Déporté volontaire


Witold Pilecki, avant son incarcération.

Le 19 septembre 1940 à Varsovie, Witold Pilecki, officier de réserve polonais, se fait volontairement rafler par les agents allemands SS afin d’intégrer le camp de concentration d’Auschwitz. À 39 ans, cet homme n’a qu’une chose en tête : infiltrer ce qui deviendra à partir d’octobre 1941 un camp d’extermination nazi et le symbole le plus horrifique de l’Holocauste, où périront plus d’un million de personnes. À l’époque, M. Pilecki tient à vivre à l’intérieur du chaos absolu afin d’y organiser la résistance, envoyer des informations aux Alliés et témoigner de l’horreur de ces camps pour l’Histoire.

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C’est dans la nuit du 21 au 22 septembre 1940 que Pilecki arrive à Auschwitz qu’il décrit comme « une autre planète », un enfer tapissé de croix gammées sur les bâtiments et de cadavres sur le sol. Ce capitaine de cavalerie polonais et résistant – qui a vécu dans des conditions inhumaines pendant près de mille jours – est la première personne à informer les Alliés des conditions effroyables de détention et des atrocités commises par le régime nazi.

Son histoire sur Auschwitz, intitulée Le rapport Pilecki, est publiée en français pour la première fois aujourd’hui aux Éditions Champ Vallon. Longtemps occulté, ce récit traduit dans plusieurs langues constitue la mémoire d’un héros de la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire de Witold Pilecki est largement méconnue, à tort, du public français. Afin de mieux connaître le parcours exceptionnel de cet officier polonais, j’ai contacté les traducteurs du livre, Urszula Hyzy, ancienne directrice du bureau de l’AFP à Varsovie, et Patrick Godfard, agrégé d’histoire.


Witold Pilecki à Auschwitz. Photo via

VICE : Le New York Times décrit Le rapport Pilecki comme « un document historique de la plus grande importance », alors pourquoi son histoire n’est-elle traduite en français qu’aujourd’hui, plus de 70 ans après son écriture ?
Urszula Hyzy et Patrick Godfard : Pilecki a été un personnage « dérangeant » pour les Alliés (lesquels ont longtemps nié avoir su ce qui se passait dans les camps) et pour les communistes (responsables de sa mort en 1948). Dans la Pologne communiste, il était interdit de parler de Pilecki et ses enfants ont été interdits d’études supérieures.

Le Rapport Pilecki est resté dans les archives du Centre d’études de la résistance polonaise à Londres (Studium Polski Podziemnej, The Polish Underground Movement Study Trust – PUMST) avant d’être découvert par l’ancien déporté et historien Józef Garliński, lequel a écrit dans les années 1970 l’ouvrage Fighting Auschwitz : The Resistance Movement in the Concentration Camp. Il a fallu attendre la fin de la guerre froide pour que le livre soit publié en Pologne. En France, il y a peu de spécialistes de la Pologne. Et, pour ce qui est des spécialistes d’Auschwitz, nous ne savons pas si certains parlent polonais. Mais dès que nous avons eu connaissance de ce livre, nous avons proposé de le traduire.

Quel était le parcours de cet officier avant son arrivée à Auschwitz ?
Pilecki avait une quarantaine d’années quand il s’est fait volontairement rafler à Varsovie sous le faux nom de Tomasz Serafiński. C’était un soldat aguerri : tout jeune, il avait participé à la guerre russo-polonaise de 1919-1920 ; en septembre 1939, au commencement de la Seconde Guerre mondiale, il avait combattu contre les Allemands, notamment sous les ordres du major Jan Włodarkiewicz. Avec ce dernier, dès novembre 1939, il a créé un mouvement de résistance : l’Armée Secrète polonaise, laquelle s’était étendue rapidement dans plusieurs régions de Pologne. Lors de l’été 1940, les rafles commencent à Varsovie : les Allemands arrêtent au hasard et déportent les gens dans le camp de concentration nouvellement ouvert d’Auschwitz. Ces rafles ont pour but de semer la terreur et d’avoir une main-d’œuvre servile. Le major Włodarkiewicz et Pilecki décident ensemble d’en savoir plus sur ce camp où deux membres de leur organisation sont déjà internés. Ils veulent y organiser la lutte. Pilecki se porte volontaire pour cette mission.


Witold Pilecki, en compagnie de sa femme Maria. Photo via

Quelles actions entreprend-il une fois prisonnier ?
Il a très vite commencé à mettre en place la « conspiration ». Il crée, dès l’automne 1940, sa première cellule de « cinq », un réseau constitué de cinq prisonniers ne se connaissant pas mutuellement, afin de limiter les pertes en cas d’arrestations par la Gestapo du camp.

Son organisation a comme première tâche l’entraide afin d’améliorer les conditions de survie de ses membres. Leurs priorités sont de trouver un travail « sous un toit » pour éviter les dures conditions climatiques, être sous le commandement d’un kapo non brutal, pouvoir être mieux soigné à l’hôpital en faisant acheminer par des civils des médicaments et des vaccins. En noyautant les administrations clés du camp (rappelons que les SS utilisaient certains prisonniers comme sous-chefs), le réseau de Pilecki y parvient.

Là-bas, comment a-t-il fait pour communiquer avec l’extérieur – les autorités polonaises clandestines et les Britanniques ?
Les premiers rapports ont été transmis par des prisonniers libérés, puis tout s’est fait en fonction de la réussite des tentatives d’évasion. Certaines évasions ont d’ailleurs été spectaculaires, comme celle du 20 juin 1942 où quatre déportés habillés et armés comme des SS, sont sortis du camp par la grande porte, en plein jour, dans la voiture du commandant du camp. Des informations ont aussi été transmises via les civils. Elles sont acheminées au quartier général clandestin de Varsovie, lequel les transmettait par la Suède au gouvernement polonais en exil à Londres. Ce dernier les communiquait ensuite aux Britanniques.

Le fait le plus spectaculaire est la fabrication d’une radio émettrice à l’aide de différentes pièces détachées : elle fonctionnera plusieurs mois durant au cours de l’année 1942. Elle était dissimulée dans un lieu où les SS répugnaient à aller : l’hôpital. Le réseau a transmis rarement et à des heures différentes pour ne pas être détecté. Mais un membre de l’organisation a été trop bavard et la radio a finalement dû être démontée. Parmi les rapports communiqués et aussi dans celui de 1945 écrit à la fin de la guerre, figurent des informations essentielles concernant le sort des Juifs.

Pilecki a été l’un des tout premiers à évoquer les chambres à gaz du camp d’Auschwitz II, à Birkenau. Il donne des précisions sur les fours crématoires. Il a obtenu des renseignements par les commandos qui allaient travailler à Birkenau, et son réseau s’était étendu dans le camp d’extermination. Pilecki évoque aussi le massacre des Tziganes : « Ils étaient liquidés à la façon d’Auschwitz », c’est-à-dire en utilisant le gaz zyklon. Il mentionne d’ailleurs le premier essai de ce gaz en septembre 1941 sur des centaines de prisonniers soviétiques.


Witold Pilecki et sa petite famille, en 1933. Photo via

Quelles ont été les réactions du monde libre ?
Malheureusement, tout comme Karski [autre résistant polonais, membre d’Armia Krajowa], il n’a pas été cru : les officiels britanniques, auxquels ses rapports sont parvenus, ne croient pas en l’existence des chambres à gaz. Pourquoi les Allemands, qui quotidiennement tuent par balles et affament les Juifs, utiliseraient-ils de tels moyens ? Que penser aussi des millions de victimes avancés par Pilecki : n’est-ce pas une exagération du gouvernement polonais en exil à Londres en vue d’un soutien plus actif des Alliés anglo-saxons ?

Pour en revenir à Pilecki, son système de lutte a-t-il évolué avec le temps ?
La mission de Pilecki ne consistait pas uniquement à créer un réseau d’entraide et à informer, mais aussi à organiser la lutte. Cette lutte a pris différentes formes. Tout d’abord, une lutte constante pour déjouer les pièges des Allemands, sauver le plus de vies possible et essayer de tuer les SS les plus dangereux et les délateurs.

Les Allemands avaient installé une boîte aux lettres pour les délations : pour toute dénonciation importante, le prisonnier était récompensé. Il y eut beaucoup de lettres déposées. Alors Pilecki et ses camarades ouvraient la boîte et lisaient attentivement les missives : ils détruisaient les plus dangereuses et déposaient leurs lettres contre des individus malfaisants. « Une bataille de papier commençait. »

Supprimer des SS et notamment les plus nocifs était une tâche ardue, car il ne fallait pas qu’ils soient assassinés. L’organisation élève alors dans un laboratoire de l’hôpital des poux porteurs du typhus et inocule cette maladie aux SS en les infectant via ces poux. Plusieurs SS sont morts de cette façon.

Pilecki a aussi mis au point tout un plan en vue d’un soulèvement dans le camp : ce dernier était divisé en quatre bataillons et chaque block constituait une section. Fin 1942, Pilecki était convaincu que son réseau fort de plus de mille déportés pouvait prendre le contrôle du camp central pour un court moment. Mais, insiste-t-il, une évasion collective ne serait possible qu’avec l’appui de l’armée clandestine polonaise et des parachutages des Alliés. L’action devait être conjointe. Il attend donc l’ordre de ses supérieurs à Varsovie. Or, rien ne vient. Il ne sait pas que les Alliés n’ont aucune intention de mener une quelconque opération sur Auschwitz. Et il ne sait pas non plus que les chefs de la résistance polonaise à Varsovie considèrent toute opération de libération comme suicidaire, les Allemands ayant des milliers d’hommes dans la région.


Le camp de concentration d’Auschwitz. Photo via

Comment s’est organisée son évasion ?
Il a décidé de s’évader pour mieux défendre sa cause auprès des autorités clandestines. De plus, l’étau semblait se resserrer sur lui : les SS savaient qu’un réseau existait : ils le traquaient, ils ont arrêté certains de ses membres et, craignant un soulèvement, ont décidé de déporter de nombreux Polonais vers d’autres camps.

Avec deux prisonniers, Jan Redzej et Edward Ciesielski, il s’évade dans la nuit du 26 au 27 avril 1943. Ils avaient réussi à être placés dans le commando de travail de nuit de la boulangerie, laquelle se trouvait en dehors du camp. Deux SS surveillaient les travailleurs. Pour ce qui est de la porte, Redzej avait fait auparavant, avec du pain frais, une empreinte de l’écrou tenant le crochet. Ainsi étaient-ils sûrs d’avoir la bonne clé à écrous. Sous leurs uniformes rayés de prisonniers, Pilecki et Ciesielski portaient des vêtements civils. Redzej avait déjà sur lui des vêtements normaux sur lesquels des bandes rouges avaient été tracées à la peinture à l’eau. Ils n’avaient pas oublié aussi de prendre du tabac pour pouvoir, au moment de leur fuite, le disperser afin que les chiens ne puissent pas les pister.

Profitant d’un moment d’inattention des deux SS, ils ouvrent la porte et courent. L’un des SS leur tire dessus en vain. Juste avant de s’enfuir, Edek avait coupé le téléphone. Ils ont couru jusqu’à atteindre la Vistule.  Des bateaux étaient arrimés à la rive mais retenus par des chaînes. Deux de ces chaînes étaient attachées ensemble à l’aide d’une vis. Ils furent surpris par la coïncidence : en effet, c’est en utilisant la même clé à écrous qu’ils arrivèrent à enlever l’écrou de la vis et ainsi à détacher les chaînes. Ils ont marché des dizaines de kilomètres en s’arrangeant pour passer par des forêts. Pour dissimuler leurs crânes tondus, ils avaient pris des casquettes aux civils qui travaillaient avec eux dans la boulangerie. Un fermier les accueille, les nourrit et les loge une nuit. Le 1er mai, ils tombent sur des soldats allemands qui tirent : Pilecki est touché au bras. Finalement, le 2 mai, ils arrivent à destination, c’est-à-dire chez les beaux-parents d’un prisonnier d’Auschwitz.

Pilecki a écrit : « Dire ce que nous ressentons permettra de mieux comprendre ce qui s’est passé. » Est-ce que c’est à cause de son approche proto-gonzo que Pilecki n’a pas vraiment été cru et que son livre a été si longtemps occulté ? Peut-on avoir des doutes sur la véracité de ses écrits ?
Il n’y a aucun doute sur la véracité du Rapport Pilecki. D’autres sources et les travaux d’historiens du musée d’Auschwitz le corroborent. Par moments, et cela a été indiqué en notes, il y a seulement quelques inexactitudes sur des faits – sur des dates, par exemple.

Le Rapport Pilecki s’écarte largement du ton administratif, militaire. Pilecki considérait que, pour mieux faire comprendre ce qui s’est passé, il fallait exposer clairement ses sentiments. Il s’agissait de montrer le vécu, le réel, tout en restant neutre et objectif. Et c’est ce qui rend son récit aussi poignant.

Le Rapport Pilecki est désormais disponible aux éditions Champ Vallon.

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