Toutes les photos sont de Bobby Viteri
« Essayez d’être plus détendus », demande Christina aux mannequins, pourtant déjà affalés pieds nus sur un divan, des tasses de café trop grandes dans les mains. Ils changent de position de manière à ce que leurs genoux se touchent, tout en fixant un écran d’ordinateur vierge.
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« Vous êtes en train de chercher un chalet », lance Andrew Zaeh, le photographe. « Vous prévoyez de partir en vacances ensemble. » En observant la scène, je note que tous les éléments dans la pièce semblent dire : « Notre plus gros souci dans la vie, c’est de décider quelle bouteille de gin nous allons utiliser pour notre Tom Collins de ce soir. » La table basse – une plaque de verre épaisse déposée sur un socle en bois flottant – ressemble au type de meuble que Gwyneth Paltrow aime acheter.
« Nous savons qu’il est difficile de trouver des photos de couples homosexuels à la fois authentiques et cool. Nous voulons que nos photos paraissent naturelles. Nous voulons que ça fasse vrai », m’a confié Keren Sachs, la directrice du développement de contenu chez Shutterstock. Pour ce faire, la compagnie a recruté Harold et Andreas, des mannequins en couple dans la vraie vie. Ils se sont rencontrés pendant une Gay Pride en 2013 et se sont mariés un an plus tard. Les quelques bibelots qui pourraient révéler l’identité du vrai propriétaire de l’appartement – un ami du directeur artistique de l’entreprise – ont été retirés. Aujourd’hui, ce F2 de TriBeca est l’appartement de Harold et Andreas, tranquillement installés dans un canapé confortable au milieu de meubles impeccablement agencés, souriant vaguement à un iPad.
Ces photos sont prises pour Offset.com, un site détenu par Shutterstock où sont vendues des photos haut de gamme. Sur Shutterstock.com, si vous n’êtes pas abonné, deux photos de glaces peuvent valoir environ 29 dollars. Les images sont simples et propres – elles représentent un cône surmonté de boules de glaces aseptisées et des bacs remplis de glaces aux couleurs de l’arc-en-ciel. Sur Offset, un « cône de glace » est souvent présenté en gros plan avec du miel qui dégouline : on a comme l’impression que la photo a quelque chose d’artisanal, de quasi réel. Pour télécharger cette photo en résolution maximale sur Offset, il vous faudra débourser 500 dollars.
Sachs observe le couple sur le canapé pendant qu’Andreas improvise un speech sur leur lieu de vacances fictif en Grèce. Sachs murmure à l’oreille de Lisa Curesky, P-.D.G. de Good Brigade, la société qui produit la séance photo pour Offset. « Je pense qu’on devrait en prendre quelques-unes pendant qu’ils s’embrassent. »
Curesky fait passer le message à sa collègue, Christina. Celle-ci se tourne vers les mannequins et le photographe : « Vous pouvez vous embrasser un peu ? » demande-t-elle. Le couple s’exécute.
« Tu vois, on ne pourrait pas faire ça s’ils n’étaient pas en couple », lance Sachs d’un air approbateur. Harold et Andreas continuent de s’embrasser, probablement avec un peu trop d’enthousiasme pour pouvoir apparaître sur une affiche publicitaire. C’est d’ailleurs là que ces photos risquent de terminer : Harold et Andreas posent pour des stock photos, des images qui seront uploadées sur Internet et vendues, sans royalties, pour être utilisées n’importe où – sur des panneaux publicitaires, des magazines ou des sites web – par quiconque voudrait voir sa marque associée à un charmant couple gay dans un magnifique appartement de TriBeCa.
Jon Oringer a créé Shutterstock en 2003. L’entrepreneur a appris à coder tout seul. Il a photographié lui-même les 30 000 premières images uploadées sur le site. Depuis, Shutterstock emploie 600 personnes, et uploade en moyenne quatre images par seconde dans plus de 150 pays. En 2014, le chiffre d’affaire de Shutterstock a augmenté de 39 % par rapport à l’année précédente, atteignant les 328 millions de dollars.
Le site lui-même est un marché à deux visages : des médias et des compagnies de publicité achètent le droit des images en piochant dans une collection de photos soumises par des photographes intéressés. Les photographes ne touchent qu’un certain pourcentage, lequel augmente à chaque fois qu’une de leurs photos est téléchargée – même si Shutterstock ne possède pas concrètement l’image. Sachs explique que n’importe quel photographe peut postuler afin de devenir contributeur sur le site ; « si sept images sur dix sont acceptées, vous pouvez devenir contributeur pour Shutterstock. » Les photographes gardent un droit d’auteur sur leurs images, mais Shutterstock a la permission de vendre, d’afficher, et d’apposer une licence sur les images sans l’approbation finale des photographes. L’année dernière, la compagnie a dépensé plus de 83 millions de dollars dans la rémunération de ses quelque 80 000 contributeurs.
Good Brigade a organisé la séance photo à TriBeCa avec un budget restreint, en prenant des photos dans l’appartement d’un ami et en utilisant des mannequins inconnus (qui portaient leurs propres vêtements). Le studio photo fait confiance aux données accumulées par Shutterstock : Sachs estime que les clients demandent plus de photos de vrais couples gays. C’est ce que Good Brigade leur fournit. Ils pourraient amasser énormément d’argent grâce à des photos qui n’auront presque rien coûté.
Quand ils ne sont pas en conférence de presse, les représentants de Shutterstock ne s’impliquent pas vraiment dans la production d’images. Curieusement, le procédé qu’utilise la compagnie pour examiner les photos laisse peu de place à la supervision, du moins en ce qui concerne le contenu. Ce qui intéresse Shutterstock, c’est la qualité technique de la photo. « Nous avons placé la barre assez haut… [avant d’accepter une photo], nous étudions ses caractéristiques, l’éclairage et la composition générale », dit Sachs. « Nous nous assurons que la qualité technique de l’image réponde aux demandes de nos clients. » C’est vrai : faites défiler les photos sur la page d’accueil de Shutterstock et vous tomberez sur des photos de femmes nues ou d’un homme obèse en débardeur tenant une sucette dans une main et un cigare dans l’autre. La seule chose que ces photos ont en commun, c’est qu’elles sont tout le temps claires et nettes.
Parfois, cette netteté est la raison pour laquelle de potentiels acheteurs décident de ne pas utiliser les images de Shutterstock. J’ai demandé à une employée (laquelle souhaite rester anonyme) qui utilise souvent des stock photos de me donner ses impressions sur Shutterstock. « Les images ne font pas toujours très naturelles », a-t-elle dit. « Si je voulais une photo d’une fête d’anniversaire, je prendrais sûrement la photo moi-même. » De même, beaucoup se posent des questions sur l’omniprésence de ces images : Dis Magazine a fait une analyse critique de l’évolution des stock photos;de nombreux Tumblrs se moquent allègrement de ces photos.
Les stock photos ont une esthétique qui leur est propre – même si elle varie – et sont instantanément reconnaissables. On y voit souvent des personnes séduisantes avec des visages passe-partout sur des fonds blancs. Fréquemment, ces photos reflètent une réalité superficielle, ce qui peut être un argument anti-Shutterstock pour les gens qui cherchent une image vraie et originale. C’est difficile de ne pas imaginer Offset comme une tentative de Shutterstock de se distancier de l’image générale que les photos renvoient : c’est-à-dire un ensemble de photos ringardes où des hommes d’affaires souriants côtoient de belles femmes interchangeables.
Image via Wikimedia Commons
Le contraste est frappant entre la mièvrerie des stock images et celles trouvées sur le site d’Offset. Si vous recherchez l’image d’un homme d’affaires sur Shutterstock.com, vous trouverez des pages entières d’hommes en train de croiser les bras, presque tous blancs, avec des visages qui évoquent que leur boulot nécessite l’utilisation du mot « synergie » au quotidien. De leur côté, les hommes d’affaires d’Offset – que vous trouverez en utilisant les mots-clés « esprit d’entrepreneuriat » – peuvent être des vieux hommes au visage plein de sagesse ou des trentenaires beaux gosses : mécaniciens, cuisiniers, cordonniers ; tous sont des arguments commerciaux prêts à l’emploi pour des campagnes politiques. Les hommes d’affaires d’Offset portent parfois la barbe ou des tresses et sont pris en photo en compagnie d’autres hommes séduisants. En regardant une collection d’images jovialement nommée « stache » – où figurent des hommes arborant des moustaches –, on constate très vite qu’une esthétique hipster est recherchée. Toutes semblent idéales pour promouvoir une start-up de microbrasserie ou un bistro végétalien.
Contrairement à Shutterstock, tout le monde ne peut pas s’improviser contributeur pour Offset. L’entreprise contacte des studios photos comme Good Brigade, ou des artistes professionnels et des brillants photographes pour ses séances photos. David Prince a fourni certaines de ses images au site : des chambres d’hôtel abandonnées ou des ciels couverts qui auraient tout à fait leur place dans un clip. Son travail est proche de celui d’ Anna Williams, une photographe lifestyle qui a déjà travaillé avec Martha Stewart et s’y connaît pas mal en gros plans d’aliments sur fond de bois rustique noir. « Certains artistes n’ont jamais généré de revenus grâce à leurs archives », estime Sachs. « Ça nous a juste ouvert une nouvelle porte. Je dis tout le temps aux photographes avec lesquels je travaille : Videz vos disques durs ! Vous avez plein d’images dessus et vous ne gagnez même pas d’argent avec. »
« Du côté du client, il y avait un désir d’investir dans des images relativement artistiques », a ajouté Greg Bayer, le manager général d’Offset, lors d’une interview dans les bureaux de Shutterstock à Manhattan. « Il leur fallait des photos qu’ils voulaient réellement mettre en valeur dans leurs campagnes marketing. »
On ressent toujours un léger malaise en observant des stock photos être prises en temps réel. Chaque détail – la couverture tirée sur les genoux, la veste posée sur le dossier d’une chaise – est là pour créer une sorte de désordre ordonné.
Même si le développement d’Offset semble corroborer les dires de Bayer, on ressent toujours un léger malaise en observant des stock photos être prises en temps réel. Mais j’imagine que c’est toujours gênant de voir un directeur exécutif esquisser un sourire face à un vrai couple se galochant allègrement dans un appartement qui ne leur appartient même pas. Chaque détail – la couverture tirée sur les genoux, la veste posée sur le dossier d’une chaise – est là pour créer une sorte de désordre ordonné. En regardant ce charmant couple gay s’embrasser dans un bel appartement, j’ai été frappée par le fait que la scène ressemblait déjà à une publicité.
Le 21 juin, Shutterstock a annoncé la création d’un partenariat avec la Penske Media Corporation (PMC), qui possède des magazines comme Variety, Deadline, WWD ou encore HollywoodLife. En plus d’être devenu le lieu d’archivage photographique pour tous les événements sponsorisés par PMC, Shutterstock a désormais accès aux archives de PMC pour offrir de nombreuses autres images à ses clients. Le P-D.G. de PMC, Jay Penske, a décidé de s’allier avec Shutterstock plutôt que Getty, son rival dans l’industrie de la stock photo, parce qu’il « a vu une meilleure opportunité en alignant les marques PMC avec Shutterstock, que l’on considère être la plateforme montante pour l’image et la vidéo », d’après ses déclarations au Financial Times. « Les conditions financières de Getty nous dérangeaient aussi : ils sont endettés. » Le partenariat représente une autre avancée majeure dans les efforts de Shutterstock – ainsi, ils cherchent à se diversifier et à être plus que le site où vont les gens qui travaillent dans des boxes pour trouver des photos de gens qui travaillent dans des boxes.
J’ai demandé à Sachs si la compagnie était au courant de la connotation négative qu’ont les termes « stock photo » sur internet – « idiot », « artificiel » et « pourquoi cette femme est-elle si contente de manger une salade ? » reviennent souvent pour évoquer l’univers de la stock photo. Après une petite pause, Sachs me répond – sans être vraiment convaincante – : « Nous savons rire de ces choses-là ». L’équipe de Shutterstock nous a orientés vers une collection qu’ils ont publiée après la réalisation d’une vidéo de publicité de la super PAC de Jeb Bush dans laquelle son Amérique idyllique était en fait représentée par des stock photos de l’Angleterre et de l’Asie du Sud-Est. La collection, appelée « Safe for IA and NH », contient des photos de portes de granges fraîchement peintes, de drapeaux américains flottant au vent et des tartes aux pommes – toutes ont été prises par des photographes de l’Iowa et du New Hampshire.
D’après les données de Shutterstock, les soumissions mobiles sur le site ont augmenté de 40 % lors des six premiers mois de l’année 2015. La combinaison unique des réseaux sociaux et des téléphones high-tech signifie que les gens sont exposés à plus de photos de « la vraie vie » qu’avant. Même si les photos d’Offset ressemblent plus à « la vraie vie » que leurs homologues mis en scène par Shutterstock.com, ils dépeignent un monde beaucoup plus propre et joyeux que le nôtre ; dans ce monde, les enfants sont curieux et ne pleurent jamais, les étudiants sont studieux et ne boivent jamais rien d’autre que du jus d’orange.
Une fois que Zaeh a pris assez de photos du couple sur le canapé, il leur demande de se déplacer dans la chambre à coucher. Andreas s’assoit sur le lit, sous la couverture, pendant qu’Harold fait semblant de s’habiller au pied du lit. Une nouvelle fois, après suggestion, le couple s’embrasse : un moment fait pour donner l’impression d’un témoignage impromptu d’amour avant qu’un mari s’en aille au travail. Ensuite, ils vont dans la cuisine, où Harold met la table et Andreas coupe des tomates pour un dîner imaginaire – le genre où se fréquentent journalistes mode et directeurs de festivals indépendants. Andreas effectue des mouvements saccadés avec le couteau.
« Non, non, ça n’est pas comme ça qu’on coupe », proteste Harold, laissant son poste pour prendre le couteau des mains de son mari. « C’est comme ça. Tu dois le faire rouler de haut en bas », dit-il, alliant les gestes à la parole.
Peu après, quelqu’un d’autre demandera à Andreas et Harold de s’embrasser de nouveau, ce qu’ils feront, autour de verres de vins placés stratégiquement. Mais en termes d’authenticité, cela n’égale en rien la petite prise de bec à propos de la meilleure manière de couper des tomates : c’est de loin la chose la plus vraie que j’ai vue de la journée.
Peut-être que les stock photos ne dépasseront jamais leur condition inhérente, à savoir leur stock photo-itude. Mais, en créant des sous-branches comme Offset et en s’alliant à PMC, Shutterstock aura gros à jouer dans l’avenir de la vente de photos pour des publicités ou des événements.
Harold et Andreas représentent l’avenir de la publicité : une alternative peu coûteuse pour des compagnies qui cherchent à reproduire une vision de l’Amérique aseptisée, peu représentative de la réalité mais suffisamment diversifiée pour nous donner envie d’acheter des Cheerios ou des lingettes ultra-absorbantes. Ils représentent aussi l’avenir de la stock photo, un univers qui change et se développe sous notre nez. On verra toujours Shutterstock comme quelque chose de niais, mais sa marque de fabrique se glissera subrepticement partout.
Dana est sur Twitter et les photos de Bobby sont sur Tumblr.