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Décadent comme le festin d’un bourgeois parisien du XIXe siècle

On aurait pu penser que l’obsession pour la nourriture démontrée par nos contemporains sur les réseaux sociaux atteignait des sommets inégalés. Figurez-vous qu’elle n’était rien comparée à celle des Parisiens du XIX e siècle dont la gloutonnerie n’avait visiblement aucune limite.

Un exemple ? Le fameux « Club des grands estomacs » qui réunissait, chaque samedi, douze convives pour un repas qui débutait à 18 heures par une soupe puis enchaînait avec du turbot sauce aux câpres, des filets de bœuf, de l’agneau braisé, une poule, de la langue de veau, un sorbet, du poulet rôti, des crèmes, des tartes et des pâtisseries (le tout accompagné de six bouteilles de vin de Bourgogne par personne).

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Ce premier service était suivi d’un second vers minuit avec du thé, de la soupe de tortue, du poulet, du saumon à la ciboulette, des côtelettes de gros gibier avec du piment fort, de la sole avec un coulis de truffe, des artichauts au poivre de Java, un sorbet au rhum, une grouse au Scotch et un dessert au rhum (accompagné de trois bouteilles de bourgogne et trois de Bordeaux par personne).

Le club finissait vers 6 heures du matin par une soupe à l’oignon très poivrée servie avec des pâtisseries salées et quatre bouteilles de champagne par personne. Pour conclure, un petit café et des digestifs. Certains renvoient à la Révolution française, encore très présente dans les mémoires, pour expliquer cette voracité. Après tout, même ceux qui ne savent presque rien des événements peuvent citer cette réplique attribuée à la reine Marie-Antoinette apprenant que le peuple de Paris meurt de faim : « Qu’ils mangent de la brioche. » La vérité s’avère néanmoins un peu plus complexe.

Si, en 1788, une famine frappait effectivement la capitale – poussant les révolutionnaires dans la rue – la reine n’a probablement jamais parlé de viennoiseries. On trouve la même phrase prononcée par une « grande princesse » dans Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Enfin, Paris a toujours été l’épicentre de la culture culinaire – et le lieu de festins exagérément copieux – et ce bien avant la Révolution.

Illustration d’un jury de Gourmands dégustateurs (1810). Universal History Archive/UIG via Getty Images

L’historien Patrick Rambourg, spécialiste ès cuisine, explique que « les repas extrêmement copieux et les menus très riches existent également aux XVII e et XVIII e siècle. Ce n’est pas une nouveauté. »

Si le XIX e siècle voit se multiplier les grands festins, c’est parce que le monde de la gastronomie connaît trois changements majeurs – bien que leurs origines ne soient pas nécessairement liées – apparus après la Révolution.

Pendant des siècles, les Français avaient mangé en accord avec leur tradition de service à la française, dans laquelle les plats sucrés et salés cohabitaient sur la même table, dans une grande densité et sous des formes très variées.

Au tournant de ce nouveau siècle, le service à la russe fait son apparition. Ce nouveau style, encore d’actualité sur les tables de l’Hexagone, enjoint de servir les plats à la suite les uns des autres et non tous d’un coup.

Marie-Antoine Carême qualifiait la pâtisserie de « principale branche » de l’architecture, l’associant à la peinture, la sculpture, la poésie et la musique au sein des Beaux-Arts.

Ce changement avait ses bons côtés : avec le service à la française, le repas pouvait être composé de 30 à 40 plats qui se côtoyaient sur la table, mais il se résumait parfois à manger le plat que l’on avait devant soi (ou les 4 ou 5 plats que l’on avait à portée de fourchette). D’après le livre Fin de siècle gourmande de Marie-Claire Banquart, le service à la française signifiait aussi souvent de manger la plupart des plats froids.

La transition entre les plats successifs posait néanmoins un problème majeur – du moins aux yeux de certains chefs français. « De leur point de vue, abandonner le service à la française pour adopter le service à la russe revenait à abandonner le côté artistique de la cuisine », souligne Rambourg.

Au XVIIIe siècle, on mesure le degré artistique d’un repas grâce à la combinaison de deux facteurs : la présentation du plat en tant que tel et la disposition de tous ceux présents sur la table. Au XIXe siècle, relier la cuisine à l’art était encore en vogue : Marie-Antoine Carême, l’un des chefs cuisiniers les plus connus de l’époque, qualifiait la pâtisserie de « principale branche » de l’architecture, l’associant à la peinture, la sculpture, la poésie et la musique au sein des Beaux-Arts.

Carême est aussi à l’origine d’une des créations les plus excessives de cette époque ; une tour faite de choux remplis de crème et tenus ensemble par la douceur d’un tissage de sucre caramélisé. John Oliver, acteur et humoriste britannique a dit de cette œuvre qu’elle était la French freedom tower. Ici, on l’appelle plus simplement croquembouche ou pièce montée.

Un banque pré-révolutionnaire dans Marie Antoinette (2001), le film de Sofia Coppola.

Au XIXe siècle, de nombreux chefs craignent donc que le côté artistique de la cuisine française ne se perde avec l’arrivée de ce nouveau style de service qui laisse les convives face à une table clairsemée. Adieu les monts de rôtis et autres merveilles florales, sans compter les pâtisseries, la décoration de la vaisselle en porcelaine et les bouteilles de vin qui recouvraient littéralement la table servie à la française.

D’après Rambourg, cette réticence aurait débouché, au cours du XIXe siècle, sur une longue période de plusieurs décennies de « service mixte ». « Afin d’avoir le service à la française et celui à la russe, certains plats étaient amenés à table en guise de décoration tandis que les plats chauds étaient servis conformément à la nouvelle pratique. »

Comme on peut l’imaginer, cela donne lieu à des menus absolument épiques, capables de faire oublier l’idée même de satiété. Mais Rambourg prévient : « Il faut être très attentif lorsqu’on lit un menu de cette époque car les convives n’étaient pas nécessairement sensés tout manger. »

Une partie de la population accepte cependant de relever le défi d’engloutir tout ce que peut contenir une table du XIX e siècle : la bourgeoisie.

Aujourd’hui, on a gardé une image de la Révolution française construite sur l’opposition entre le peuple mourant de faim et les nobles. Mais plusieurs observateurs prétendent que marchands et citadins fortunés ont eu un rôle bien plus important que ce que l’on imaginait dans le renversement des privilèges jusqu’alors réservés à la classe dirigeante.

« Au XIXe siècle, l’image du bon ripailleur, du bourgeois, de la personne à succès, c’est un bonhomme avec du bide. »

À partir du moment où le fait d’être né dans l’aristocratie n’a plus été synonyme de luxe, c’est l’argent qui est devenu le nerf de la guerre et la clé du succès. Ainsi, au début du XIX e siècle, de riches membres de la bourgeoisie prennent plaisir à exhiber leurs richesses, cela se traduisant parfois par des repas copieux. Très copieux. Gargantuesques même.

« Quand on en avait les moyens financiers, l’abondance était le moyen de signifier son statut social, d’exhiber ses richesses », ajoute Rambourg. « Au XIX e siècle, plus on savait distraire et amuser, plus on était perçu comme un gastronome et plus on était considéré comme une personne ayant du succès en société. »

Et cela ne se limite pas au fait de bien nourrir ses convives, il faut aussi se nourrir soi-même, avec profusion. « Au XIXe siècle, l’image du bon ripailleur, du bourgeois, de la personne à succès, c’est un bonhomme avec du bide » continue Rambourg.

« Quand on regarde l’iconographie de cette époque, les caricatures et les autres, on voit souvent des bourgeois qui ont du succès en société et qui sont ventrus. Cela implique un accès à de la nourriture et à de la bonne cuisine française. Et, in fine, que l’on a du succès. »

Réunion gastronomique. Gravure du XIXe siècle.

Prenez Honoré de Balzac. L’écrivain avait la réputation de boire 100 café par jour. Il a été le premier à faire figurer des repas colossaux dans ses écrits : plus de 40 restaurants figurent dans les pages de ses 91 ouvrages, dont Chez Véry, une adresse connue pour ses menus extraordinairement copieux comptant 9 soupes, 9 pâtés, 25 hors d’œuvres, 15 rôtis et pas moins de 28 types de poissons.

C’est d’ailleurs Chez Véry que Balzac, accompagné de son éditeur Edmont Werdet, a pris un repas composé de 100 huitres, une sole australienne (aseraggodes normani pour les intimes), du canard avec du navet, un couple de perdrix rôties (et le tout sans l’aide de Werdet qui souffrait d’une grippe intestinale).

Dans ces restaurants, des chefs comme Carême proposaient les produits les plus luxueux et les plus rares. Dîner (copieusement) dehors est devenu une pratique à la mode.

La quantité de lieux similaires au fameux Chez Véry est la dernière pièce du puzzle : après tout, les restaurants étaient un concept relativement récent à l’époque.

Des légendes urbaines racontent que le tout premier restau aurait été ouvert après la Révolution par l’ancien cuisinier d’un aristocrate. Suite au départ de son patron pour l’Angleterre (ou la guillotine), le chef aurait inauguré le premier restau de la ville de Paris – le nom rappelait les premiers bouillons d’os servis et destinés à restaurer l’énergie et la force de ses clients.

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En réalité, le premier restau est apparu avant la Révolution. Mais les années qui suivent la chute de la Bastille font exploser la popularité de ces établissements. D’après l’ouvrage Cuisine à la française, le pays comptait 100 restaurants avant la Révolution, 600 au début du XIXe puis 3 000 au milieu de ce même siècle.

Dans ces restaurants, des chefs comme Carême proposaient les produits les plus luxueux et les plus rares. Sur les tables, le foie gras côtoyait les truffes et les asperges rencontraient les langoustines. Dîner (copieusement) dehors est devenu une pratique à la mode.

« À partir de la fin du XVIIIe siècle, la dynamique est lancée, et Paris se couvre de restaurants, conclut Rambourg. Et la ville devient de fait la capitale de la gastronomie française. »


Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES US