« J’ai l’impression d’avoir perdu des années de ma vie à être quelqu’un que je n’étais pas vraiment », décrit Chloé Cappellari. Si cette jeune femme de 25 ans a pris conscience de sa transidentité au début de sa puberté, elle a attendu d’avoir la vingtaine pour faire son coming out auprès de ses proches. « Je l’ai longtemps caché parce que je ne savais pas comment m’y prendre. »
Elle se tourne alors vers la clinique de Lyon-Sud, l’une des rares en France à être spécialisée dans les parcours transgenres. Du fait de cette renommée, plus de la moitié des personnes transgenres qui souhaitent réaliser des opérations génitales y font appel. Conséquence : les patients sont contraints d’attendre entre deux et trois ans avant de passer sur le billard. Chloé, elle, a été confrontée à des délais plus longs.
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Après deux ans de suivi psychiatrique, elle entame son traitement hormonal début 2016. Selon ses observations, le protocole actuel exige d’assister à cinq rendez-vous avant le début de la thérapie. Pourtant, Chloé multiplie les rendez-vous chez le psychiatre, au point d’en perdre le compte – ce qu’elle explique par le regard du corps médical sur son propre cas. Sa voix, son apparence trop « masculines » ne passent pas. « Je ne suis pas conforme à leurs attentes, très archaïques. »
De Paris à Nice, les équipes médicales qui s’occupent de parcours transgenres sont regroupées au sein de la Société française d’études et de prise en charge du transsexualisme (SoFECT). Un groupement mal vu des principales associations transgenres. « Certaines équipes ont une vision très bornée de ce que doit être un parcours de transition, estime Aaron, coprésident d’OUTrans. Il y a un côté package, tout ou rien. Une fois qu’une personne est engagée dans leur équipe, ils vont avoir tendance à la faire matcher avec ce qu’ils considèrent comme étant un parcours de transition. Ils se basent souvent sur l’apparence, ce qui n’est ni plus ni moins que de la discrimination pure. » En outre, « ces équipes ont toutes des délais très longs. »
Chloé a pu en faire l’expérience. Désormais, pour avoir droit à son opération génitale, elle devait passer en septembre devant une commission à la clinique. Après quoi, si sa demande est acceptée, elle aurait dû attendre quatre années supplémentaires avant d’être opérée. Ce qui lui aurait fait, de son entrée à clinique à son opération, huit ans pour son parcours. Pour écourter cette attente, Chloé a décidé de se faire opérer à l’étranger. Après avoir obtenu un certificat auprès d’une clinique privée en France, elle a réussi à décrocher un rendez-vous avec un chirurgien à Bangkok, en Thaïlande, le 18 août prochain. « Beaucoup de femmes trans vont en Thaïlande, explique Aaron. Ils ont quelques chirurgiens extrêmement réputés, qui font beaucoup d’opérations par an. En France, il y a très peu de chirurgiens qui font ces opérations, et encore moins qui les font bien. D’autant plus que, légalement, les opérations génitales ne peuvent être faites qu’en hôpital public. »
L’opération de Chloé coûte 15 000 euros, ce à quoi il faut ajouter 2 000 euros pour ses billets d’avion – et ceux de sa mère, qui l’accompagne – et 1 500 euros pour payer l’hôtel sur place lors de son mois de repos obligatoire. Sans emploi, Chloé habite encore chez ses parents, en Haute-Savoie, dans les Alpes. Elle a lancé une cagnotte en ligne pour récolter les fonds nécessaires à son voyage et son opération. Elle a réussi à lever plus de 2 000 euros. Grâce à des fonds en main propre de 3 000 euros et à un emprunt bancaire de 10 000 euros, elle va pouvoir réaliser son voyage. Mais ces coûts demeurent exorbitants et ne sont pas à la portée de tous. « Quand on est opéré à l’étranger, il n’y a pas de prise en charge qui marche, souligne Aaron. Il faut être capable d’assumer financièrement ce choix-là. » Les associations demandent alors une prise en charge publique pour remédier à cette inégalité. « Une opération génitale faite par un chirurgien français et prise en charge par la Sécurité sociale coûte deux à trois fois plus cher que la même opération pratiquée en Thaïlande. On ne comprend pas pourquoi la Sécurité sociale n’accepterait pas de rembourser un acte fait à l’étranger, qui lui coûterait beaucoup moins cher. »
L’attente imposée à Chloé l’a déjà beaucoup fait souffrir. « Je n’ai jamais travaillé. J’ai eu beaucoup de soucis, je suis tombée dans la dépression et dans l’alcoolisme quand j’étais adolescente. » Depuis le mois d’avril, elle touche une allocation de personne handicapée de 800 euros par mois au titre de sa dépression et de son anxiété. Les séquelles psychologiques sont fréquentes chez les personnes transgenres qui rencontrent des obstacles lors de leur transition, notamment lorsqu’elles sont isolées ou précaires. « Au bout d’un moment, cela détruit une personne », déplore Karine Espineira, sociologue franco-chilienne spécialisée dans la construction médiatique des transidentités. « Ce n’est pas sa transidentité qui la rend mal. C’est ce qu’on lui fait vivre socialement, ce qu’on lui fait payer. » Les associations pointent la responsabilité des équipes médicales et des pouvoirs publics. « La seule solution de santé publique proposée, ce sont ces équipes hospitalières qui ont plutôt tendance à pousser les gens à aller mal qu’à les aider vraiment, juge Aaron d’OUTrans. Ils les poussent dans leurs derniers retranchements. Aujourd’hui, les réponses apportées par l’État français génèrent ces situations-là. » Parmi les revendications d’OUTrans figure le démantèlement des équipes réunies sous la bannière de la SoFECT.
À plusieurs reprises, Chloé a essayé de se plaindre auprès des responsables de la clinique de la « lenteur du protocole », sans succès. (Contactés par VICE, aucun représentant de la clinique n’a été en mesure de répondre à nos questions.) Selon Chloé, l’excuse avancée est systématiquement la même : l’établissement ne veut pas prendre le risque de mener à bien la transition sans être tout à fait sûr de la transidentité du patient, de peur de voir celui-ci l’attaquer en justice par la suite. « Ils font exprès de faire patienter en plus, pour prendre moins de responsabilités, pour éviter d’avoir des soucis. » Un argument absurde pour Aaron. « C’est le grand épouvantail des médecins qui voient des personnes trans. Il y a ce fantasme que, finalement, la personne ne va pas être trans et qu’elle va porter plainte. Quand bien même une personne qui a pris des hormones ou fait une opération le regretterait, à partir du moment où quelqu’un a signé un consentement éclairé, il ne peut pas attaquer en justice. » Chloé impute cette attitude à un manque d’information du corps médical sur la transidentité. « Il n’y aurait pas autant de délais si on connaissait mieux la transidentité. C’est beaucoup plus évident que ça à décerner, et cela devrait être beaucoup plus facile à mettre en place. Les erreurs sont très rares. »
Encore aujourd’hui, aucune loi française n’encadre les transitions de genre – à l’exception du changement d’état civil.
Il faut dire que la société française demeure relativement ignorante sur les questions transgenres. « Je suis moi-même tombée dessus sur Internet, au milieu de mon adolescence. Avant ça, je n’avais aucune idée que ça existait. C’est vrai que c’est un peu la source d’information la plus complète, avec la représentation des personnes elles-mêmes, plutôt qu’une représentation externe qui voit les personnes transgenres comme un phénomène. »
Le parcours de Chloé illustre parfaitement bien la psychiatrisation et la judiciarisation qui touche les personnes transgenres en France et complexifie leur transition. Quatre ans après son entrée à la clinique de Lyon-Sud, elle est toujours suivie par un psychiatre. « Pour moi c’est vraiment une barrière, un test », confie-t-elle. « Le milieu médical reste ancré dans certains idéaux qui datent des années 1950, qui sont très normatifs. » Maud-Yeuse Thomas, intellectuelle et militante transféministe, fait remonter cette normativité à plus loin encore. « Les psychiatres eux-mêmes sont les produits de la société occidentale qui a fabriqué l’idée que ces personnes étaient atteintes d’un trouble mental. Cette vision nous vient directement du XIX e siècle. Même si notre société a évolué techniquement, elle est restée sur la même norme naturaliste, avec la croyance selon laquelle le sexe fonde le genre et non l’inverse. Comme cette vision n’a pas changé, on est resté sur un modèle psychopathologique de la transidentité. »
Aujourd’hui encore, les psychiatres sont « à la fois juges et parties » des parcours transgenres, « consommateurs de leur propre protocole », dont ils détiennent toutes les clés, « sans contrôle extérieur ». En effet, en France, à l’exception du changement d’état civil, aucune loi n’encadre les transitions de genre. L’an dernier, Chloé a entamé une procédure pour changer de nom et de sexe à l’état civil. Elle attend les résultats, qui doivent lui parvenir fin juillet. Si, depuis la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle adoptée en octobre 2016, l’opération génitale n’est plus un préalable au changement d’état civil, le demandeur doit toujours passer devant un tribunal, assisté ou non par un avocat. « Ils peuvent refuser suivant le manque de preuves, d’éléments, déroule Chloé. Ils demandent des preuves cliniques, médicales. Ils m’ont demandé des preuves que je me présentais en tant que fille dans ma vie courante. Il faut avoir des justificatifs signés par des personnes qui me connaissent, des amis, pas de la famille, ils disent que ça ne compte pas assez. » « Qui dit juge dit procédure judiciaire, souligne Karine Espineira. Le juge ou le procureur peut émettre des réserves. Dans ce cas-là, cela peut demander une procédure beaucoup plus lourde, et on revient à l’ancien système. » Or, le changement d’état civil facilite l’accès des personnes transgenres au travail, au logement, à la santé.
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Certains pays ont pris en compte ces difficultés et font désormais figure de précurseurs en la matière. L’Argentine en est un exemple éloquent. En 2012, le Parlement a adopté une loi visant à démédicaliser et déjudiciariser la procédure. « C’est un changement d’état civil déclaratif, devant un officier d’état civil, qui n’est soumis à aucune condition, développe Karine Espineira. Les gens n’ont pas besoin d’être suivis par un psychiatre, de prendre un traitement hormonal, de justifier d’une opération. » De même, passer devant un psychiatre avant de commencer une hormonothérapie ou une opération génitale n’est plus obligatoire. Cette législation avant-gardiste s’est faite à la faveur d’une culture du changement post-dictature et d’une culture associative particulière. « Les lois sur le mariage gay, l’adoption et le changement d’état civil n’ont pas été considérées comme des lois pour les minorités, mais comme des lois sociales. Le milieu associatif a connu un essor depuis la fin des années 1990, il s’est mobilisé rapidement et puissamment, d’une façon beaucoup plus solidaire que dans nos pays à nous. Il y a moins de conflits entre groupes, les mouvements trans sont solidaires du mouvement des femmes, des mouvements gays et lesbiens. »
Au-delà de la législation se pose la question des normes sur lesquelles repose la société. « Si notre société était une société à dominante queer, les individus mèneraient des formes de transition beaucoup plus fluides, estime Maud-Yeuse Thomas. On est dans une société binaire parce qu’on croit à l’existence de deux identités et seulement deux identités, l’homme et la femme. Il existerait toujours, dans une société queer, des hommes et des femmes. L’idée selon laquelle cela détruirait la société est entièrement fausse. »