doit s’habituer à nos clients français », dit-il.

C’est intéressant. Généralement, ce n’est pas la mafia qui s’adapte mais plutôt les gens qui vivent sur son territoire. Je ne commande jamais de panna cotta parce que j’ai des souvenirs douloureux de celles plus ou moins industrielles que j’ai mangées quand j’étais petite. Mais bon, ici, elle est servie avec des pistaches de Bronte, et c’est ça que j’ai envie de manger. La panna cotta a l’air super gélatineuse. J’ai une bouffée d’angoisse à l’idée qu’elle soit dégueulasse mais elle s’avère délicieuse.

« Ça allait ? »

Lucia Riina est apparue devant moi. Je lui ai répondu en italien. Elle avait l’air très contente. Elle a fait le même exercice à chaque table – en espérant clairement que personne ne lui dise quelque chose en français qu’elle ne parle pas. Elle est vêtue de noir. Ses cheveux sont attachés. J’ai l’impression qu’elle ne sort pas de la cuisine et que son rôle dans le resto n’est que symbolique. Elle ressemble un peu à un poisson hors de l’eau.

Je ne sais pas si les gens viennent au Corleone comme ils iraient au parc d’attractions. « Regardez, il y a un membre d’une famille mafieuse ! » remplaçant le Grand Huit ou je ne sais quoi. Des internautes ont commencé à laisser des critiques sur Google Maps pour faire baisser la note du restaurant. Je ne vais pas vous conseiller d’y aller ou pas. En dehors de l’ostensible frustration des serveurs, j’y ai été bien traitée.

Je pense que c’est un choix personnel. Que chacun doit se rappeler qu’il y a aujourd’hui, dans le commerce, des aliments qui sont cultivés et produits par des organisations criminelles (ou des personnes qu’elles exploitent). Lutter contre la mafia ne se limite pas uniquement à pointer du doigt quelqu’un mais à se rendre compte qu’à notre niveau, quotidiennement, on peut aussi limiter son impact.


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