« Là, sur celui-là, tu vois Basement Jaxx, DJ Rush, Roni Size, DJ Vadim, Squarepusher et puis, en plein milieu, t’as Franz Ferdinand. » Sur la terrasse d’un restaurant grec de la place de Bethléem à Bruxelles, Liyo (He4rtbroken) déballe les noms qui défilent sur son vieux lecteur MP3 qui date de 2005. « Il marche pas très bien, mais tu peux encore voir les différents dossiers que j’avais fait à l’époque. Je me souviens qu’on organisait les playlists avec des noms très MSN. » Le classement est minutieux et les noms des dossiers sont effectivement fidèles à l’esprit de l’époque : « oO0Oochillax0OoOo » ou encore « BOUMBOUM ».
« L’ordre dans lequel je mettais les chansons était super important », remet Liyo. Cet aspect méthodique, on le retrouve aussi dans ses CD-R qu’elle nous montre : « À l’époque, je téléchargeais les sons sur eMule, Soulseek ou Limewire et j’en faisais des compil’. Je faisais presque des mixtapes en fait, et je m’en rendais pas compte. Je faisais ça pour mes potes, mes crushs et les soirées chez des gens. »
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Quelques années plus tard, Liyo commence à mixer par hasard, pour un vernissage. Et puis, les choses s’enchaînent sérieusement : « On a commencé à mixer avec Steff (l’autre moitié de He4rtbroken, NDLR) en 2014. On mélangeait beaucoup les genres, dans la même vibe que les mixes qu’on aimait et qu’on écoutait sur DIS magazine ou aux soirées PDA à Londres, où Steff vivait. J’ai jamais pensé que je pourrais un jour être DJ. Les gens qui mixaient à l’époque, c’était surtout des mecs. T’avais les filles qui venaient et qui la jouaient un peu groupie, qui regardaient de loin. Du coup, nos premiers bookings étaient souvent promus de manière gênante sur le fait qu’on était deux filles, du style “Ce n’est pas qu’à coup de basses qu’elles font vous faire transpirer” ou encore “Elles sont douces mais piquantes”… »
Motivées par la frustration que ce genre de choses génère, les deux DJs de He4rtbroken commencent dès l’année suivante à organiser leurs propres soirées pour importer les musiques qu’elles aiment et créer leur propre communauté. « On a été les premières à booker en Belgique des artistes comme Total Freedom, Sega Bodega, Oklou, Why Be, Toxe ou Mechatok », se rappelle Liyo. Avec les deux autres DJs résidents du collectif, Munix et ssaliva, elles ont réussi à déployer des concepts aussi hard que sentimentaux dans leurs événements.
Pour mieux comprendre ce cheminement vers une esthétique musicale aussi nouvelle que fidèle à ses prémices, on a demandé à Liyo de nous montrer ce qu’elle écoutait à l’époque, avant de devenir DJ et organisatrice de soirées.
Liyo et Steff de He4rtbroken sont invitées à curater avec Slagwerk une soirée pour le Listen! Festival. Ça se passe le 2 avril prochain. Les deux collectifs invitent John T. Gast, Ssaliva et X/O (ainsi que leurs DJ résident·es respectif·ves) pour une soirée sentimentale et émotionnelle qui risque de taper très fort.
T2 feat. Jodie Aysha – Heartbroken
Ça, c’est l’hymne de la He4rtbroken. C’est à cause de cette chanson qu’on a choisi ce nom pour notre soirée. C’est une track de UK Bassline produite par T2 et chantée par Jodie quand elle avait 16 ans. Ça parle d’un premier break up, c’est super sentimental, innocent et pur, et en même temps t’as cette bassline complètement ouf et addictive qui donne envie de l’écouter super fort dans un club. Les paroles parlent de la façon dont elle arrive à surmonter cette rupture. Quand le son est sorti en 2007, on la mettait à toutes les soirées où on débarquait avec les copines et on chantait toutes les paroles en dansant, en mode « Je veux plus rien avoir à faire avec toi ». Super emo et cœur brisé. Je pense que toute la philosophie de nos soirées se retrouve dans cette track, dans ce sentiment de catharsis sentimentale qu’on vivait ensemble en l’écoutant.
On a sorti une compilation en 2017 qui s’appelle Secret Songs For You, et c’est vraiment un hommage à ces CD-R qu’on gravait à l’époque pour communiquer un secret à quelqu’un, qu’on donnait à un crush en espérant qu’il tombe amoureux. Ce soin que tu mets à choisir les morceaux en pensant à la personne qui va l’écouter… On a demandé à plusieurs artistes qui gravitent autour de la He4rtbroken de produire une track dans ce thème, dont malibu, SKY H1, Endgame, Ms. Carrie Stacks, et ce mec obscur de Lisbonne que j’ai découvert sur Soundcloud mais pour qui j’ai eu un gros coup de cœur, DJ FATIGADO. Du coup, il y a plein de choses différentes : de l’ambient, du kizomba, des tracks qui tapent plus dur, mais tous les morceaux ont cette même couleur mélodique un peu mélancolique qui te touche en plein cœur, et je trouve ça super beau.
Panacea – Live @ War of the Roses (2003)
J’étais méga fan de Panacea, j’allais tout le temps le voir quand il passait en Belgique. On allait dans des bleds paumés en Flandre en free party. Ce set, il l’a fait à une soirée qui s’appelait War of the Roses à Hasselt en 2003, et on peut entendre des potes qui criaient dans le public pendant l’enregistrement du live. Du coup, on était encore plus excité·es quand on écoutait ce CD, c’était aussi un souvenir de la soirée. J’avais pas encore 16 ans.
C’est comme ça que j’ai commencé à sortir, dans des soirées drum and bass et jungle à la Chapelle à Liège, puis à la Structure Béton à Schaerbeek, un ancien parking à côté de la gare où il y avait des teufs. Les premières soirées, il restait quelques voitures abandonnées, du coup les gens avaient pété les vitres et s’asseyaient dedans. C’était le bordel. C’est un peu l’ADN de ma culture club aussi, ces soirées breakcore et l’esprit rave qui allait avec.
N*E*R*D – Provider
C’est mon premier chagrin d’amour qui m’a fait découvrir N*E*R*D, à 15 ans. Quand je me suis faite larguer, je faisais qu’écouter cet album qu’il m’avait offert, Fly Or Die. C’était à la fois bien et horrible. Finalement je préfère celui qu’ils ont fait avant, In Search Of. Pour moi, N*E*R*D et les Neptunes ont vraiment défini le son des années 2000, avec leurs productions pour des artistes mainstream comme Kelis, Justin Timberlake, mais aussi par la communauté qu’ils ont créée autour de leur musique.
À l’époque il y avait un forum méga nerdy sur N*E*R*D qu’un mec de 17 ans en Serbie tenait. Les gens partageaient des tips de production en analysant les leaks de versions alternatives d’instrus de telle ou telle chanson. Et en fait, dans cette communauté, t’avais des gens comme M.I.A, Drake, Tyler the Creator. C’était aussi l’époque des Myspaces, des blogs, on sentait vraiment cette émulation sur internet. Je pense que c’était le début d’une cross fertilisation accélérée entre les scènes, les genres, d’un décloisonnement et d’une démocratisation de la production musicale, et on est encore dans la continuité de cet esprit aujourd’hui.
Hellfish – AK47 Muthafucka Remix 1999
Rien que le titre donne froid dans le dos. Ça aussi, ça date de ma période breakcore à la Structure Béton, c’est un morceau que j’ai rejoué récemment à une rave à Paris, ça collait bien. C’était dans un souterrain en dessous du périph’. C’était trop bien de le ressortir dans ce contexte là. En le réécoutant je me suis quand même demandé comment je pouvais passer une soirée entière devant le sound system avec uniquement ce type de son, mais le breakcore c’était juste beaucoup d’adrénaline. J’en avais des acouphènes pendant des jours, il n’y avait aucune limitation de décibels à l’époque.
Teresa Teng – Chang Huan
Ma mère m’a fait une compilation de ses morceaux préférés de Teresa Teng. C’est une chanteuse taïwanaise des années 70-80, mais une icône pour tou·tes les Chinois·es. Elle était interdite en Chine continentale pendant longtemps, soi-disant parce que c’était que des chansons d’amour et des balades, considérées comme anti-révolutionnaires et corrompues. Mais les gens l’écoutaient en cachette et s’échangeaient ces cassettes sous le manteau. Je trouve ça super beau cette culture du bootleg et aussi de m’imaginer que les gens pleuraient en cachette sur leurs chagrins d’amour en l’écoutant, alors que pendant la Révolution culturelle, tu pouvais être dénoncé·e et envoyé·e en camp de rééducation.
Ma mère adore cette chanteuse. Il y a eu une période où elle a dû être séparée de mon père parce qu’en émigrant, les deux n’avaient pas réussi à avoir de visa pour le même pays, et iels ne pouvaient plus rentrer en Chine non plus. Du coup, mes parents n’étaient pas sûrs de pouvoir se retrouver un jour. Pendant plusieurs années, ma mère écoutait beaucoup Teresa Teng en pensant à mon père. Elle a écrit un article sur son blog à propos de cette période, de son amour pour Teresa Teng, c’est très beau. Récemment, j’ai fait un mix pour la Hong Kong Community Radio et ça tombait le jour de son anniversaire, du coup j’y ai mis ce morceau de Teresa Teng.
Aphex Twin – Vordhosbn
Je crois que c’est le premier album d’Aphex que j’ai gravé, Drukqs. Quand je l’ai découvert, ça m’a lessivé le cerveau. Comme toute ma famille fait de la musique classique – mes deux parents sont violonistes, mes grands-parents sont profs de musique classique aussi, et moi j’ai fait du violon de mes 4 ans à mes 18 ans -, j’avais toujours un peu cette honte liée à la musique électronique et surtout au concept du séquençage.
Quand j’ai commencé à écouter de la musique électronique, c’était d’office un plaisir coupable, parce que pour des musicien·nes classiques, cette structure super répétitive sonne simpliste et paresseux, comme si on laissait une machine faire une loop et ça faisait un morceau. Du coup, quand j’ai découvert Aphex, ça m’a complètement fascinée, le fait que les structures mélodiques et rythmiques puissent être aussi complexes et en même temps utiliser la même sonorité que les autres genres de musique électronique que j’écoutais, c’était une révolution pour moi.
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