La musique est parfois une belle saloperie : des morceaux que l’on déteste peuvent nous rester en tête plusieurs jours et les disques que l’on préfère sont parfois si durs à écouter, si lourd à digérer, si foisonnant d’idées, que l’on finit par se rendre compte que l’on ne les fait pas tourner suffisamment sur notre platine. C’est peut-être consternant, sans doute un peu triste (à vous de voir, finalement), mais c’est le constat que m’inspire Coloring Book de Chance The Rapper.
On y trouve tout ce que j’aime : un mélange de rap et de soul, des putains de singles qui vous font sursauter immédiatement, l’influence de Common, des punchlines bien senties ( « If one more label try to stop me/I t’s gon’ be some dreadhead niggas in ya lobby ») et même Kanye West (oui, parce que j’apprécie Kanye West). Certains lui reprocheront de flirter avec l’exercice de style, voire d’être un peu fourre-tout, mais Coloring Book est simplement le disque d’un gars hyperactif, prêt à assumer sa folie sur des morceaux gargantuesques et incroyablement de son époque, notamment dans cette façon, très contemporaine finalement, de saper les catégories, de faire valser les structures et de puiser son inspiration aussi bien dans le hip-hop, la soul et le gospel que dans la pop ou chez des artistes clairement revendiqués : « This ain’t no intro, this the entree / Hit that intro with Kanye and sound like André », lâche-t-il d’emblée sur « All We Got », titre d’ouverture qui déploie en moins de trois minutes et trente secondes toutes les pistes développées ensuite.
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Et pourtant, à l’instar de Untitled Unmastered de Kenrick Lamar ou Blonde de Frank Ocean, Coloring Book fait partie de ces disques fabuleux que je ne réécoute qu’une ou deux fois par mois. Parce qu’il est aussi vintage que futuriste, parce qu’il faut l’écouter assez attentivement pour en saisir les multiples sens et parce qu’il est à la fois long et fascinant suivant l’heure à laquelle on l’écoute. Ajoutez à ça une liste d’invités aussi épaisse que les fesses de Nicki (Kanye West, Justin Bieber, Young Thug, Lil Yachty, Jay Electronica ou encore Future), et vous comprendrez que Coloring Book s’écoute comme l’on visiterait un musée, en faisant bien attention de s’arrêter suffisamment longtemps devant les tableaux pour en comprendre les multiples sens. Et les musées, c’est comme tout : j’adore ça, mais il y a des moments où je préfère m’enquiller des bières ou me laisser à aller à des activités plus distrayantes.
Quoiqu’il en soit, Chance The Rapper est tout pardonné : son livre coloré est une mixtape, pas un album. La différence peut paraître bête ou anecdotique, mais ça donne selon moi toute la mesure d’un artiste qui rejette de façon stricte le discours des puissants en même temps que celui de l’industrie musicale et de tout ce qui peut lui être affilié. Cette différence vaut aussi pour ses textes : à l’heure où les rappeurs se font l’écho du mouvement Black Lives Matter, le Chicagoan, lui, n’hésite pas à glisser ci et là quelques notes d’humour – et encourage les autres MC’s à le faire également, via le #BlackBoyJoy.
Cerise sur le ghetto, Chance The Rapper a eu l’intelligence de balancer Coloring Book gratuitement. Comme ça, sans passer par un label, Apple Music ou, pire, Tidal. Alors, rien que pour ça, je lui dis merci. Sincèrement.