Cet article fait partie de la série « Les vraies affaires ».
Partout dans le monde, l’industrie du eSport est en pleine croissance. Aux États-Unis, en Europe ou en Asie, les compétitions professionnelles sont devenues incontournables. Qu’en est-il du Québec, reconnu pour ses nombreux studios de jeux vidéo? Paradoxalement, l’industrie des joueurs professionnels y est encore sous-développée et la grande majorité de ces gamers doivent exercer leur passion à temps partiel, qu’ils jouent à Counter-Strike, League of Legends ou Overwatch. Nous sommes allés à la rencontre de gens d’ici qui consacrent une grande partie de leur vie au sport électronique; une industrie encore peu connue du grand public québécois, mais qui a généré près de 700 millions de dollars cette année à l’échelle planétaire.
Videos by VICE
Yassine, alias Subroza, 20 ans, jeune gamer ambitieux
VICE : Depuis combien de temps joues-tu à un rythme si élevé?
Ça doit faire près de deux ans que je consacre l’essentiel de mon temps aux eSports. Jusqu’à très récemment, j’étais joueur professionnel de Counter-Strike dans une équipe américaine qui s’appelle CLG. Tout se passait très bien, mais j’ai décidé de rentrer à Terrebonne pour réintégrer l’équipe semi-pro dans laquelle j’évoluais auparavant. Dans le fond, je suis revenu pour jouer avec mes amis et amener notre équipe au niveau professionnel. Ça serait une première au Québec et même à l’échelle du pays tout entier. C’est là que tu vois qu’on est en retard par rapport au reste du monde!
Ça ressemblait à quoi ta vie de joueur pro?
Je vivais à Los Angeles dans une gaming house, c’est un lieu de vie et d’entraînement destiné aux équipes professionnelles de sport électronique. Je gagnais très bien ma vie. Pour te donner une idée, avant de me lancer dans le eSport à temps plein, j’étudiais pour devenir ingénieur et ce que je gagnais en tant que joueur professionnel était bien supérieur à ce que j’aurais pu me faire en sortant de l’université!

Est-ce que tu gagnes moins d’argent maintenant?
Oui, c’est clair, on ne va pas se mentir! Le niveau de développement de notre équipe ne me permet pas d’avoir un salaire fixe à la fin du mois. Pourtant, en semi-pro, il y a différentes manières de diversifier ses revenus. D’abord, il y a des tournois qui peuvent avoir des prix intéressants, comme le Dreamhack Montréal qu’on a remporté avec mon équipe, ce qui nous a permis de partager 10 000 $. Ensuite, évidemment, il y a le streaming et parfois ça peut rapporter plus que d’être professionnel. Si tu es populaire et que tu streames chaque jour, tu peux gagner jusqu’à 15 000 $ par mois. Personnellement, ma technique pour arrondir mes fins de mois, c’est de jouer à ESEA Rank S. C’est un tournoi en ligne qui est réservé uniquement aux joueurs qui ont atteint le niveau professionnel. En participant à ces rencontres, je peux me faire jusqu’à 1200 $ par semaine.
Véronique, alias Fabulous_v , 24 ans, joueuse semi-pro passionnée
Est-ce que tu arrives à vivre de ta carrière dans le eSport?
Je gagne un peu d’argent avec mon équipe dans les tournois, on fait aussi un peu de streaming et on reçoit des dons, mais je ne peux pas dire qu’on gagne notre vie comme ça. L’objectif pour le moment c’est d’avoir assez d’argent pour payer nos déplacements lors des tournois et toute la logistique que cela implique : frais d’inscription, transport, hôtel, etc. À côté de ma carrière de joueuse, je travaille chez Ubisoft comme développeuse de communauté, un travail qui consiste principalement à aller chercher les avis des joueurs sur nos différents jeux.
Pourquoi t’investir autant s’il n’y a pas de retour financier conséquent?
Je fais ça avant tout par passion, plus que par appât du gain. Il y a un côté très humain quand tu joues en équipe. Tu apprends beaucoup de choses sur toi-même et sur les autres, c’est une aventure assez extraordinaire. C’est certain qu’un jour, j’aimerais passer au niveau professionnel, mais je ne suis pas pressée et c’est un conseil que je donnerais à quiconque souhaite se lancer dans une carrière en sport électronique. Prenez votre temps et assurez-vous que la passion est là parce que, sans passion, personne ne peut prétendre à faire une carrière dans le eSport.
Depuis combien de temps mènes-tu cette vie-là?
Je suis semi-pro depuis un an même si j’ai toujours dédié une grande partie de mon temps aux jeux vidéo. J’y consacre plus d’une vingtaine d’heures par semaine : avec mon équipe, on s’entraine trois fois par semaine en plus de nos entraînements personnels. Cela occupe la grande majorité de mes soirées et de mes fins de semaine.

Chris, alias Kensigton , 22 ans, joueur semi-pro à la retraite
Pourquoi avoir arrêté ta carrière?
Le rythme était trop élevé et j’ai dû arrêter. Je suis testeur de jeux vidéo chez Gameloft, et c’était trop dur de jongler avec ces deux activités. Je travaillais 9 heures par jour en tant que testeur puis après je rentrais chez moi pour jouer 5 heures avec mon équipe, et ça, c’est sans compter le temps de jeu personnel que tu utilises pour progresser de ton côté. Je n’avais pas assez d’heures dans une journée pour faire tout ça. J’ai décidé d’arrêter avant de faire un burnout!
Alors, pourquoi t’être lancé dans le coaching?
Je cherchais tout de même à rester dans le monde de l’eSport parce que c’est une véritable passion. Je n’ai jamais voulu faire fortune avec le sport électronique, je suis déjà très bien payé chez Gameloft. J’ai donc décidé d’entraîner une équipe qui avait des horaires moins intenses. Aujourd’hui, je suis coach, je donne trois séances par semaine alors que j’en avais six quand j’étais joueur.

Ça ressemble à quoi la vie d’un coach de sport électronique?
C’est exactement la même chose qu’un coach sportif « classique ». Je discute avec les joueurs de mon équipe pour voir s’ils se sentent bien et s’ils ont des demandes particulières. Je vais souvent sur Reddit pour m’inspirer et trouver de nouvelles stratégies. Je cherche aussi des partenaires d’entraînement pour mon équipe. Une grande partie de mon temps est consacrée à faire de la review de vidéo, je regarde nos parties et je fais des commentaires à mon équipe. Ensuite, il y a aussi toute la partie entraînement où je suis en contact permanent avec mes joueurs. On ne se le cachera pas, ça reste une activité assez prenante.
Stéphanie, alias missharvey , 31 ans, le modèle à suivre
Depuis quand es-tu joueuse professionnelle?
Je joue à un rythme élevé depuis 2003 et je suis joueuse professionnelle depuis 2005. À cette époque, le statut de joueuse professionnelle voulait simplement dire que tu étais commandité, mais il n’y avait pas forcément de salaire à la clé. Aujourd’hui, l’industrie a quand même bien changé…
C’était quoi ta job avant d’être joueuse à temps plein?
J’étais game designer chez Ubisoft Montréal. J’ai quitté ce job il y a maintenant deux ans pour devenir joueuse professionnelle à temps plein. Il y a toujours une partie de moi qui voulait continuer à faire cohabiter mes deux emplois, mais à un moment donné ce n’était plus possible. J’ai alors décidé de sauter à fond dans l’aventure eSport, c’est la passion qui a pris le dessus!
Ça ressemble à quoi le salaire d’une joueuse professionnelle en 2017?
Les revenus varient tous les mois, mais c’est possible d’avoir des revenus stables entre le salaire de mon équipe et les revenus générés en streaming sur Twitch. Après, il y a aussi des commandites et les récompenses liées aux tournois. Dans le fond, je suis une travailleuse autonome, j’ai différents contrats et j’ai un comptable qui s’assure que je paye bien mes taxes! Ce que je gagne est à peu près équivalent à mon salaire chez Ubisoft. Je ne fais pas nécessairement des millions, mais ça me permet d’avoir une vie confortable, de vivre de ma passion et surtout d’avoir du fun.
Quel conseil donnerais-tu à des jeunes qui souhaitent se lancer dans une carrière dans le eSport?
De ne jamais laisser tomber parce qu’on ne sait jamais lorsqu’on va make it. Ça ne va pas être tous les jours facile, mais il faut être patient et prendre son temps. Ce n’est pas parce que vos efforts ne payent pas tout de suite que ça n’arrivera jamais. Ça m’a pris presque dix ans pour exercer ce métier à temps plein, et aujourd’hui je suis la joueuse la plus populaire au pays.

Patrick, président de la Fédération québécoise de sports électroniques , 36 ans
Où en est le développement de l’industrie de l’eSport au Québec?
Le sport électronique commence seulement à se développer de manière professionnelle. Cela fait des années qu’il y a des équipes au Québec, mais ç’a toujours été underground. On est encore très en retard par rapport aux autres régions du monde : on a au moins cinq ans de retard sur les États-Unis, 10 sur l’Europe, ainsi que 15 à 20 ans sur l’Asie et en particulier la Corée du Sud, qui est la Mecque des gamers.
Comment vois-tu l’industrie québécoise du eSport dans les cinq prochaines années?
Je suis assez optimiste même si les chances qu’un véritable marché professionnel se développe sont minces en raison de notre faible démographie. Cependant, avoir au moins une équipe professionnelle d’ici les cinq prochaines années est largement à notre portée. Depuis environ deux ans, je constate un certain intérêt de la part des médias traditionnels et des entreprises privées même si ça reste encore embryonnaire. L’exemple de George St-Pierre, qui vient d’investir beaucoup d’argent dans le eSport, risque malheureusement d’être un cas isolé. J’espère que l’avenir me donnera tort…
Alors, pourquoi avoir créé une fédération?
Je pense que c’était nécessaire. Ça va faire pratiquement 20 ans que je suis impliqué dans le jeu vidéo compétitif. J’ai joué au premier Starcraft en 1998, j’ai entraîné des équipes et j’ai géré également des communautés de joueurs. En bref, je fais partie des vétérans de la scène eSport au Québec. Nous avons créé la fédération il y a deux ans pour développer des programmes auprès des écoles et du grand public. Notre objectif est d’aider à la professionnalisation de cette industrie, c’est notamment pour cela que nous avons développé un programme de sport-étude au Cégep de Matane. L’éducation est un très bon moyen pour installer progressivement cette discipline dans la culture populaire.
Cet article a été publié grâce au soutien de la Banque Nationale.
More
From VICE
-
Screenshots: HBO, Sony Interactive Entertainment -
Screenshot: ASUS -
Screenshot: WWE/USA Network -
Screenshot: Shaun Cichacki