« Ça rend sourd », veut la légende. Pour autant, les statistiques sont implacables : je connais infiniment plus de branleurs – au sens le plus littéral du terme – que de sourds, ce qui m’incite à penser que la corrélation entre onanisme et surdité est, au mieux, ténue. Et d’ailleurs, à titre personnel, mes premiers émois pré-pubères (je pense à vous, Catherine Zeta-Jones et FHM) ne m’ont pas empêché de devenir un sacré mélomane quelques années plus tard.
Reste que comme toutes les légendes, celle-ci a une histoire, qui se mêle à celle de la médecine. Car si, jusqu’au 18ème siècle, la masturbation est avant tout affaire de théologie – elle est un pêché mortel, au même titre que la bestialité ou la sodomie -, elle finit par susciter l’intérêt des médecins, qui se soucient de ses effets sur le corps. Les premiers ouvrages majeurs sur le sujet, Onania (publié à Londres en 1715) et L’onanisme de Tissot (1760), donnent le coup d’envoi d’une véritable campagne anti-masturbatoire sur fond d’hygiénisme qui va se poursuivre durablement, jusqu’au 20ème siècle. Pour les médecins, cela ne fait aucun doute : la masturbation est un péril pour la jeunesse (et pas seulement), et même un danger mortel. Dès lors, tout sera fait pour dissuader le jeune homme confronté à ses hormones de laisser libre cours à ses pulsions onanistes. Évidemment, la morale religieuse n’est certainement pas étrangère à ce discours.
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Ainsi, dans Onania, le Dr. Balthazard Bekker décrit sans ambages les effets néfastes de la masturbation : « maux d’estomac et troubles de la digestion, perte d’appétit, vomissements, nausée, troubles de la respiration, toux, enrouement, paralysie, impuissance sexuelle, perte de libido, mal de dos, troubles de l’ouïe et de la vue, anémie, pâleur, maigreur, pustules sur le visage, affaiblissement des capacités intellectuelles, pertes de mémoire, folie, idiotie, épilepsie, fièvre et enfin suicide. » Autant dire que face à de tels risques, il valait mieux éviter de tomber par hasard sur une rediff de Charmed.
Même son de cloche chez le célèbre médecin suisse Samuel-Auguste Tissot, figure de proue de l’opposition médicale à l’onanisme au 18ème siècle et théoricien des vertus du sperme – qu’il considérait comme l’un des fluides les plus essentiels au bon fonctionnement du corps humain – qui écrivait, quelques décennies plus tard : « La trop grande perte de semence produit la lassitude, la débilité, l’immobilité, des convulsions, la maigreur, le dessèchement, des douleurs dans les membranes du cerveau ; émousse le sens, et surtout la vue ; donne lieu à la consomption dorsale, à l’indolence et à diverses maladies qui ont de la liaison avec celles-là. »
Propagées par quelques-uns des esprits les plus brillants de l’époque, ces théories se répandirent rapidement, au point d’être acceptées comme canoniques presque tout au long du 19ème siècle. Et c’est ainsi que fut publié à Paris, en 1830, un ouvrage remarquable dont l’auteur est resté anonyme, et qu’on baptisa tout simplement Le livre sans titre, de peur de prononcer le simple terme de masturbation. Le livre est simplement sous-titré, dans certaines éditions, « Les conséquences fatales de la masturbation », et dédié « Aux jeunes gens, et aux pères et mères de famille ». Là encore, on l’aura deviné, le propos est clair : il s’agit d’effrayer les masturbateurs potentiels, mais aussi les parents qui pourraient se montrer trop laxistes avec leur progéniture en oubliant de dissimuler soigneusement la collection d’estampes licencieuses du père.
Mais ce qui est vraiment fascinant, dans ce livre unique en son genre, ce sont les 16 gravures qui illustrent la déchéance du jeune homme en proie aux affres de l’onanisme. « Il était jeune, beau : il faisait l’espoir de sa mère…», peut-on lire sur la première, qui représente effectivement un jeune et beau garçon dont la tête laisse penser qu’il est à deux doigts de s’inscrire en hypokhâgne option théâtre. Mais très vite, on bascule dans l’horreur : tel Jeff Goldblum dans La Mouche, le pauvre jeune homme se met à perdre ses dents, à vomir du sang, à se couvrir d’ignobles pustules et finit par mourir, exsangue, dans le lit où il avait sans doute accompli ses méfaits solitaires. Nous vous laissons admirer ces merveilles de propagande hygiéniste, recueillies et scannées par Jim Edmonson, conservateur du musée d’histoire médicale Dittrick, dans l’espoir qu’elles sauront vous dissuader de peupler davantage votre historique internet de requêtes interlopes et de tags honteux. Il n’est jamais trop tard pour se remettre sur le droit chemin et redevenir l’innocent chérubin qui faisait la fierté de votre pauvre mère.
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