Après être tombé dans le photojournalisme un peu par hasard dans les années 1950, David Hurn est devenu célèbre grâce à ses photographies des Beatles et d’autres icônes de la culture pop des années 1960. Le photographe britannique est également à l’origine de nombreux artworks pour Barbarella et les films James Bond. Il a aussi publié des photos de mode pour des magazines tels que le Harper’s Bazaar. Mais tout cela n’était qu’un travail de tous les jours qui lui permettait de poursuivre sa véritable passion – photographier les instants sublimes de la vie ordinaire.
J’ai discuté récemment avec Hurn de photos de mariage, de coloscopies et de l’importance de ne pas avoir une attitude « mystique » lorsque l’on prend des choses en photo.
Videos by VICE
VICE : En comparaison avec beaucoup de photographes, le type de travail que vous avez réalisé tout au long de votre carrière a énormément varié : vous êtes passé de la photographie de guerre aux pop stars des années 1960, puis au travail documentaire et à la photographie de rue. Vous avez délibérément cherché à vous renouveler en permanence ?
David Hurn : Ce n’était pas vraiment volontaire. Quand j’ai commencé, au milieu des années 1950, il n’y avait pas de galeries. Les personnes investies dans ce milieu étaient des photographes de mariage, des photographes scientifiques ou des photojournalistes. Du coup, on s’y est tous plié. Je voulais être vétérinaire ou archéologue, mais je n’avais aucune qualification. La première fois que j’ai touché un appareil photo, c’était pendant mon service militaire, et je me suis rendu compte que ça me plaisait beaucoup. J’étais quelqu’un de timide et la photographie correspond bien aux gens timides : on se cache derrière son appareil et on a toujours une bonne excuse pour être fourré quelque part. Quand quelqu’un te demande ce que tu fais, tu peux simplement répondre : « Oh, je suis juste un photographe ».
À quel moment c’est devenu sérieux ?
J’ai vu une photo dans un numéro du Picture Post, et elle a vraiment changé ma vie. Dans l’armée, on nous faisait croire que tous les Russes mangeaient leurs enfants, mais j’ai vu cette photo d’un officier de l’armée russe qui achetait un chapeau à sa femme dans un grand magasin. Et j’ai commencé à pleurer. Ça m’a énormément touché. Mon père avait été très absent pendant la guerre, et quand il est revenu, il a aussitôt emmené ma mère à Howells – un grand magasin de Cardiff – pour lui acheter un chapeau. J’ai réalisé que je croyais beaucoup plus en ce type de photo qu’en n’importe quelle propagande. Je me suis rendu compte que la photographie pouvait réellement émouvoir les gens, en restant simplement fidèle à la réalité.
Budapest, Hongrie, 1956. Pendant une petite période d’accalmie, la vie suit son cours.
Quand est-ce que vous avez décidé d’en faire votre carrière ?
À ce moment précis, en fait. J’ai quitté l’armée. C’était le milieu des années 1950 et la révolution hongroise commençait tout juste. Mon instinct me disait que si j’allais là-bas, j’aurais quelque chose à photographier. On peut donc dire que mon travail était initialement lié à la violence, mais je l’ai fait simplement parce que c’était un bon moyen d’accéder à quelque chose que je ne connaissais que très peu.
Franchement, je n’ai pas beaucoup aimé ce premier voyage. Me faire tirer dessus, ce n’était pas dans mes projets. J’ai eu la chance de rencontrer des reporters du magazine LIFE et je les ai suivis. J’ai réussi à faire publier quelques photos dans LIFE et à les faire distribuer au Picture Post et à l’Observer. J’ai appris très tôt qu’il valait mieux commencer au sommet plutôt que de partir de rien. Au sommet, on peut s’accrocher désespérément – mais quand on part de rien, l’ascension peut être très longue.
Vous avez commencé en couvrant des conflits, mais vous avez vite laissé ça de côté, non ?
En réalité, je savais que ce n’était pas ce que je voulais faire – en partie parce que j’étais entouré de photographes comme Don McCullin, Philip Jones Griffiths ou Ian Berry et qu’ils étaient tous plus intéressés par l’aspect politique de leur travail que moi. Il fallait que je trouve ma voie. J’ai d’abord commencé à travailler pour des magazines américains.
Je ne gagnais pas beaucoup d’argent, et je suis entré dans le monde du cinéma un peu par hasard. J’ai rencontré un acteur qui s’appelait Richard Johnson, et je l’ai photographié en 1968, je crois. Ça m’a amené à travailler sur un film, où j’ai rencontré un agent publicitaire… C’est une histoire de réseau. L’agent publicitaire m’a fait travailler avec lui sur des gros films. Mais ces travaux me paraissaient vraiment secondaires dans ma vie. J’ai réalisé quelques posters originaux pour les films James Bond et la plupart des éléments emblématiques de Barbarella, ainsi qu’une grande partie des artworks des films des Beatles. Mais tout ça me semblait nécessaire pour faire ce que je voulais vraiment, c’est-à-dire observer le monde.
Usk, Pays de Galles, 1994. Une soirée entre filles dans le pub local.
Pour vous, ce travail commercial était un moyen plutôt qu’une fin.
Oui, absolument. En 1970, quand je suis retourné au Pays de Galles, je n’ai pratiquement jamais accepté de commande. J’ai travaillé sur mes propres projets. Cela ne voulait pas dire que je refusais systématiquement quand un magazine voulait me rémunérer pour un de mes projets en cours. Mais il y a une différence.
Vous pensez que les autres photographes ne sont pas assez ouverts d’esprit ? Qu’ils sont trop réticents à l’idée de faire un travail commercial ou qu’ils le voient comme incompatible avec leurs idéaux ?
Je crois que c’est une des mauvaises choses qui arrivent pendant les années universitaires ou les études supérieures. De nombreuses personnes qui enseignent la photographie ont une idée très mystique de ce qu’elle devrait être. Ils ne disent pas aux étudiants que la première chose à faire en tant que photographe, c’est ne pas mourir de malnutrition. Bien réussir son coup consiste à trouver l’équilibre entre faire ce qu’on a envie de faire et gagner sa vie. Si quelqu’un te demande, au début de ta carrière, de prendre des photos lors d’un mariage, il faut foncer sans réfléchir. On peut apprendre beaucoup en photographiant un mariage. On travaille un scénario. On a besoin d’une photo des deux mariés. Ça n’a aucun intérêt de photographier un bouquet de fleurs et de dire : « ces fleurs sont charmantes, elles me donnent la sensation d’être au printemps », ou quelque chose du genre – ça ne fonctionne pas. Savoir faire tout et n’importe quoi, c’est ça qui est instructif, qu’on le veuille ou non. Il faut rester en vie et se concentrer sur l’apprentissage, avant de pouvoir faire ce que l’on veut. La photographie, c’est essentiellement un job. Comme tous les jobs, il faut prendre le temps de le comprendre.
Porth Oer (Whistling Sands), Pays de Galles, 2004. Un moment agréable à la plage.
Vous trouvez le milieu de la photographie trop prétentieux ?
Oui, on voit beaucoup de prétention dans certains milieux. Quand une maison prend feu, on ne va pas sauver le Cartier-Bresson accroché au mur en premier, mais plutôt un album de mariage. Je pense qu’on devrait en discuter davantage. Ça montre qu’une chose aussi simple qu’une photo de mariage peut avoir énormément de valeur. Quand on s’apprête à photographier un mariage, il faut le faire bien. C’est une mission honorable – c’est bien plus important que quelqu’un qui prend des photos sans rien observer, à bien des égards. La photographie, c’est avant tout une question d’observation. Le monde est merveilleux, et il faut l’immortaliser. Immortaliser ce que l’on trouve magnifique et croiser les doigts pour que les autres apprécient. Et espérer que quelqu’un aime suffisamment ce travail pour avoir envie de donner de l’argent en échange.
Pwllheli, Pays de Galles, 1974. La piscine intérieure de la colonie de vacances de Butlin.
C’est une partie intégrante de votre travail : observer la vie de tous les jours, la plupart du temps dans des petites villes, que ce soit en Arizona ou au Pays de Galles. Sans vouloir être impoli, votre travail semble porter sur la normalité, voire la banalité des petites villes.
Un jour, j’ai écrit ceci : « La vie, telle qu’elle se déroule devant l’objectif, est tellement remplie de complexité, de merveille et de surprise, que je trouve qu’il est inutile de créer de nouvelles réalités ». Aujourd’hui, ça paraît plutôt pompeux. Mais ce que j’essayais de dire, c’est que je prends plus de plaisir à immortaliser les chose telles qu’elles sont. J’ai toujours voulu être l’archiviste de la vie telle que je la vois. Quand je suis retourné aux Pays de Galles, j’étais fasciné par le mot culture. Je ne savais pas vraiment ce que les gens entendaient par là. Mais j’ai décidé que si je faisais le tour du pays et que j’en tirais quelques bouquins – un sur les endroits où les gens vivent, un sur la façon dont ils vivent, un sur le paysage dans lequel ils vivent, et ainsi de suite – alors je pourrais finalement peut-être comprendre ce qu’était cette culture. Et en gros, c’est ce que je fais. J’aime photographier la vie de tous les jours.
Et c’est ce travail que vous continuez à faire aujourd’hui ?
J’ai 80 ans maintenant, et j’ai tendance à être très obstiné. Quand j’ai réalisé que je vieillissais, que je devenais plus lent, j’ai pensé : « Qu’est-ce que je peux faire qui me prendra encore dix ans de travail » ? Heureusement, je lisais un livre de John Updike à ce moment. Il m’a beaucoup plu, et dedans, j’ai trouvé une citation très inspirante : « Donner à l’ordinaire son superbe dû ». J’adore ça.
J’ai décidé alors qu’il fallait que je me concentre sur un projet principal : photographier mon village. C’est ce que je fais en ce moment. C’est tellement intéressant. Je me suis rendu à la « Société du livre féminin », où huit femmes se rassemblent pour débattre d’un livre qu’elles ont lu. Je trouve ça extrêmement intéressant, mais extrêmement difficile aussi. C’est très banal. Et si tu ne fais pas attention, tu commences à trouver des astuces pour surmonter cela, avec un nouvel objectif, ou Photoshop, ou n’importe quoi, mais tu finis avec des photos qui sont simplement ennuyeuses – alors que l’intérêt réside dans des petits gestes et des simples détails.
Llandovery, Pays de Galles, 1996. Entretien du jardin de l’église.
C’est donc la normalité qui vous intéresse ?
Qu’est-ce qui m’intéresse ? Dans un sens, je m’en fiche un peu. On peut être un photographe de mariage, un photographe de guerre, ou quelqu’un qui se définit en tant qu’ « artiste » – même si rien ne me sidère plus, quand tu demandes à quelqu’un ce qu’il veut dire par « artiste » et qu’il pense que tu l’agresses. Quand quelqu’un se définit en tant que « plombier », on sait tout de suite ce qu’il veut dire. Si certains veulent être artistes, très bien.
Mais pour moi, tout peut être intéressant du moment que c’est bien fait. S’il fallait établir une hiérarchie en terme d’importance, la photo la plus importante dans la vie des autres est souvent prise par un appareil qui se trouve à l’intérieur de leur cul. On fait difficilement plus terre-à-terre. Une coloscopie ou une radiographie font probablement partie des photographies les plus importantes. Le reste est plutôt banal en comparaison – mais encore une fois, ce n’est pas à propos de cela. C’est à propos d’une personne qui essaye de montrer à quelqu’un d’autre ce qui l’intéresse personnellement, d’une façon qui aura sûrement échappé au public. Regarde les photos de Weegee – je les adore. Je ne veux pas être un photographe de presse, mais je vois ces photos et je m’émerveille simplement du fait que quelqu’un ait pu faire ce qu’il a fait, avec une vulgaire boîte.
Ci-dessous, d’autres photos de David Hurn.
Aberavon, Pays de Galles, 1971. Des hommes âgés se dorent la pilule près de la plage.
Californie, 1992. Aire d’autoroute à Wheeltree Inn.
Six Bells, Pays de Galles, 1975.
Arizona, 1979. Match de « monster arm wrestling » à l’Arizona State Fair de Phoenix.
Sun Lakes, Arizona, 1997. Les Dancing Grannies réunissent cinq femmes âgées de 60 à 70 ans.
Arizona, 1979. Deux copines posent devant une voiture pendant un meeting de lowriders, dans la banlieue de Phoenix.
Barry, Pays de Galles, 1971. Barry Island Fun Fair
Une photo extrait d’un projet en cours de David, qui porte sur le village de Tintern.