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Dans l’univers impitoyable des bots chasseurs de sneakers

Lorsque le redditor Traaapt a annoncé qu’il avait réussi à mettre la main sur des Beluga dans r/sneakers, tout le subreddit s’est réjoui. Beaucoup de commentateurs se sont même montrés envieux de son Graal : plutôt que de cook, le chanceux a copped sur GOAT, ce qui signifie qu’il a payé davantage que le prix du marché pour obtenir les chaussures.

Vous n’avez rien compris à ce que je viens de dire ? De toute évidence, vous n’êtes pas un sneakerhead.

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On emploie le mot “Graal” pour désigner la paire de sneakers la plus désirée du moment. Ici, il est question de Belugas, un modèle orange et gris des Yeezy 350 Boost d’Adidas. Les “bots” sont des logiciels conçus pour automatiser le processus d’achat en ligne et le “copping” désigne une transaction réussie. “Cooker”, c’est “copper” avec des “bots”. Quant à GOAT, c’est une application de revente de chaussures.

La page “Sold out”, si redoutée des sneakerheads. Image : Adidas

Jadis, les marques lançaient leurs nouvelles sneakers en magasin. C’est désormais moins courant : l’opération nécessite une logistique délirante et les nouvelles sorties finissaient régulièrement en pugilat. Aujourd’hui, la majorité des nouvelles sneakers sont lancées et vendues directement sur Internet, ce qui est plus commode.

Et même dans le domaine des chaussures hors de prix, qui dit Internet, dit piratage.

Si l’infrastructure qui encadre la vente de sneakers a pris de l’ampleur, les stocks de modèles exclusifs, eux, n’ont pas grossi le moins du monde. Les sneakerheards n’ont donc d’autre choix que se battre à coups de bots pour obtenir une meilleure place dans la file d’attente virtuelle sur les boutiques en ligne. Ces logiciels spéciaux enregistrent le modèle désiré, la pointure et les informations de paiement de leurs utilisateurs, afin de pouvoir réserver la paire de chaussures dès sa mise en vente. Au moment du check-out, toutes les cases sont déjà remplies et l’utilisateur n’a pas à lever le petit doigt. Idéal pour augmenter ses chances de choper une nouvelle paire dès sa sortie.

Certaines personnes sont prêtes à allonger la monnaie pour avoir un bot de qualité : 10 dollars pour une extension pour navigateur, 500 dollars pour un logiciel à part entière. C’est un investissement conséquent mais justifiable ; dans le monde des sneakerheads, les prix du neuf sont largement dépassés par les prix de l’occasion. Un coup d’oeil sur la bourse aux baskets StockX montre qu’une paire de Yeezy Boost vendue 220 dollars en magasin peut trouver repreneur pour 800$ assez facilement.

Certains bots sont cachés derrières des proxies qui leur permettent d’écumer les sites commerciaux depuis plusieurs adresses IP différentes. Ce camouflage leur permet d’acheter plusieurs paires de chaussures à la suite sans se faire bannir par le vendeur.

D’autres bots font semblant d’utiliser des serveurs géographiquement proches des datacenters dont dépendent les sites de vente. À en croire leurs concepteurs, cette proximité permettrait de réduire le temps de latence et gagner quelques millisecondes au cours de l’achat. Même si les vétérans de la création de bots ne croient pas à cette légende urbaine, cet argument promotionnel est régulièrement invoqué auprès des bots Ticketmaster.

Les Yeezy 350 d’occasion, à un prix bien plus élevé qu’en magasin. Image : StockX

Pris dans ce maelstrom d’automates ultra-rapides, le consommateur lambda n’a aucune chance de s’offrir la jolie paire de sneakers qu’il désire tant.

“En pratique, vos chances de trouver des Yeezy sans bot sont de zéro, m’a déclaré Josh Luber, le CEO de StockX. Avec des bots, elles sont supérieures à zéro, en théorie.”

Pour tenter d’en apprendre un peu plus sur les bots, je me suis entretenu avec le vice-président d’AIY Solutions, Alex*. AIY Solutions distribue les loigiciels All-in-One Bot et Another Nike Bot.

*(Alex a accepté de parler à Motherboad sous couvert d’anonymat. Par le passé, il a été harcelé par des sneakerheads après avoir parlé du système de bots à la presse. “Alex” est le pseudonyme qu’il utilise régulièrement dans la communauté.)

Les produits d’AIY Solutions sont vendus environ 300 dollars, ce qui les place parmi les bots publics les plus chers du marché. Leurs concurrents directs sont moins onéreux : NikeSlayer coûte 150 dollars, Nike Bot, 200 dollars.

AIY Solutions est basé au Liban et emploie environ 40 individus, pour la plupart des développeurs. Leur travail consiste à mettre les logiciels de l’entreprise à jour pour qu’ils restent compatibles avec les sites commerciaux. Le truc, c’est que ces derniers évoluent sans cesse pour lutter contre les bots.

La loi de l’offre (restreinte) et de la demande (énorme) oblige est impitoyable : les sneakerheads sont prêts à payer cher pour le moindre avantage sur leurs concurrents dans la quête du Graal. Mais même avec un bot, aucun achat n’est assuré.

“Nous ne garantissons pas que nos produits vous permettrons d’obtenir une paire, m’a expliqué Alex. Nous vous donnons juste de meilleures chances d’y arriver, de doubler les autres clients.”

Au cas où vous n’auriez pas bien suivi, cela signifie qu’il existe des gens qui dépensent des centaines de dollars juste pour avoir une chance d’acheter des nouvelles sneakers. Qui coûtent elles-mêmes plusieurs centaines de dollars.

L’interface des bots AIY.

De nouveaux bots apparaissent sans cesse sur les subreddits et forums pour sneakerheads, mais aussi sur Twitter et YouTube. Pour Alex, cependant, les concurrents les plus inquiétants sont ceux qui distribuent les chaussures.

“Nous sommes en compétition avec Adidas, m’a-t-il affirmé. Si vous jouez pour gagner, c’est la guerre. À chaque fois qu’Adidas s’adapte, nous devons réagir en conséquence et améliorer les bots.”

Pour combattre l’automatisation, Adidas et Nike ont créé des applications réservées au lancement de leurs nouvelles baskets. Toutes deux utilisent diverses mesures de sécurité pour mettre les bots en échec, comme les questions additionnelles ou un système de “tombola” qui fournit un lien unique à ses gagnants. La chaîne de magasins Foot Locker a lancé une application similaire il y a peu.

Ces outils rendent le travail des bots plus difficile mais pas impossible, notamment parce que certains sneakerheads charitables n’hésitent pas à révéler leurs failles.

Simon Atkins, le directeur de marque Adidas pour le marché américain, m’a expliqué que tenir les bots à l’écart des boutiques en ligne était un travail de tous les instants.

“Nous voulons offrir une expérience sûre, équitable et stable aux consommateurs [qui achètent des sneakers sur Internet], a-t-il affirmé. Malheureusement, des attaques informatiques incessantes peuvent nous empêcher d’atteindre cet objectif. Nous voulons nous assurer que la sortie de chaque nouveau produit sera une expérience aussi facile et sûre que possible.”

La plupart des sneakers qui ont été achetées à l’aide de bots finissent sur StockX, où elles rapportent généralement une belle plus-value. La bourse aux sneakers s’assure que ses membres ne tombent jamais sur des modèles contrefaits, m’explique Luber. Car la scène des fausses baskets est plutôt en forme : r/repsneakers, le subreddit des bootleggers de Yeezy, compte plus de 50 000 abonnés. Les fakes caracolent sur eBay et Amazon, et les drames concernant des vendeurs frauduleux s’accumulent sur YouTube.

Chaque paire de chaussures vendue grâce à StockX passe par ses bureaux avant d’être envoyée à l’acheteur. La vente ne sera approuvée que si les employés du site sont convaincus de l’authenticité des sneakers. “2 ou 3% des produits qui nous parviennent sont des fakes que nous devons rejeter”, explique Luber. GOAT, une entreprise similaire qui n’opère que sur mobile, dispose d’un système de vérification analogue.

Tous les modèles contrefaits ne sont pas difficiles à identifier.

Les gens achètent des bots pour augmenter leur chances de copper et donc de faire une plus-value sur StockX ou d’autres marchés de l’occasion. Malheureusement, la fraude est si commune que les sneakerheads du dimanche sont bien obligés d’utiliser ces logiciels. Sans eux, ils n’ont pas la moindre chance de choper les chaussures de leurs rêves chez un revendeur officiel.

Pour les amateurs de sneakers sans le sou, il existe des bots de seconde main vendus à prix cassés. Le web ne manque pas d’histoires d’horreur à propos de ces logiciels crackés : le redditor WhatManOn, par exemple, raconte que son compte en banque a été piraté et que sa boîte mail s’est remplie de spam après qu’il se soit offert l’un de ces bots.

Ceux qui ne souhaitent pas dépenser de l’argent pour avoir l’occasion de dépenser encore plus d’argent peuvent emprunter d’autres chemins : libre à vous de coder votre propre bot ou d’utiliser l’un de ceux qui reposent sur GitHub en open source. Si, comme la plupart d’entre nous, vous ne savez pas coder, il reste une solution : aller en magasin.

“La plupart de nos clients ne sont pas du genre technique, explique Alex. Ils aiment les sneakers, c’est tout. C’est l’un des trucs les plus cool de la sneaker culture : quand vous aimez vraiment ça, rien ne peut vous arrêter.”