Quand Natalie Grams parle, elle déchaine des tempêtes d’une force considérable. Il y a quelques jours, elle a donné une interview au site allemand Taz. Dans les heures qui ont suivi, après les 466 shares et les 1300 réactions initiales sur Facebook et les déluges de commentaires indignés, il n’était déjà plus possible de suivre le débat.
Grams ne s’est pas formalisée des torrents de haine qui ont suivi la transcription de ses propos. Elle est habituée à la véhémence des défenseurs de l’homéopathie. Elle a l’habitude. Et surtout, elle a elle-même, quelques années auparavant, grossi les rangs de cette foule en colère. Homéopathe, sa carrière a connu un tournant radical en 2012 quand elle a accordé une interview à deux journalistes. Ceux-ci écrivaient un ouvrage critique sur l’homéopathie, qui a été publié sous forme d’un réquisitoire intitulé Les mensonges de l’homéopathie. “Lorsque j’ai lu ce qu’ils avaient écrit, je suis entrée dans une colère noire. J’ai décidé de leur adresser une réponse point par point pour me défendre.”
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En tentant d’élaborer des réponses détaillées et étayées aux critiques des deux auteurs, Natalie Grams a dû échanger avec eux de manière intensive et se confronter inévitablement à toutes les études scientifiques qu’ils avaient citées dans leur ouvrage. Petit à petit, elle a commencé à douter. “Flûte, et s’ils avaient raison ? Et si j’avais donné des granules inutiles à mes enfants pendant toutes ces années ?”
Après s’être durement remise en question, elle a réalisé que son implication dans le domaine de l’homéopathie et des médecines naturelles l’avait immergée pendant des années dans un corpus de principes et de présupposés qu’elle n’interrogeait plus depuis longtemps. Elle s’était fait arnaquer, aussi durement qu’elle avait arnaqué ses patients. Aujourd’hui, elle a dirige le “Réseau d’information sur l’homéopathie”, une source d’informations critiques sur les conséquences de l’usage inconsidéré des thérapies alternatives, créée en 2008. Quand elle a annoncé à ses patients qu’elle ne sentait plus capable de “promouvoir des traitements en lesquels elle ne croyait plus”, ils ont fait mine de comprendre sa décision. Mais en réalité, ils se sont sentis trahis.
“La violence de la réaction des gens me terrifie. Dès que vous sortez une phrase, vous vous faites insulter, traiter de Nazie. Je reçois une volée de lettres insultantes après chaque interview. Comment peut-on investir tant d’agressivité pour défendre des boules de sucre ?” En tant qu’ancienne homéopathe, Grams estime qu’elle est la mieux placée pour communiquer sur le sujet de manière prudente, diplomate, sans mépris pour son audience, quand de nombreux scientifique prennent le public de haut en insistant sur son manque de culture scientifique. Dans un débat extrêmement polarisé depuis plusieurs dizaines d’années déjà, la condescendance n’a pourtant pas sa place.
Le nom du réseau d’information est neutre, pour ne braquer personne.
Grams est allemande, et l’Allemagne peut légitimement être vue comme la patrie de l’homéopathie. La méthode homéopathique a été inventée sur son territoire, qui est également la terre d’élection de la Fédération mondiale de l’homéopathie. Tout Allemand qui se respecte a déjà suivi un traitement homéopathique et la plupart des mutuelles allemandes les remboursent intégralement, même s’il n’existe actuellement aucune preuve scientifique de son efficacité.
On répète généralement qu’au mieux, l’homéopathie est efficace, et qu’au pire, elle est inutile et ne peut faire aucun mal. Grams n’est pas d’accord. Elle voit l’homéopathie comme une porte d’entrée vers une perception anti-scientifique du monde, “où des granules seraient nécessairement préférables au cortège de produits toxiques de la médecine dite allopathique, dont les vaccins.” Selon ses observations, l’homéopathie est de plus en plus utilisée dans le cadre de maladies graves, où elle est préférée à des traitements classiques testés et contrôlés par les agences de santé. Les cas anecdotiques d’individus ayant eu une expérience empirique personnelle, subjective et unique de l’homéopathie prennent lentement le pas sur l’administration de la preuve scientifique. Grams veut montrer aux gens en quoi c’est problématique, sans pour autant les blâmer.
“Lorsque vous googlez ‘homéopathie’, vous obtenez 20 000 résultats tous plus discutables les uns que les autres. Nous voulons utiliser notre réseau d’informations pour faire des critiques bienveillantes, objectives. L’idée n’est pas de dire ‘tous les gens qui prennent de l’homéopathie sont des crétins’. Il y a déjà assez de gens cyniques et dédaigneux au sein de la communauté sceptique. Ce mépris ne mène à rien, nous n’en voulons plus. J’ai moi-même été une adepte sincère de l’homéopathie, je l’ai ardemment défendue. Je sais que les positions scientistes distinguant les gentils éduqués d’un côté et les méchants ignorants de l’autre sont insupportables.”
Les batailles de commentaires sanglantes qui animent les réseaux sociaux ont participé à motiver la création du réseau d’informations qu’elle dirige aujourd’hui. En outre, dans ces discussions à bâtons rompus, rares sont les sceptiques qui proposent à leur opposants de les rencontrer pour discuter. “Au final, 30 personnes, dont des journalistes et des chercheurs, sont venus à la première rencontre publique que nous avons organisée. Ces rencontres sont faites pour éclairer et informer avec pédagogie et délicatesse, et le réseau anime Homöopedia, une encyclopédie scientifique des termes utilisés en homéopathie.
“L’homéopathie a un lobby qui, contrairement à l’industrie pharmaceutique, a réussi à rester invisible.”
Paradoxalement, une pseudoscience comme l’homéopathie a fréquemment recours à des approches “scientifiques” dogmatiques et à des arguments d’autorité : l’effet supposé des substances diluées au point d’être indétectables est parfois attribué à des nanoparticules, ou même à l’intrication quantique. (Les phénomènes quantiques sont encore très mal connus, et l’incertitude est un terrain propice aux dogmes pseudoscientifiques). “Ces interprétations quantiques du soi-disant phénomène de la mémoire de l’eau découlent d’une interprétation complètement fausse de la physique. Il n’y a plus de produit actif dans les granules d’homéopathie, et donc pas d’interactions physico-chimiques possibles”, explique Grams patiemment.
L’homéopathie n’a jamais été considérée comme une discipline scientifique. Comment se fait-il alors que Boiron & co aient réussi à se ménager une place dans les milieux biomédical et pharmaceutique, et à être considéré comme des fabricants de “remèdes alternatifs” ? “L’homéopathie a un lobby qui, contrairement à l’industrie pharmaceutique, a réussi à rester invisible ou presque”, explique Grams. “En Allemagne par exemple, il existe des sociétés pharmaceutiques qui ont des accords avec les fabricants d’homéopathie. Certaines possèdent même une filiale spécialisée en homéopathie. L’occasion est trop belle : les boules de sucre ne coûtent rien à fabriquer, grâce à la couverture et aux fonds de l’industrie pharmaceutique, les producteurs n’ont pas à dépenser un centime en études scientifiques coûteuses.”
L’homéopathie brasse de gros sous : le chiffre d’affaires global de l’industrie des granules et globules est de 400 millions d’euros. Les consultations des homéopathes, elles aussi, peuvent être très coûteuses. Enfin, les producteurs de granules ne prennent pas beaucoup de risques avec les contrôles qualité et le risque de toxicité, puisque leurs produits sont si dilués qu’ils ne contiennent plus aucune substance active.
On ne peut pas transformer un récit anecdotique en preuve scientifique.
C’est plutôt une bonne nouvelle, car les substances animales et végétales censément utilisées en homéopathie sont tout sauf sûres : poison de scorpion, foie de canard, venin d’abeille, etc. Heureusement, on estime que leurs propriétés sont transférés aux molécules d’eau de manière magique et qu’il n’est pas nécessaire qu’elles soient présentes dans le produit fini (contenant du sucre et de l’eau). “Hélas, le plutonium ou les bacilles tuberculeux sont également utilisés comme ingrédients actifs dans certains cas, notamment dans les teintures mères.”
Si les compagnies d’assurance maladie allemandes s’engagent à respecter le principe de charge de la preuve scientifique, elles font généralement une exception concernant l’homéopathie en évoquant son innocuité. “En Allemagne la preuve de l’efficacité de l’homéopathie n’est jamais exigée.”
Dans ces conditions, comment se fait-ils que tant de gens la défendent corps et âme ? Les médecines alternatives “fournissent des réponses très simples à des questions complexes qu’il n’est alors plus besoin d’aborder rationnellement, mais juste intuitivement. C’est pour cette raison que les critiques rationnelles de l’homéopathie sur Internet rendent les gens fous”, ajoute Grams.
Comment lancer le débat sans braquer tout le monde ? Selon elle, “le plus efficace est de commencer par expliquer comment fonctionne le lobby homéopathique, quelles sont ses stratégies commerciales et marketing, et quelles sont les tactiques des groupes de pression. Le public est très sensible à ces questions ; c’est une porte d’entrée efficace vers la critique.”
“La supposée efficacité de l’homéopathie” repose avant tout sur des cas anecdotiques, faisant notamment intervenir des animaux domestiques. De nombreux défenseurs de ces traitements voient là une garantie d’objectivité de l’analyse, puisque les animaux ne sont pas sensés être affectés par l’effet Placebo. “Mais mon chien a été guéri après la première administration du traitement ! Il ne pouvait pas savoir que c’était de l’homéopathie ! C’est une preuve.”
C’est pourtant là un phénomène bien connu que l’on a appelé le placebo par proxy : “Lorsque des propriétaires d’animaux ou des parents d’enfants sont rassurés par le simple fait d’avoir administré un traitement, cela a un effet apaisant sur lesdits animaux ou enfants”, explique Grams. “Une amélioration de l’état du patient peut être lié à l’évolution naturelle de la maladie ; par exemple si vous avez un rhume, vous allez nécessairement vous porter de mieux en mieux. Aucune preuve scientifique ne peut être tirée de ce genre d’anecdotes.”
Le réseau d’information sur l’homéopathie tente d’expliquer ce genre de situations “miraculeuses” à l’aide de diverses éclairages scientifiques. Il n’en est pas moins que ce que les patients cherchent, selon Grams, “c’est de l’attention, du soin, des opérations médicales douces, de la personnalisation”. Devant cette demande légitime, il faudra tôt ou tard que la médecine allopathique, elle aussi, se remette en question.