Dans l’ombre de l’organisation État islamique en Syrie et en Irak, une autre menace bien connue renaît discrètement : Al-Qaïda.
L’entrée officielle d’Al-Qaïda dans la guerre en Syrie remonte à janvier 2012. Le groupe avait pour objectif de déloger le président Bachar Al-Assad et d’établir un État islamique. Mais les militants ont vite compris que le chaos syrien leur offrait une chance de se réinventer, selon plusieurs spécialistes du terrorisme et autres analystes de la sécurité. Cinq ans plus tard, on craint de plus en plus que la Syrie ne devienne une base clef pour les opérations terroristes d’Al-Qaïda à l’international.
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Depuis son entrée dans le conflit syrien, la branche locale d’Al-Qaïda est devenue l’un des groupes rebelles les plus importants du pays. Al-Qaïda y a discrètement développé « l’armée de guérilla la plus puissante de tous les temps » selon Thomas Joscelyn, un expert en terrorisme à la Foundation for Defense of Democracies.
En 2011, le corps d’Oussama Ben Laden était jeté dans la mer et Leon Panetta, le Secrétaire à la Défense des États unis de l’époque, annonçait que la défaite stratégique d’Al-Qaïda était « à portée de main ». Mais, loin des projecteurs, le groupe terroriste responsable pour les attentats du 11 septembre 2001 a progressé. Ses victoires récentes ont eu lieu en Syrie, au Yémen, en Somalie, ou encore en Afrique de l’Ouest. Ces dernières années, Al-Qaïda a élargi son champ d’action grâce à de nouveaux intermédiaires locaux. Dans la province d’Idlib en Syrie, le groupe a conquis des territoires précieux, au cœur du Moyen-Orient.
Grâce à sa branche locale, Hayat Tahrir Al-Sham (HTS, aussi connue sous le nom « Organisation de Libération du Levant »), Al-Qaïda a récemment renforcé sa domination à Idlib, une province du nord-ouest du pays. Après l’une des batailles les plus violentes depuis le début du conflit, les militants de Tahrir Al-Sham se sont emparés de zones jusqu’alors contrôlées par le groupe Ahrar Al-Sham, un de leurs rivaux. Selon Colin P. Clarke, l’auteur de « Terrorism, Inc. : The Financing of Terrorism, Insurgency, and Irregular Warfare », cette victoire est « une partie intégrante de tout ce qu’ils tentent de mettre en place depuis quelques années. »
Selon de nombreux experts, le succès d’Al-Qaïda en Syrie est dû à trois facteurs : l’opposition militaire sans faille du groupe au régime brutal d’Assad ; une stratégie militaire américaine confuse et distraite basée sur un soutien à demi mesure des groupes rebelles modérés ; et un « rebranding » malin, qui vise à mettre l’accent sur les problèmes locaux plutôt que sur les ambitions globales du groupe.
Al-Qaïda, l’anti-Assad
La cruauté envers son propre peuple et la ténacité surprenante d’Assad sont des alliés pour Al-Qaïda.
Alors qu’il continue sa lutte sanglante pour rester au pouvoir, Assad et son armée ont été accusés d’avoir gazé des villes, largué des bombes barils sur des écoles et des hôpitaux, organisé des exécutions et campagnes de torture en masse, et affamé leur propre peuple pour gagner du terrain.
« Le régime d’Assad, avec sa manière draconienne et autoritaire de lutter contre l’insurrection, a, de plusieurs façons, donné un nouveau souffle à Al-Qaïda en Syrie, » dit Clarke.
La brutalité d’Assad n’a été égalée que par celle de l’EI, un rejeton d’Al-Qaïda en Irak qui s’est développé en Syrie en se nourrissant du chaos de la guerre civile. Avec l’aide des filiales locales d’Al-Qaïda, l’EI a établi sa « capitale » en mars 2013 à Rakka, dans le nord-ouest du pays, et a rapidement gagné du terrain dans l’ensemble de la Syrie, ne rencontrant que très peu de résistance de la part d’Assad. (La filiale d’Al-Qaïda en Syrie s’est officiellement détachée de l’EI en raison de leurs différends philosophiques un an plus tard.)
Depuis cette séparation, Al-Qaïda s’est positionnée entre le régime d’Assad et la barbarie de l’EI, en se présentant aux Syriens sunnites comme une alternative plus viable. Au fil du temps, avec de moins en moins de groupes rebelles modérés en activité, Al-Qaïda est progressivement devenue la meilleure option pour les rebelles syriens qui ne tolèrent pas le régime.
« Ils se sont définis comme l’alternative modérée. »
« Ils se sont distingués non seulement comme une force anti-Assad, mais aussi comme une juxtaposition à l’EI, » dit Clarke. « Ils se sont définis comme l’alternative modérée. »
Une politique américaine incohérente
Al-Qaïda est devenu l’un des acteurs les plus puissants de l’opposition (et le groupe dominant à Idlib, le principal bastion rebelle). Cela a été notamment rendu possible grâce à la politique américaine menée en Syrie. La stratégie de Washington a consisté à réaliser occasionnellement des frappes aériennes contre les camps d’entraînements, lieux de rencontres, et membres d’Al-Qaïda, complété par un programme (aujourd’hui abandonné) de la CIA visant à « entraîner et équiper » des rebelles supposément modérés.
Mais les États-Unis ont surtout concentré leurs efforts en Syrie sur l’EI, pas sur Al-Qaïda.
« La politique américaine a été complètement confuse sur ce sujet, et ce, depuis le début, » dit Joscelyn. « Tout le monde s’est concentré sur l’EI, et il n’y a pas eu de véritable stratégie pour combattre la force paramilitaire montante d’Al-Qaïda sur le terrain. »
Le programme secret « d’entraînement et d’équipement » de la CIA, a notamment soutenu des groupes jugés « modérés » de l’opposition syrienne, qui se sont révélés être en réalité des extrémistes, comme, par exemple, le mouvement Nour Al-Din Al-Zenki, qui s’est battu aux côtés de Al-Nosra, une filiale d’Al-Qaïda, et a temporairement rejoint Tahrir Al-Sham. Discrètement, la Maison blanche a annoncé la fin du programmele mois dernier.
Robert Ford, l’ancien ambassadeur américain en Syrie et partisan du programme d’armement des rebelles modérés, maintient que ce soutien américain, s’il avait été important et établi dès le début du conflit, aurait pu évoluer différemment.
« Je ne pense pas que la domination des extrémistes au sein des groupes rebelles syriens était inévitable, car la plupart de ceux qui ont rejoint les groupes extrémistes l’ont fait pour l’argent ou les munitions, » a dit Ford en mars.
Les éléments modérés n’ont jamais obtenu le soutien nécessaire pour faire face à la menace représentée par Al-Qaïda et d’autres groupes extrémistes mieux financés, » dit Ibrahim Al-Assil, un analyste politique syrien et chercheur au Middle East Institute. Selon Al-Assil, la faiblesse du soutien a été « une erreur stratégique de la politique américaine. »
« Quand ces groupes se sont fait attaquer, les États-Unis n’ont pas envoyé de renforts aériens ou d’autres types de protection, » dit Al-Assil. Ils ont fourni à Al-Qaïda « l’opportunité de décimer d’autres groupes et de recruter plus de combattants. »
Al-Qaïda 2.0
Via une refonte stratégique et plusieurs changements de nom, le groupe a rendu sa nouvelle identité « modérée » plus crédible en Syrie.
Sous la bannière de Tahrir Al-Sham, le groupe syrien s’est débarrassé de tout lien apparent avec le réseau mondial Al-Qaïda et les attaques internationales ne sont plus leur priorité, afin de sortir du radar américain. Ce retournement de veste a permis au groupe de s’infiltrer dans les communautés syriennes. Par exemple, il a pu choisir des locaux plutôt que des combattants étrangers comme représentants dans les zones occupées, dit Al-Assil.
La branche syrienne d’abord connue sous le nom d’Al-Nosra a changé de nom deux fois l’an dernier (Jabhat Fateh Al-Sham en juillet 2016, puis Tahrir Al-Sham en janvier) afin de prouver qu’elle avait vraiment rompu tout lien avec le groupe terroriste, car leur relation était vue comme nocive au projet syrien, dit Joscelyn. Aujourd’hui, Tahrir Al-Sham compte environ 10 000 combattants.
Pour beaucoup en Syrie et à l’étranger, les intentions qui ont motivé cette séparation ne sont pas sincères. Les habitants d’Idlib ont peur que l’ascendance du groupe n’attire la fureur de la Russie et d’Assad. « Pour la plupart des Syriens, Tahrir Al-Sham signifie Al-Nosra, et Al-Nosra est toujours vu comme une branche d’Al-Qaïda, » dit Al-Assil.
« Ces gars ont tout compris, et c’est dangereux. »
L’armée américaine a pris des mesures pour lutter contre le groupe terroriste en Syrie, en promettant une récompense de 10 millions de dollars pour la capture de Mohammed Al-Jolani, l’« émir » de Tahrir Al-Sham. Elle a aussi occasionnellement lancé des frappes aériennes visant des membres d’Al-Qaïda, dont des membres du « groupe Khorassan », responsable des opérations globales du groupe.
Le major Josh T. Jacques, un porte-parole de l’U.S. Central Command, a expliqué à VICE News que les États-Unis continueront à lutter contre Al-Qaïda en Syrie, un groupe qui reste « engagé à lancer des attaques terroristes contre les États-Unis et l’Occident ».
Mais, selon de nombreux experts, l’armée américaine est entièrement absorbée par sa guerre contre l’EI et il est peu probable qu’elle se concentre sur Al-Qaïda avant que cette guerre ne soit terminée. Cependant, la dominance de Tahrir Al-Sham à Idlib a alerté les officiels américains. Le 2 août, Michael Ratney, agent principal de la politique syrienne du Département d’État américain, a publié en ligne une lettre de mise garde au sujet du succès de Tahrir Al-Sham à Idlib, ce qui « met en danger le futur du nord de la Syrie. » Si Tahrir Al-Sham domine la province, écrit-il, les Américains auront beaucoup de mal à convaincre la Syrie, la Russie et l’Iran à ne pas réagir avec une campagne militaire semblable aux attaques dévastatrices lancées sur l’est d’Alep.
« Ce qu’ils veulent c’est créer des talibans syriens, une présence considérée légitime, mais qui aussi adhère avec les principes djihadistes. »
Pour l’instant, le régime syrien et ses alliés se concentrent sur les victoires nécessaires pour remplir leurs objectifs à court terme, dit Columb Starck, un analyste à l’IHS Markit’s Conflict Monitor. Starck estime que le régime conçoit la reconquête d’Idlib (le dernier bastion majeur des combattants rebelles, qui abrite plus de deux millions d’habitants) uniquement comme la dernière étape de la reconquête du pays entier.
« On pourrait dire que le régime bénéficie de la domination de Idlib par les djihadistes, car elle justifie sa vision de la situation, selon laquelle l’opposition n’est constituée que de terroristes, » dit Strack.
Sans ennemi militaire majeur, Tahrir Al-Sham va donc vivre une période d’extension, en suivant ses deux grandes missions : créer une présence politique locale et construire une base pour ses opérations globales.
« Ce qu’ils veulent c’est éventuellement créer des talibans syriens, une présence considérée comme légitime, car elle a des racines profondes dans la société syrienne, mais qui adhère aussi avec les principes djihadistes, le cadre, et la gouvernance d’Al-Qaïda, » dit Joscelyn.
Joscelyn cite des rapports selon lesquels certains agents internationaux d’Al-Qaïda ont été repérés à Idlib, suggérant que le groupe soit en train de préparer le terrain, afin d’éventuellement mettre en place des attaques terroristes à l’échelle internationale via le hub syrien.
Une telle approche correspondrait à la stratégie utilisée par Al-Qaïda avec ses filiales internationales, décrite dans des documents dérobés au groupe terroriste, dit Joscelyn. Cette vision met l’accent sur les filiales qui ont établi une identité locale distincte et qui abritent discrètement une base pour les opérations internationales d’Al-Qaïda.
Selon Clarke, la refonte stratégique récente de l’organisation en Syrie révèle un groupe terroriste plus mature. « Ces gars ont tout compris, et c’est dangereux, » dit-il. « Ils sont en fait plus malins qu’on ne l’admet. »