Abbas Seyed a ce regard perçant. Le genre de regard sévère du père sur le point de gronder son fils. Quand ce solide gaillard au crâne dégarni par les années parle de son sport, on lit surtout dans ses yeux une fierté à peine cachée. « Ici on pratique un sport traditionnel que vous ne verrez nulle part ailleurs, prévient le quinquagénaire, maître de la séance qui va suivre. On va vous montrer… » Lui et quelques autres responsables avalent leur thé, quittent le bureau et s’engouffrent dans le vestiaire étroit de cette zurkhaneh [littéralement « maison de la force » en persan] nichée dans l’obscurité d’une ruelle de Téhéran, un peu au sud du centre-ville. Le bien nommé grand bazar de la capitale iranienne est à une poignée d’arrêts de métro de là.
Ce soir-là, ils sont un peu moins d’une dizaine de pratiquants. Que des hommes bien sûr. Les femmes n’ont pas accès à ces temples de la masculinité, pudeur de la République islamique oblige. Le groupe, composé de jeunes et de moins jeunes hommes, passe sous une petite porte, les obligeant à baisser la tête, un signe d’humilité. Ils pénètrent alors au cœur de la « maison » : une fosse octogonale d’un mètre de profondeur dont les pieds nus viennent caresser le parquet. Celle-ci donne la drôle d’impression d’être une forteresse impénétrable, dont ces hommes en seraient les imposants gardiens.
Videos by VICE
La décoration colorée y est fournie. Les nombreux portraits d’hommes encadrés attirent l’œil. « Des photos de martyrs, nous dit-on. Ceux de la guerre Iran-Irak qui pratiquaient aussi dans cette salle. » Ce conflit traumatisant de huit ans (1980-1988), qui a fauché près d’un million de personnes et participé à forger la jeune République révolutionnaire de l’époque, est encore bien présent dans la mémoire des Iraniens.
Pas question de faire la guerre ici, même si ce qui suit s’annonce physique. « Le but est de fortifier le corps », garantit Abbas, le « miyândâr » (maître) attendu au centre de la piste. L’autre homme-clé est déjà installé. Il surplombe la fosse. C’est le « morshed », le maître de la musique. Si Abbas guide le mouvement des corps, lui guide le rythme. Tandis que les pratiquants démarrent leurs premiers mouvements d’échauffement, le morshed chante à tue-tête, ses lèvres scotchées au micro. Il accompagne lui-même sa mélopée, frappant son tambour avec énergie et secouant une clochette. Un vacarme assourdissant et galvanisant. Les références chantées aux imams « Ali 1 » et « Hussein 2 » sont nombreuses. L’un comme l’autre sont les figures majeures du chiisme, courant de l’Islam devenu religion d’État en 1501. L’ancienne Perse est le premier pays chiite du monde : environ 90% de sa population est issue de cette branche de l’Islam.
C’est le témoin du passé et des transformations sociales de l’Iran – Philippe Rochard, chercheur
Malgré ces inspirations religieuses, la répétition des exercices d’assouplissement fait déjà ses premières victimes. Les bras et les jambes qu’on devine en feu, Amir s’extrait une seconde du groupe des « pahlevan » (athlètes) pour souffler. « Je viens ici tous les deux jours, informe ce jeune homme d’une vingtaine d’années, le front perlé de sueur. C’est un sport bon pour la santé. Nous restons modestes. »
Avant d’entrer dans le vif du sujet, les athlètes démarrent par un long échauffement. La séance prend une dimension plus spectaculaire encore lorsqu’Amir et les autres se munissent de leurs « armes » d’un soir. D’abord les « mil », d’imposantes quilles en bois très colorées. Les hommes baladent cette paire de massues, une dans chaque main, du haut de l’épaule jusqu’au dos. Information importante : ces objets peuvent peser de deux à vingt kilos. Certains évoquent même cinquante kilos. Puis les « kabbâde », de bruyants arcs de fer dont les extrémités sont reliées par une chaîne de disques de métal, entrent en jeu. Un homme, d’apparence chétive, saisit la pièce, se place au milieu de la piste et commence à agiter l’arc d’une épaule à l’autre après un passage au-dessus de la tête. Sous l’impulsion du morshed, l’homme ne s’arrête pas. S’ensuit une impressionnante gesticulation de plusieurs minutes sous les « encouragements » des autres. Poids de l’engin ? « 18 kilos », lâche sans frémir Abbas. 18 kilos, vraiment ? « Allez-y, essayez ! » On essaie. On galère. On le croit. Et on se demande d’où l’homme chétif tire une telle force.
Question d’habitude sans doute. Peut-être est-ce lié, aussi, à la dimension symbolique de ce sport atypique et ô combien traditionnel en Iran. Une pratique « à la fois physique et spirituelle », décrit Amir. Pour le comprendre, il faut remonter loin dans le temps, à ses origines encore approximatives. Pour Abbas, le varzesh-e pahlavani est né « il y a 1 400 ans l’époque de l’imam Ali », le gendre du Prophète Mahomet qui vécut au XIIème siècle (600-661). « À l’époque, il creusait la terre [d’où, selon le maître, la fosse caractéristique de la zurkhaneh, ndlr] et luttait dedans avec ses compagnons pour se fortifier le corps, mais sans les équipements. »
Pour certains érudits de ce sport, cette version des faits tient plutôt du « mythe ». « C’est une récupération par le chiisme », juge d’emblée Mohammad-Reza Djalili, éminent spécialiste du pays, politologue enseignant aux universités de Bruxelles et Genève, et auteur de 100 questions sur l’Iran. Dans cet ouvrage, il note d’ailleurs que « la tradition du varzesh-e pahlavani prend ses racines dans l’Antiquité préislamique iranienne. Après la conquête arabe au VIIème siècle, sa pratique clandestine était une façon de résister culturellement aux envahisseurs. Après l’islamisation, ce sport est progressivement devenu un soutien aux valeurs chiites face au sunnisme. » Il reste difficile de savoir à quel moment précis de l’histoire ce sport, peut-être millénaire donc, s’est pratiqué sous sa forme actuelle. Certains chercheurs contestent d’ailleurs cette possible origine préislamique. « Son existence est attestée dans les textes uniquement à partir de la fin du XVIIe siècle, et se forme vraisemblablement bien avant cette époque », écrit de son côté Philippe Rochard, dans son dense article sur cette pratique.
Ce maître de conférence à la Faculté des sciences du sport de Strasbourg – une ville où la culture iranienne est particulièrement mise en avant – est sans doute le plus grand connaisseur français de la zurkhaneh. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur le sujet en lien avec l’Institut français de recherche en Iran (IFRI). À la recherche d’un « sujet politiquement neutre à l’époque », nous confie-t-il, le chercheur a observé au plus près ce phénomène durant ses quatre années passées à Téhéran (1994-1997), où il estime qu’une cinquantaine de gymnases sont encore actifs. Dans tout le pays, où beaucoup de villes et villages disposent encore de sa structure, 500 au total selon l’Unesco, entre « 20 000 et 30 000 athlètes » s’y exerceraient encore quotidiennement.
Dans son article, extrait de sa thèse, l’expert s’est intéressé aux « identités » de ces lieux. Il est important pour lui de souligner le « pragmatisme » de la zurkhaneh à travers les siècles, devenue le miroir d’une société bouleversée par une riche histoire. « C’est le témoin du passé et des transformations sociales de l’Iran », formule Philippe Rochard. « Comme le judo au Japon, compare Mohammad-Reza Djalili, c’est un art avec toute une culture autour. »
« Les « pahlavân » (athlètes) incarnaient d’abord une force de résistance, poursuit le spécialiste. Il y a une culture chevaleresque derrière, avec la notion d’un idéal. » Celui d’un homme fort, capable de protéger la nation. Le héros, le preux, le champion, l’athlète : voilà d’ailleurs les significations que le mot « pahlavân » recouvre. « La forge des chevaliers de l’Iran, formule Philippe Rochard. C’est un marqueur d’identité nationale. L’homme fort qui parle peu. » Mais l’Iran, on le sait, n’est pas à un paradoxe près. Derrière ce recto glorieux se cache un verso beaucoup moins élogieux. La zurkhaneh a aussi eu mauvaise presse. « On accusait facilement les zurkhâne d’être des nids de ruffians où les caïds des pègres locaux recrutaient leurs hommes de main », écrit Philippe Rochard, avant de nous préciser que « le shah (roi) avait commencé à casser ces relais de certains trafics (opium, alcool…) ». Lorsque Mohammad Reza Pahlavi, le dernier shah d’Iran au pouvoir de 1941 à 1979, est renversé par la Révolution islamique, portée par l’ayatollah Khomeini, ces gymnases connaissent « quelques années de purgatoire ». On prête à certaines zurkhaneh une « collusion » avec l’ancien pouvoir royaliste, là où d’autres sont réputées plus proches des religieux, et d’autres encore des « bazaris », les commerçants du puissant bazar. À chaque zurkhaneh son identité, sa population.
Mais à la connaissance de Philippe Rochard, « les gymnases n’ont fait l’objet d’aucune condamnation de justice par les autorités. Cela tendrait à prouver que, tout décrié qu’il fut, le mode de vie des gens des zurkhâne, même les plus mal fréquentées, n’était pas suffisamment illicite pour entraîner une interdiction totale. La zurkhâne est ainsi placé dans une situation de « marginalité institutionnalisée » . La zurkhâne avait sa place dans la société iranienne et celle-ci dépassait largement le simple cadre de l’apprentissage d’une pratique athlétique. » L’essence traditionaliste du sport a fini par concorder avec le nouveau pouvoir chiite en place. C’est tout sauf un hasard donc si la plupart de ces hommes sont encore aujourd’hui issus d’une « éducation traditionnelle avec un aîné dans la famille, ou un ami, déjà pratiquant. Il s’agit d’un milieu plutôt populaire, mais qui a de l’argent. »
S’il est bien moins populaire que le football, sport-roi dans le pays, le varzesh-e pahlavani fait l’objet d’une politique de préservation. « Même dans les salles de sport modernes, on laisse de la place pour le sport traditionnel », assure le chercheur basé à Strasbourg, tout en soulignant une volonté d’attirer les jeunes et de rendre ce sport le plus télégénique possible. Les Iraniens, réputés pour briller dans un sport cousin, la lutte, se distinguent durant les compétitions internationales de varzesh-e pahlavani, pratiqué dans certains pays voisins (Turquie, Inde, Afghanistan…). En mai dernier, par exemple, avait lieu la 4ème édition des Jeux de la solidarité islamique, à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. L’Iran y a ainsi raflé six médailles d’or et une autre d’argent dans cette discipline.
Aussi, la pratique continue de s’institutionnaliser tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. En 2004 est née la Fédération internationale du zurkhaneh (IZSF) dont le rôle est d’assurer la promotion du sport, et de ses « valeurs morales », sur tous les continents. Ainsi des structures sont nées un peu partout dans le monde, mais a priori pas en France. Londres en revanche dispose, depuis plus d’une vingtaine d’années, d’un gymnase où 30 à 40 personnes se retrouvent chaque soir. Parmi eux Amir Etemadi, contacté par téléphone, qui nous assure être un habitué. Ce jeune homme de 29 ans, qui se décrit volontiers comme un « conservateur » et répète à plusieurs reprises l’importance de savoir qui était Ali, est manager commercial la journée et pahlavân le soir. Pratiquant plusieurs sports de combat (boxe, UFC), Amir s’y rend au moins une fois par semaine. Pour lui, le zurkhaneh est « vraiment vital. J’y apprends la vie au contact des anciens, des bons amis. Il a fait de moi un meilleur homme, plus généreux. » L’entendre ne fait que renforcer cette impression : les « chevaliers » iraniens et leurs zurkhaneh ont encore quelques siècles d’existence devant eux.
1 : En épousant Fatima, Ali (600-661) devient le gendre du Prophète Mahomet. À la mort de ce dernier, beaucoup de musulmans voyaient en Ali le successeur naturel du Prophète, plutôt qu’Abou Bakr, devenu le premier calife. Ce schisme donnera naissance aux deux courants principaux de l’islam : le sunnisme, ultra majoritaire aujourd’hui dans le monde, et le chiisme.
2 : Si Ali est considéré comme le premier imam chiite, Hussein (626-680), fils d’Ali, en est le troisième. En 680, ses compagnons et lui sont massacrés à Kerbala en Irak par le califat omeyyade. Cet événement participera au culte du martyr du chiisme. La bataille de Kerbala est commémorée chaque année en Iran lors de l’ « Achoura ».