« La mort est une dette que chacun ne peut payer qu’une fois ». Cette réplique est extraite de la pièce Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare – qui ne comptait visiblement pas d’héroïnomane dans son entourage proche. Nombre de consommateurs d’opiacés passent leur temps à tutoyer la mort : lors d’une overdose, leur respiration s’arrête, leur visage bleuit et leur mâchoire se raidit. Tout semble indiquer leur mort prochaine, jusqu’à ce qu’une personne leur injecte un médicament magique qui leur permet de revenir à la vie – comme dans un film.
La naloxone permet de ressusciter des centaines de personnes chaque année. Chaque jour, au moins cinq victimes d’overdose d’héroïne sont notamment sauvées en Écosse. En France, elle a été autorisée en juillet dernier sous forme de spray nasal, mais uniquement dans les pharmacies « qui ont le droit de vendre des médicaments aux patients non hospitalisés ». Elle devrait être plus largement distribuée à l’avenir, et permettre de limiter le nombre de décès liés à l’héroïne.
Videos by VICE
« Je me rappelle avoir eu le sentiment de sombrer dans une zone chaleureuse, comme si tout un poids m’était enlevé des épaules et que j’étais enfin libre », m’explique Kevin Jaffray, qui a survécu d’une overdose d’héroïne après sa sortie de prison. « J’imagine que c’est ce que l’on ressent quand on meurt – un sentiment de soulagement qui finit par surpasser la peur. »
Alors que ses poumons cessaient de fonctionner et que son cerveau se mettait à manquer d’oxygène, Kevin a reçu une injection de naloxone qui lui a permis de revenir d’entre les morts. « Le réveil était assez horrible. J’avais l’impression d’être un lapin pris dans la lumière des phares. J’étais entouré par une foule – il y avait des gens en uniforme, mais aussi des amis qui m’ont dit que j’étais mort l’espace d’un instant », poursuit Kevin. « J’étais désorienté, confus, faible et terrifié. J’avais juste envie de retrouver l’enveloppe protectrice que m’apportait l’héroïne, et que tout le monde s’en aille. J’avais envie de fuir, mais mon corps ne répondait plus, je n’avais plus d’énergie. C’était comme si j’étais dans une émission de téléréalité merdique, dans le rôle de la star réticente, sans aucun endroit où me cacher. »
Kevin, qui est aujourd’hui éducateur spécialisé auprès d’usagers de drogues a été ramené à la vie cinq fois grâce à la naloxone. « Je passais ma vie dans la rue, la prison et les hôpitaux, et je cherchais constamment à échapper à la souffrance. Passé un certain stade, je crois que j’avais plus peur de vivre que de mourir. Le problème avec la naloxone, c’est que votre cerveau n’accepte pas le fait que vous avez été mort. C’est une sorte de mécanisme de défense qui permet d’atténuer la dureté de la situation, mais tout ce que je voulais après ça, c’était m’échapper à nouveau. »
Chez les héroïnomanes, les overdoses sont légion. C’est ce que me confirme Barbara, une ancienne consommatrice d’héroïne et de crack qui suit actuellement un traitement de substitution aux opiacés. Elle estime avoir sauvé la vie d’environ 15 personnes en ayant recours à la réanimation cardio-pulmonaire, au bouche-à-bouche et à la naloxone. Elle a elle-même été sauvée sept fois, dont trois grâce à la naloxone.
La première fois qu’elle a été sauvée, elle avait 19 ans et pris de l’héroïne particulièrement puissante. « Je me suis fait un fix dans ma voiture avec mon copain, puis je me suis réveillée dans un hôpital aux alentours de 2 heures du matin. « J’ai constaté que le médecin était très énervé contre moi. Il m’a dit “Vous réalisez ce que vous êtes en train de faire ? Vous avez failli mourir.” Mon copain se tenait à côté de lui, et ses yeux rougis trahissaient le fait qu’il avait pleuré. »
Mais Barbara m’avoue que ça ne l’a pas empêché de reprendre de l’héroïne. « Je me suis dit que j’allais faire un peu plus attention, mais c’est tout. C’est très étrange – l’overdose n’a pas créé de schisme dans mon processus de réflexion, je me suis juste dit que j’avais merdé. »
Plusieurs héroïnomanes m’ont dit que leur expérience était dépourvue de douleur, ce qui peut expliquer pourquoi certains rechutent. « Il est difficile de réaliser qu’on a manqué de mourir. Quand j’ai sauvé mon ex en lui injectant de la naloxone, il m’a dit quelque chose comme “Mon Dieu, c’était vraiment facile de mourir”. » Barbara n’a aucune formation médicale et décrit le moment où elle a ranimé son ex comme étant l’un des plus traumatisants de sa vie.
« J’étais au téléphone avec un ami, tout en me faisant du thé dans la cuisine. Mon ex était en train de me parler, et j’ai vu que son visage était en train de virer au gris. Au moment où j’ai retiré les sachets de thé de la casserole, il avait arrêté de parler. Sa tête était devenue toute bleue, et il ne respirait plus. »
Barbara lui a fait du bouche-à-bouche et a éprouvé beaucoup de difficulté à souffler de l’air dans ses poumons – « c’était comme si son corps refusait obstinément de le laisser vivre. » Entre deux tentatives de réanimation, Barbara a essayé de mettre la main sur son kit de naloxone. Elle a fouillé une de ses armoires, en vain, avant de lui refaire du bouche-à-bouche. Le corps de son copain restait désespérément inerte, mais elle a fini par retrouver son kit dans son tiroir à sous-vêtements. Après avoir récupéré une seringue, elle a planté l’aiguille à travers son jean, en pleine cuisse. « Une minute plus tard, son visage commençait à retrouver des couleurs », m’explique-t-elle. « Il a ouvert les yeux, mais il ne se rappelait de rien. Quand je lui ai dit qu’il venait de faire une overdose, il s’est contenté de rétorquer : Vraiment ? »
Ce genre d’expériences est souvent pénible. Andrew McAulay, épidémiologiste à Health Protection Scotland, a eu plusieurs entretiens avec des toxicomanes qui ont sauvé des amis grâce à la naloxone. Tous ont déclaré qu’ils s’étaient sentis submergés par la panique et la peur. Selon McAuley, ils ont néanmoins ressenti beaucoup de soulagement de fierté après avoir sauvé la vie de leurs proches.
Mais tout le monde n’a pas envie d’être sauvé. Certains héroïnomanes le regrettent même amèrement. Selon une étude menée par le South London & Maudsley NHS Foundation Trust en 2009, une survivante aurait demandé une compensation de 20 £ à son sauveur parce qu’il avait gâché sa défonce.
Au cours de ces deux derniers mois, Marcus Ellis, qui travaille au Bristol Drug Project, a sauvé la vie de deux héroïnomanes qui avaient fait une overdose dans un cimetière. Le premier était un homme âgé d’une trentaine d’années, que Mark a trouvé allongé par terre. De l’écume lui sortait de la bouche, et il ne respirait plus. Après quatre doses de naloxone (chaque seringue en contient cinq), il s’est remis à respirer. Il a repris ses esprits et remercié chaleureusement Marcus. « À chaque fois que je le croise, il me fait un petit sourire. Nous n’évoquons jamais ce sujet, mais il sait que je lui ai sauvé la vie. »
Peu après, Marcus sauvait un autre héroïnomane dans le même cimetière. Sa réaction a été quelque peu différente : « Mais qui êtes-vous ? Vous avez tout gâché ! » Il n’était pas en mesure de bouger, mais a menacé de frapper Marcus si ce dernier tentait de l’emmener à l’hôpital. « Son ami est parti se défoncer dans un buisson, et ils sont tous les deux partis quelques minutes plus tard. Ce qui est triste, c’est que je ne l’ai sauvé que pour quelques jours. Deux jours plus tard, il est mort d’une overdose dans sa chambre, où personne ne pouvait lui venir en aide. »
Si certains héroïnomanes sont énervés parce qu’ils estiment que leur défonce a été gâchée, d’autres le sont parce qu’ils cherchaient expressément à mettre fin à leurs jours. Jim Thompson, qui travaille avec des sans-abri à Glasgow, m’a parlé de son expérience avec la femme qu’il a sauvée. « Elle voulait mourir parce qu’elle détestait sa vie. Elle venait d’être séparée de ses enfants. Elle était très triste, mais a fini par s’excuser de sa réaction. Je ne l’ai jamais revue depuis, même si j’ai entendu dire qu’elle s’était retrouvée plusieurs fois en prison. »
Selon Kirsten Horsburgh, qui travaille au Scottish Drugs Forum : « Il y a souvent des témoins sur les scènes d’overdoses impliquant des opioïdes. Cela permet à ces gens d’intervenir et de gagner du temps avant l’arrivée d’une ambulance. Le naloxone sauve des vies, c’est une certitude – une fois placé entre de bonnes mains, il pourrait empêcher des centaines de morts accidentelles. »