Il est 9 heures du matin et la température aux alentours d’Aigues-Mortes chatouille déjà les 34 degrés celsius. Des hommes en bottes de caoutchouc sont ça et là, en train de ramasser le sel dans l’eau trouble à l’aide de grosses pelles à neige rouges. Quelques mètres plus loin, on en retrouve d’autres affairés à charger un camion à grue avec des sacs remplis de fleur de sel. À vue d’œil, le camion en transporte environ 12 tonnes et la valeur commerciale du chargement dépasse les 300 000 euros à la revente — une joli somme pour seulement deux heures de travail.
Même si les déclinaisons les plus sophistiquées de ce condiment peuvent atteindre des prix exorbitants dans les rayons, le sel restera toujours du sel — à savoir : un produit de première nécessité. Qu’il soit gratté sur des rochers, récolté sous d’énormes pierres ou extrait dans des mines, le sel tire toujours son origine de la mer. Car le sel n’est rien d’autre que de l’eau de mer qui — en s’évaporant il y a des centaines de milliers d’années — a laissé un résidu (le sel ) dans les différentes strates du sol. Pour extraire le sel, on inonde d’eau le gisement où il se trouve afin de dissoudre le minerai. On se débarrasse ensuite de l’eau en utilisant des techniques d’évaporation naturelle ou sous vide afin de récupérer le précieux condiment.
Videos by VICE
Mais la Fleur de Sel que l’on récolte dans les marais salants en Camargue possède un je-ne-sais-quoi en plus.
Il se passe quelque chose avec son aspect, sa manière de craquer en bouche qui — combinés à la vision romantique de tous ces hommes en train de transpirer et de travailler dur sous une légère brise marine — lui donne un goût absolument fantastique. À Aigues-Mortes, l’exploitation et la récolte artisanale du sel est une tradition qui se perpétue depuis la Rome Antique. Et le fait que la ville se trouve en plein milieu des étangs de la Petite Camargue, dans une plaine humide idéale pour récolter le sel à l’ancienne, y est sûrement pour quelque chose.
Aigues-Mortes, vient de l’occitan Aigas Mòrtas qui signifie littéralement « eaux mortes », mais bien que l’on n’y pêche, manifestement, jamais aucun poisson, les eaux qui stagnent dans les marais salants sont loin d’être dépourvues de vie. Car elles sont habitées par tout un microcosme d’algues, de halobactéries et d’autres micro-organismes prompt à vivre et à se développer dans les environnements extrêmement salins. Ces petites bêtes — qui ne parviennent pas à survivre dans l’eau de mer courante, trop peu salée — prolifèrent dans des endroits comme celui-ci ou ailleurs comme dans la Mer Morte ou dans le Grand Lac Salé de l’Utah, aux États-Unis. Si l’on découvre une forme de vie extraterrestre sur Mars, il y a d’ailleurs fort à parier que les petits hommes verts ressemblent à ces bestioles. Mais les Martiens ne seraient pas verts en l’occurence, mais roses, à cause de cette bactérie présente en grande quantité dans ces eaux salées et qui a le pouvoir de colorer les marais dans un joli rose-orangé.
À la base de la chaîne alimentaire de cet écosystème, on retrouve donc tous ces micro-organismes qui constituent un repas appétissant pour les artemias salina, une espèce de minuscule crustacé qui raffole du sel et prend la couleur de tout ce qu’elle mange. Au dessus dans la chaîne, il y a les flamants roses qui vivent dans le coin, et attrapent leur couleur rosâtre en se goinfrant de ces mêmes petits crustacés.
Luc Vernhes est saunier à Aigues-Mortes, depuis 35 ans. Avant lui, son père et son grand-père faisaient ce même métier, et aujourd’hui sa fille le pratique aussi. Luc est une sorte de légende locale : son nom de famille apparait sur tous les pots de sel d’Aigues-Mortes. Quand Luc se promène dans ses marais, ses hommes travaillent plus dur et donnent soudain l’impression d’être moins fatigués qu’ils ne le sont réellement.
Luc Vernhes connait tout de métier de saunier ou paludier (celui qui est chargé de récolter le sel), et il adore en parler. Il explique que l’eau de mer avance vers l’intérieur des terres grâce aux nombreux bassins et canaux étroits qui font la particularité de la région. Il raconte comment la fleur de sel se forme à la surface de l’eau : « À cause de différents facteurs comme le soleil, le vent, et les étés secs du Sud de la France, l’eau stagnante a tendance à se saturer et c’est comme cela que le sel se cristallise. »
Fin août, après une période de stagnation qui a duré quatre mois, le sel cristallisé flotte enfin sur l’eau rosée du bassin. La récolte commence quand il s’est formé une couche de 20 ou 30 centimètres de poudre fine à la surface de l’eau. Les sauniers embarquent leurs bottes et leurs pelles et viennent chercher la délicate fleur de sel : la molécule NaCI sous sa forme la plus sophistiquée, le nirvana du sel. Le processus d’évaporation, très lent, est à l’origine de la formation de petits flocons transparents qui ressemblent à des fleurs au moment de la cristallisation, d’où le nom.
La période de récolte est courte et il ne faut pas perdre de temps : si l’on ne collecte pas toute la fleur de sel pendant qu’elle est là, à la surface de l’eau, elle se dissout et fond dans la terre. En marchant, je sens d’ailleurs une épaisse couche de sel craquer sous les semelles de mes bottes. Plus tard, ce sel sera retiré de mes chaussures avec une énorme râpe. Il s’agit de sel de mer ordinaire, moins précieux que la fleur de sel (même si un chargement de camion-grue rapporte quand même environ 200 000 euros). Il existe d’autres endroits sur Terre, comme dans l’île de Malte ou au Portugal, où l’on peut trouver de la fleur de sel, mais comme cette forme de sel ne se constitue qu’avec l’aide de facteurs très spécifiques, c’est un produit qui reste rare et précieux.
La totalité du sel doit donc être récoltée en l’espace d’un mois et pendant cette période, les paludiers de Luc Vernhes ramassent la fleur de sel six jours par semaine, huit heures par jour. Le reste de l’année, ils veillent à ce que les bassins soient maintenus à niveau, ils réparent les digues et régulent les courants en fonction de la météo, en attendant le mois de récolte. Leurs seules craintes : que la pluie ou quelques jours nuageux s’invitent à la météo et aient un impact néfaste sur la récolte. De quoi ruiner quelques chères cargaisons de magie cristallisée.
Après la récolte, les camions emmènent les cristaux de sel à l’usine, où ils seront séchés. Après un an, ils perdent leur couleur rosée et sont prêts à être vendus. Et quand elle arrive dans l’assiette la fleur de sel garde toujours un peu de son humidité : c’est la raison pour laquelle elle reste solide au contact des aliments, c’est ce qui donne son petit côté croustillant.
Avant de retourner à ses camions à grue et à ses tonnes de fleur de sel, Luc Vernhes, saunier en chef, nous donne une ultime recommandation : « N’oubliez-pas, on n’utilise jamais la fleur de sel pour faire des pâtes ou du riz. Cela revient à utiliser du sel ordinaire et ça, ce serait vraiment dommage. »