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Des réfugiés afghans et irakiens donnent leur avis sur les chansons utilisées pour les séances de torture auditive de la CIA


En tant qu’Afhgan ayant grandi dans la banlieue de Melbourne, j’ai passé mon enfance au son de George Michael et Milli Vanilli (merci maman). Mon père n’écoutait pas vraiment de musique. Il consacrait la majeure partie de son temps à son boulot. La musique à laquelle les réfugiés comme moi s’intéressaient m’a toujours fasciné, et quand j’ai entendu que la CIA utilisait cette même musique occidentale comme une technique de torture, j’ai réalisé que notre relation avec la culture était surtout façonnée par la musique. 

J’ai passé mon enfance à traîner autour des marchés de Dandenong pendant que mon père vendait des chaussures de sport, notre communauté était pleine de junkies et de dealers d’héroïne – un cocktail explosif de personnalités et de nationalités qui m’a poussé à économiser pour me payer mon premier disque, R U Still Down, l’album posthume de 2Pac (pour 40 dollars australiens quand même). 

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Dès que j’ai entendu 2Pac balancer « I’m sick inside my mind, why you sweatin’ me? It’s gonna take an army full of crooked ass cops to come and get me! », dire que ça m’a réveillé serait un euphémisme : j’ai eu comme l’impression qu’une porte s’ouvrait dans ma tête, comme si j’avais pris des champignons hallucinogènes et que j’entamais un trip. 2Pac évoquait directement notre environnement et notre quotidien, comme s’il était sur le trottoir avec nous, nous assurant qu’il protégeait nos arrières.

Après le 11 septembre, la musique rap a, selon moi, perdu de son urgence. L’Afghanistan était soudain à la une de tous les médias, Ja Rule était à la tête des charts et tous les kids originaires des régions exotiques du globe étaient devenus les ennemis publics n°1.

Je me souviens du jour où un vendeur de weed de Blackburn m’a fait écouter Reign In Blood de Slayer pour la première fois, je voyais en même temps les tours jumelles s’effondrer et les drones de l’armée US réduire nos villages en cendres – un sacré paradoxe émotionnel. Le rap, pour nous, c’était comme regarder une peinture de loin, pour son esthétique. Slayer en revanche, c’était l’expression maximale de ce qu’on ressentait. Pendant ce temps, à des milliers de kilomètres de là, la CIA torturait mes semblables en utilisant une musique que, moi, je trouvais réconfortante. Peut-être qu’un prisonnier de Guantanamo, à qui on a fait écouter de force « Enter Sandman », a fini par ressentir la même chose que moi la première fois que j’ai entendu Slayer, même si j’en doute (Slayer est quand même meilleur que Metallica). Mais ça m’a permis de me demander si le choc culturel éprouvé par ces prisonniers était aussi fort, et si leur désorientation mentale contribuait également à la torture physique.

J’ai donc décidé de réunir quelques réfugiés irakiens et afghans pour savoir quel était le pire morceau de torture utilisé par la CIA, en me basant sur la playlist publiée par Anonymous. J’ai rencontré Karim et Najib durant une partie de cricket à Noble Park, on est  tous les trois afghans et notre première langue nous a permis de communiquer plus intimement sur le terrain. Abdul, Kassim et Aziz sont eux des réfugiés irakiens que j’ai croisé au barbershop local. Ils sont peintres en bâtiment et adorent écouter la radio à longueur de journées sur les chantiers.

On a, ensemble, écouté les dix morceaux qui suivent dans la Subaru WRX de mon cousin, parce qu’il possède des enceintes et un boomer capables de vous faire saigner les tympans, et on a calculé le temps nécessaire avant que chaque morceau ne devienne insoutenable. Voici le classement établi suite à cette expérience.


10. « Dirrty » – Christina Aguilera

Il y a un truc très anxiogène dès le début de ce titre, surtout quand vous l’écoutez très fort – vous savez qu’elle va hurler lors du refrain, mais ça surprend à chaque fois. Et puis il faut admettre que c’est un morceau un peu trop sexy pour nos frères pieux de l’Islam. Abdul était le plus religieux d’entre nous et il a joué nerveusement avec le clip de sa ceinture de sécurité durant toute la durée de l’écoute, ça mettait tout le monde hyper mal à l’aise. Cela dit, les réactions au tube d’Aguilera ont été relativement soft, parce que tout le monde l’avait déjà entendu. Apparemment, il passait même sur les chaînes musicales au Moyen-Orient. 

9. « Take Your Best Shot » – Dope

Kassim a comparé ce titre à l’effet que produirait une visseuse sur un crâne, à différents niveau de profondeur. Abdul se balançait d’avant en arrière comme s’il était dans une sorte de méditation hypnotique, ou qu’il récitait des versets du Coran. Quoiqu’il en soit, les deux étaient plutôt mal.

8. Le générique de Sesame Street

Ce titre est aussi flippant que les enfants dans les films d’horreur. J’imagine que c’est ce à quoi ressemblait Guantanamo : à un putain de film d’horreur. Les gars ont été plutôt déstabilisés par ce titre, notamment parce qu’il jongle entre deux ambiances, à la fois relax et hypercriarde.

7. « America » – Neil Diamond

Tout le monde a ressenti la même chose sur ce morceau : on avait l’impression qu’il se dirigeait quelque part, on attendait qu’il se passe un truc, et en fait non, il ne se passe strictement RIEN. Quand il chante « TODAYYY » à la fin, Dieu que j’étais content que ce soit terminé. Karim, lui, continuait à soupirer, de façon très dramatique. Un morceau terriblement monotone.

6. « The Real Slim Shady » – Eminem

Aziz ne pouvait pas supporter la voix d’Eminem. ll m’a confié que sa voix combinée à la musique lui faisait penser à un truc : « Tu sais, quand les gens sont trop sympas et heureux et qu’ils exagèrent à tel point que ça les rend psychotiques ? » Perso, Eminem me fait davantage penser à ces types qui cherchent à tout prix à vous faire goûter des mini-parts de pizza dans les rues piétonnes des capitales européennes.

5. « Saturday Night Fever » – The Bee Gees

Karim m’a lancé : « Pourquoi la chanteuse a une voix aussi moche, elle ne pourrait pas avoir une belle voix comme Nancy Ajram ? Cette voix n’a aucune saveur. » De la saveur ? Bon, déjà, ce sont des hommes et deuxièmement, on ne parle pas de glace hein, mais de musique – qui plus est, de musique utilisée pour torturer des gens. Je pense d’ailleurs que « You Should Be Dancing » est bien plus irritante que « Saturday Night Fever » – qui n’a pas dû avoir énormément d’impact, vu que les ersatz de disco occidental étaient très communes au Moyen-Orient. Même si son style est exagérément flamboyant, Kassim affirme que nous aussi sommes un peuple flamboyant. Parfois. Quand il n’y a pas de guerre. Toujours est-il que je ne sais vraiment pas pourquoi ils ont utilisé cette chanson.

4. « Fuck Your God » – Deicide

Tous mes amis réfugiés ont unanimement détesté ce morceau, et ils ne m’ont pas cru une seconde lorsque je leur ai dit que ce style de chant était très populaire dans le monde. C’est à ce moment que je me suis dit : « Merde, nous ne sommes vraiment pas les mêmes ». Leur réaction face au chant de Glen Benton était comme celle d’enfants à qui on avait joué un vilain tour, et ça m’a rendu triste. Je ne comprenais pas pourquoi leurs réactions étaient si extrêmes, alors qu’on partageait autant de choses culturellement.

3. Le générique de Barney

Le rire. Les voix nasillardes. Le ricanement avant l’arrivée des enfants. Tout ça était, est et restera à jamais très, très, très étrange. J’ai vraiment de la peine pour ceux qui ont été obligés d’écouter ça plus de dix minutes. Et Dieu merci, Barney ne passe plus à la télé. Ce gros creep violet m’a toujours foutu les jetons. Est-ce inhérent au Moyen-Orient ? Je ne suis pas sûr, mais la CIA a en tous cas fait un bon choix sur ce coup-là.

2. « The Beautiful People » – Marilyn Manson

Najib m’a dit que ce titre sonnait comme l’enfer. Il n’est pas très croyant pour le coup, mais il semblait persuadé que ce morceau provenait de l’enfer et qu’il fallait immédiatement arrêter de l’écouter. Aziz et Najib ont grandi dans un village très superstitieux, on a donc abrégé le titre. Les gars se comportaient très bizarrement. Encore un bon choix de la CIA.

1. La publicité pour Meow Mix

De loin le morceau le plus malsain de tous, sûrement à cause de tous ces chats qui miaulent comme des dératés. On n’a jamais eu d’animaux domestiques chez nous, et nos cousins avaient seulement des chiens, et les chiens devaient TOUJOURS rester dehors. Il y a un fossé culturel et un élément superstitieux qui sont exploités simultanément ici. Quand on a écouté cette publicité, on a réalisé que la CIA avait vu juste. La musique n’est jamais aussi stressante que ça – même quand on parle de heavy metal. Pour torturer quelqu’un, tu dois évoquer chez lui un souvenir, un sentiment profond, et le fragiliser grâce à un élément du quotidien utilisé de façon répétitive et d’abrasive. Bien joué, la CIA.

Mentions honorables :

« All Eyez On Me » – Tupac
Nous ne savons pas pourquoi la CIA a choisi ce titre, on dirait qu’ils ont tapé Tupac dans Google et pris le morceau éponyme de son album le plus connu. Le plus déstabilisant était clairement « Ghetto Gospel » avec Elton John.

« Raspberry Beret » – Prince
Je l’ai juste mis parce que je trouvais ça impensable que des gens aient un jour pu croire que torturer des gens sur du Prince était une bonne idée. Tout le monde adore Prince. Vous devriez le savoir. Bande de débiles.


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