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De la jungle aux cuisines : la chef qui voulait sauver le patrimoine culinaire des tribus amazoniennes

Le paradis n’est pas sur la terre, mais il y en a des morceaux. Il y a sur la terre un paradis brisé – Jules Renard

« Si je me tue autant à la tâche, c’est parce que les traditions se perdent », m’explique la chef Cielo Gomez autour de notre troisième shot de chuchuwasi, une gnôle locale préparée en faisant infuser de l’écorce rouge d’un arbre amazonien dans de l’alcool de sucre. On y ajoute ensuite de la cannelle, de l’ail et du miel sauvage pour atténuer l’amertume. Apparemment, c’est aussi un super aphrodisiaque.

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« Maintenant, tous les gosses réclament de la nourriture emballée », poursuit-elle. « Et ce n’est même pas parce qu’ils la préfèrent. C’est juste qu’à cause de la publicité, ils voient à la télé d’autres enfants la consommer – notamment tous les petits blancs du monde moderne – et ils veulent leur ressembler. »

Elle-même issue d’une famille « blanche » très aisée installée de la ville de Medellín, Cielo a passé l’essentiel des dix dernières années dans la région de Tres Fonteras, une zone de la forêt amazonienne où se rencontrent Colombie, Brésil et Pérou, sur les bords du fleuve le plus mythique de la planète.

Son restaurant, El Cielo, est le seul à proposer une expérience de haute gastronomie dans la ville de Leticia, en Colombie. Depuis cinq ans, elle ne pense qu’à lui. L’endroit a acquis une telle réputation qu’au moins une demi-douzaine de personnes me l’ont recommandé lorsque je suis restée à Bogotá, la capitale du pays, pendant autant de mois.

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La chef Cielo Gomez. Toutes les photos sont de l’auteur.
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Leticia est comme un dernier poste frontière avant l’inconnu. Aucune route terrestre ne permet d’y accéder. Il faut normalement prendre un bateau au Pérou ou au Brésil pour l’atteindre. Mais depuis peu, la petite ville ne désemplit plus de touristes colombiens et étrangers. Des vols directs en charter depuis Bogotá rendent la liaison plus aisée et en Colombie, l’Amazone est même devenu une destination touristique populaire pour les classes moyennes. El Cielo, dont l’architecture est pensée comme une indigène, offre une expérience unique pour les aventuriers de l’assiette.

« On fait de l’Amazon fusion ici : on prend de vrais plats indigènes comme le casabe et la sauce tucupi et on les transforme sans les dénaturer pour leur donner un aspect plus familier – à la manière de nos pizzas », décrit Cielo. Pendant trois années, elle a vécu au milieu de différentes tribus amazoniennes pour apprendre leurs recettes directement dans la cuisine des grands-mères.

Le casabe est un pain non levé fait avec du manioc ou de la yuca brava réduite en farine et ensuite préparée en pâte à pain. Dans les communautés vivant au bord de l’Amazone, genre les Ticunas, on le mange généralement seul. Mais Cielo utilise le casabe qu’elle prépare comme pâte à pizza et c’est maintenant l’un des plats les plus demandés du restaurant.

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Luz Dary avec une pizza et sa pâte au casabe avant un petit séjour dans le four.
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La pizza d’El Cielo se décline en une douzaine de parfums et propose plein de garnitures, du champignon de la forêt au crustacé le plus frais en provenance du marché.

Luz Dary est une femme Ticuna. Toute souriante, elle malaxe en cuisine la pâte de chaque commande avant de garnir les pizzas et de les enfourner. La farine de ajoute de la texture et une autre dimension à l’expérience de la pizza traditionnelle mais c’est la sauce tucupi qui a été une véritable révolution du goût pour moi.

« Le tucupi est utilisé en sauce par plusieurs tribus de l’Amazone, surtout chez les Huitoto, pour accompagner le casabe et d’autres plats quotidiens » décrit Cielo en ouvrant les bras. « C’est un peu comme l’ají utilisée un peu partout en Amérique du Sud, sauf que le tucupi est fait avec des fourmis. »

Cielo fait son tucupi elle-même à la main avec trois ingrédients seulement : des grains de poivre noir ají, une réduction de yuca et des fourmis légionnaires récoltées par des tribus locales dans la forêt vierge et ensuite écrasées. En résulte une sauce riche, épaisse et qui ressemble en bouche à un curry acidulé et poivré.

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Les trois pizzas individuelles à la pâte de casabe.
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Ici, on retrouve le partout : dans les canoas au bœuf haché ou au pirarucu – un poisson géant de l’Amazone qu’on appelle aussi paiche ou arapaima et dont la chair est très dense et parfumée. Coupé en dés, on obtient alors une sorte de tartare parfait en guise d’entrée ou d’amuse-bouche.

Le mélange avec le tucupi est servi ici dans une sorte de tortilla faite à base de plantains qui ont été écrasées et frites à la poêle avant d’être pliées pour ressembler à des canoës – d’où le nom du plat.

Dans la forêt amazonienne, les fourmis ne sont pas les seuls insectes qui passent à la poêle. Des tarentules, des mille-pattes et tout un tas d’autres petites bestioles font partie du régime alimentaire indigène. Le plus apprécié là-bas est sans conteste un gros vers blanchâtre qu’on appelle ici le mojojoy et qui se trouve être la larve du charançon des palmiers, un coléoptère local.

Le mojojoy est le genre de vers qu’on s’imagine sortir d’un corps en état de décomposition avancée. Dans le Haut-Amazone, il est pourtant vu comme un mets d’exception. J’en avais déjà goûté en Équateur et au Pérou. Là-bas, on l’appelle le suri.

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Mojojoys et le supplice de la poêle.
On se sert du mojojoy un peu différemment ici

« » précise Cielo. « On vide l’intérieur très huileux qu’on garde pour le donner aux communautés indigènes qui s’en servent comme remède contre l’asthme et d’autres problèmes de santé. Et on fourre le ver avec d’autres ingrédients. »

Avant de goûter ce mojojoy, je n’oublie pas de le recouvrir d’une dose raisonnable de tucupi. Je croque et découvre à l’intérieur une farce au bœuf revenue dans de l’huile d’aguaje. Dire que ces petites bouchées sont « riches » est un euphémisme : elles fondent dans la bouche, comblant agréablement toute envie de plat exotique bien gras.

Chez El Cielo, vous n’êtes pas obligé de partir à l’aventure façon Bear Grylls. Une des spécialités locale est un bon vieux steak avec des pommes de terre. Le lomito tucupi, c’est 250 grammes de bœuf amazonien élevé en plein air plongés dans une sauce aux champignons avec une purée de batata et une bonne dose de tucupi.

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Mojojoy relleno dans des roulés de yuca au fromage.
Mon but n’est pas seulement de préserver ces recettes traditionnelles

J’ai travaillé dans les meilleures cuisines de New-York, La Nouvelle Orléans et San Francisco mais je dois bien admettre que cette combinaison de tendresse et de parfums intenses procurés par la sauce tucupi est une expérience qui bat en saveur la plupart des steaks que j’ai pu manger précédemment.

« », me confie Cielo en fin de soirée. La bouteille de chuchuwasi est presque vide. « J’essaye de les rendre mainstream pour qu’elles ne soient pas seulement appréciées par des citadins Colombiens ou des touristes étrangers. Il faut que les prochaines générations de Ticunas, de Huitotos et des autres tribus se rendent compte que leur héritage culinaire est tout aussi important que les autres. »

Pour Cielo, son travail est donc un moyen comme un autre de résister contre la mondialisation qui dénature ces tribus amazoniennes restées longtemps imperméables à cette influence culturelle. Elle ajoute : « Aujourd’hui, c’est aussi une histoire d’amour. Même si ma famille à Medellín m’a pratiquement reniée quand je suis venue habiter dans la jungle en les laissant dans la ville, je m’y sens vraiment chez moi. »

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Gomez applies ajoute de la sauce tucupi.
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On peut facilement comprendre comment une chef venue d’une grande ville peut tomber amoureuse de la jungle amazonienne et avoir envie d’y rester. Tout ici est tellement sensuel – l’air humide de la nuit rempli de parfums de fleurs, la symphonie des grenouilles dans la forêt – que la vie est comme amplifiée au max’.

C’est le ventre plein de sauce et de chuchuwasi que je quitte l’équipe d’El Cielo – un mot qui désigne le paradis en espagnol. Je viens de passer une soirée tellement riche de sensations en cet endroit que j’ai l’impression d’y avoir trouvé ce qui constitue la quête idéale de nombreuses traditions spirituelles : le paradis sur terre