Petite, Misa Hylton passait ses vendredis et samedis soirs à écouter une émission de hip-hop animée par Mr. Magic et Kool DJ Red Alert. Là, allongée sur le sol et prête à enregistrer les dernières nouveautés venues de New York ou Los Angeles, l’Américaine imaginait le look des artistes dont elle appréciait les morceaux, rêvant secrètement de concevoir les styles uniques de tous ces rappeurs et rappeuses. Ce qu’elle ne savait pas encore, c’est que son petit-ami de l’époque – un certain Puff Daddy – allait lui permettre d’assouvir ce fantasme.
Nous sommes en 1991, elle n’a alors que 17 ans, mais le rappeur-entrepreneur la présente au boss d’Uptown Records, séduit par ses talents et ses idées. Depuis, Misa Hylton a façonné le look de nombreux MC’s (Jay-Z, Mase, Lil’ Kim, Mary J. Blige, Foxy Brown,…), a participé à la conception de Unes et de pochettes d’albums mythiques (Hard Core de Lil Kim, notamment), a créé aux côtés Dapper Dan les tenues emblématiques portées sur scène par Missy Elliott et a monté sa propre académie. Avec, toujours, cette envie d’outrepasser les règles.
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Misa Hylton n’a jamais cherché à suivre les tendances. Quand elles étaient aux costumes pour les artistes R&B, elle privilégiait un look street, proche de celui des rappeurs. Quand le hip-hop était considéré comme un genre purement masculin, elle se jouait des codes et faisait de Lil’Kim une bombe sexuelle, une bitch autoproclamée constamment à la limite du vulgaire. C’était sa façon de « s’amuser », comme elle dit, quitte à se jouer des rapports de domination. À l’image de ce qu’elle a entrepris aux côtés de Missy Elliott, dont le look ouvertement masculin est censé rappelé à quel point l’auteure de Supa Dupa Fly a toujours cherché à être l’égale de l’homme – on ne parle pas ici d’une « simple » rappeuse, mais bien d’une artiste, compositrice et femme d’affaire au contrôle de toutes les étapes de production.
Forcément, tout ce travail de sape a suscité son lot de critiques virulentes. On a accusé Misa Hylton de « fashion faux-pas », certaines enseignes de luxe lui ont fermé leurs portes et de nombreux médias lui ont reproché de ne chercher qu’à choquer le grand public… Un comble quand on sait que l’Américaine souhaitait créer des tenues capables d’accompagner l’émergence de nouvelles esthétiques musicales, à libérer les corps des stéréotypes. Aujourd’hui, alors que le lifestyle hip-hop imprègne tous les codes de la société, Misa Hylton ne regrette rien. Elle est même plutôt fière du travail accompli et de la vie bien remplie sur laquelle elle a pris le temps de revenir pour i-D.
Peux-tu me raconter comment tout a commencé pour toi ? C’était en 1991, non ?
C’est ça ! J’avais 17 ans et j’étais encore au lycée au moment de faire mes premiers pas dans le milieu de la mode. À l’époque, je sortais avec Sean Combs [alias Puff Daddy, ndr], qui venait d’être nommé directeur artistique chez Uptown Records. Ce label, c’était une sorte de Motown de la musique urbaine. Des tas d’artistes rodaient en permanence autour des studios et il y avait toujours de nouveaux projets à mettre en place. Je suis arrivée au bon moment. Sean m’a présenté à Jodeci pour qu’on travaille sur leur look avant de présenter le groupe à Andre Harrell, le fondateur d’Uptown Records.
À l’époque, les chanteurs R&B s’affichaient systématiquement en costumes, mais on voulait casser cette image. L’idée, c’était de leur faire porter des vestes en cuir, des bottes, des sweats à capuche et des casquettes de baseball à l’envers. C’était audacieux et ça ne plaisait pas vraiment à Andre. Après plusieurs heures de discussions, on a fini par réussir à le convaincre et Jodeci est devenu très important dans le paysage musical. D’après Andre, c’était sûr, le look avait joué un vrai rôle dans le succès du groupe. Il m’a donc présentée à Mary J. Blige, elle venait de New York comme moi et ça lui semblait donc logique de nous associer.
Justement, j’ai lu que tu avais quelques difficultés à imposer les looks de Mary J. Blige et Lil’ Kim au début…
Ça été difficile, mais pour des raisons différentes. Mary avait un style très tomboy, quelque chose qui l’empêchait d’avoir ses entrées dans certains showrooms. C’est malheureux, mais les gens attendaient autre chose d’une jeune femme noire chantant du R&B… Pareil pour les marques : elles étaient très peu nombreuses à nous faire confiance, si bien que j’ai dû moi-même payer les vêtements que Mary portait à ses débuts… Quant à Lil’ Kim, son image était presque l’exact opposé de celle de Mary : elle avait quelque chose de très sexuel, et son look allait dans ce sens. On n’avait jamais vu quelqu’un comme elle dans le rap, aussi libérée et sexy. Le pire, c’est qu’elle était toute petite et qu’on galérait à lui trouver des vêtements pouvant convenir à son personnage. Au début, on lui achetait même des vêtements en taille 11 ou 12…
C’était comment de travailler avec Mary J. Blige et Lil’ Kim, qui étaient alors très jeunes et sur le point de devenir d’immenses stars ?
Je n’en garde que de bons souvenirs : on s’est beaucoup amusées, on a grandi ensemble dans le business. On a expérimenté tout un tas de choses et, le plus fou, c’est que ça a fonctionné. Aujourd’hui, ça ne choquerait peut-être plus le grand public, qui s’est habitué à voir des tenues hors du commun, mais ce n’était pas courant au début des années 1990. Le clip de « Crush On You » était un gros risque. On nous déconseillait de le faire, mais on a insisté et la vidéo est devenue culte. Non seulement parce qu’elle est inspirée de The Wiz avec Michael Jackson et Diana Ross, mais aussi parce qu’elle a lancé la carrière de Lil’ Kim. À partir de ce moment-là, MTV était à fond sur elle.
La pochette de Hard Core a renforcé cette image, non ?
C’était le but : créer des images emblématiques. Là, quand on voit Lil’ Kim dans un chemisier transparent chevaucher une peau d’ours avec des bouquets de rose et une cheminée en fond, on ne peut qu’être interpellé. L’image incarne tout ce qu’était Lil’ Kim : une rappeuse puissante, sexuelle, qui n’était pas gênée une seconde d’être une femme libérée au sein d’un milieu masculin.
Mary J. Blige faisait du R&B, mais son look véhiculait quelque chose de plus dur, de plus « masculin » finalement. J’imagine que cet entre-deux devait t’inspirer ?
La première vidéo que j’ai faite avec Mary, c’était pour son premier single, « You Remind Me », où elle était habillée dans un look argentique. Une tenue que j’avais eu de Patricia Field… Après ça, on a fait en sorte de lui trouver un look plus dur, finalement proche de celui de Jodeci : un maillot de hockey, des bottes de combat et une jupe de tennis. Elle inventait un nouveau son, donc il fallait que son image reflète cette énergie. Copier toutes ces filles qui chantaient l’amour dans des robes classiques n’aurait eu aucun sens. Mary est une fille « hip-hop », et le hip-hop était un genre assez dur, plutôt masculin, avec tout un tas de vêtements street-wears. On a surfé sur cette imagerie.
Et la fameuse robe portée par Lil’ Kim lors des MTV Video Music Awards en 1999, comment a-t-elle été conçue ?
C’était purement organique. Je voulais créer un look qui reflète sa personnalité et qui puisse également être considéré comme une interprétation visuelle de sa musique : brillante, belle, risquée et audacieuse. Je savais que c’était osé de travailler avec ce tissu indien, mais je n’ai jamais pensé que ça ferait too much. Au contraire, ça collait avec son personnage… L’idée n’était pas de choquer qui que ce soit. En revanche, je dois avouer que j’ai failli avoir une crise cardiaque quand j’ai vu Diana Ross toucher le cache-seins pailleté de Lil’ Kim. J’avais tellement peur qu’elle l’enlève et révèle la poitrine de Kim en direct à la télévision. Là, j’aurais eu des problèmes avec la FCC [l’équivalent américain du CSA, ndr], c’est sûr…
C’est au cours de cette fameuse nuit que vous avez également tourné le clip de «Quiet Storm» avec Mobb Deep ?
Une fois a cérémonie terminée, on a passé la nuit à tourner ce clip. Ce qui est marrant, c’est qu’on n’avait pas conscience de ce qu’on avait fait avec Kim. Ce n’est qu’une fois le clip terminé, au petit matin, qu’on a vu qu’elle faisait la Une des journaux du monde entier.
Il paraît que tu as convaincu Puff Daddy de signer Notorious B.I.G. sur Bad Boy Records. C’est vrai ?
Attention, je n’ai pas découvert Biggie ! C’est juste qu’il m’avait fait écouter ses morceaux et que j’en ai illico parlé à Sean. Biggie voulait réinventer son image, il voulait devenir ce noir à la fois gros et sexy, street et classe. La suite, tout le monde la connaît.
Dans les années 1990, la plupart des looks que tu créais étaient considérés de mauvais goût. Aujourd’hui, on a l’impression qu’ils symbolisent une certaine idée de la pop culture. Comment te positionnes-tu par rapport à ça ?
La vérité, c’est qu’on ne peut pas créer un moment de pop culture. Je n’ai jamais réfléchi à un look en ayant cette idée en tête. Tout ce que je fais est sincère et honnête. La mode et la musique exigent de prendre certains risques. Les looks que je crée flirtent avec les extrêmes, j’essaie d’amener quelque chose de frais. On sait que les gens ont parfois du mal avec la nouveauté, mais il faut avoir confiance en eux, se dire qu’ils sauront reconnaitre et apprécier la manière dont l’art peut provoquer des émotions, permettre aux choses d’avancer. Mais le plus important, et c’est une chose que beaucoup semblent oublier, c’est que la mode doit être amusante. Aujourd’hui, je peux dire qu’on s’est vraiment amusé à créer tous ces styles.
Les années 1990 étaient une grande décennie pour Versace, Dolce & Gabbana ou Gucci dans le hip-hop. Comment expliques-tu l’importance de ces marques auprès des rappeurs ?
À cette époque, la mode était audacieuse et les créateurs de ces maisons étaient très sensibles à la façon dont elle pouvait croiser la musique. Ils ont cherché à capter l’air du temps en utilisant leur propre esthétique et ont réussi à mêler l’audace et le luxe. Et comme le hip-hop avait l’intention de marquer l’époque, les rappeurs se sont rapprochés de ces marques. C’était un mariage acté au pays du style.
Que reste-t-il de toutes ces années aujourd’hui ? On a l’impression que le style hip-hop des 90’s n’a jamais été aussi présent…
La musique et la mode de ces années-là sont extrêmement liées et constituent un jalon essentiel de notre histoire. On voit bien que tout ça a ouvert la voie à une grande partie de ce qu’il se passe aujourd’hui. À l’époque, le style ghetto était décrit comme « ghetto fabulous », mais je militais contre parce que j’estimais que le mot « ghetto » avait une connotation négative. Je me suis donc battue contre cette perception ambiguë en me disant que la mode n’avait pas à être « fabuleuse » ou « ghetto », elle pouvait être les deux ! De nombreuses icônes de la mode ont traversé les époques de la même manière, de Chanel à Yves Saint-Laurent. Une grande partie de leur look a choqué les gens quand ils ont combiné ce qu’on appelle le « style de rue » au luxe. Ce que je fais poursuit un objectif similaire : rendre la mode à la fois ambitieuse et puissante, mais aussi réalisable.
Aujourd’hui, quels sont les artistes qui vous inspirent d’un point de vue stylistique ?
Des artistes comme Rihanna, Lana Del Rey ou Teyana Taylor ont quelque chose de singulier. Ce que je regrette, en revanche, c’est que beaucoup de chanteurs et chanteuses adoptent des styles assez simples. Dans les années 1990, ça n’aurait pas été possible de porter les mêmes vêtements que d’autres artistes. Il fallait se démarquer en permanence. Heureusement, des artistes comme Missy Elliott continuent d’innover. Regarde le clip de « WTF (Where They From) » en 2015 : après toutes ces années à travailler ensemble, on aurait pu se relâcher. Mais non. Dans cette vidéo, il y a tout un tas de looks différents. C’est parfois futuriste, d’autres fois street, d’autres fois encore rétro… Tout ça s’est fait un peu à l’arrache, parfois avec des vêtements achetés à la dernière minute, mais l’idée était de se démarquer et de se faire plaisir – d’où le clin d’œil à Biggie, l’une des plus grandes influences de Missy.
Au cours des années 2000, tu as travaillé avec The Source et Vibe Magazine sur tout un tas de couvertures. Il y a un shoot que tu gardes en mémoire plus qu’un autre ?
L’un de mes shoots préférés pour Vibe était pour une couv’ avec Q-Tip. Je m’occupais de son style, et je suis fière du résultat. C’était à la fois rock et hip-hop. De toute façon, travailler avec Vibe était toujours un plaisir. Emil Wilbekin, le rédacteur en chef des pages modes à l’époque, est un bon ami et il a toujours cherché à repousser les limites en matière de créativité. Ça m’a permis d’avoir la liberté dont j’avais besoin pour pousser mes idées vers un stade supérieur.
Aujourd’hui, quels sont tes projets ?
Pas mal de choses : je viens de participer à deux documentaires sur des épisodes marquants de la mode et de la musique – l’un des deux sera diffusé en ouverture du Tribeca Film Festival cette année. Je continue à faire du stylisme, que ce soit pour les artistes, les magazines ou autre. Je vais bientôt lancer une collection capsule avec une grande marque. Enfin, je viens d’accepter un poste d’enseignante à la Fashion Institute of Technology, une extension de ce que je fais déjà au sein de ma propre académie.
En quoi c’était important pour toi de créer ta propre académie de stylisme ?
Parce que je sentais que je devais le faire. Je suis très reconnaissante des opportunités que j’ai eues dans cette industrie et il était important pour moi d’en donner aux jeunes qui souhaitent se lancer dans cette activité. La Misa Hylton Fashion Academy a été conçue comme un lieu de créativité capable de fournir les compétences et le savoir-faire nécessaires pour réussir dans le secteur. Et – chose toute aussi importante – j’aime à penser que nous les aidons aussi à comprendre les difficultés de ce travail. Les opportunités que j’ai eues ne sont pas venues sur un plateau… J’ai travaillé dur pour tout ça. Et je veux que nos étudiants s’en rendent compte. Pour s’imposer, Iil faut être prêt à faire sauter des portes.