Crime

Des universitaires turcs nous racontent « la chasse aux sorcières »

Après l’échec du coup d‘État destiné à destituer le président turc Recep Tayyip Erdogan la semaine dernière, le gouvernement est passé à loffensive. Erdogan lutte contre ce quil dit être un vaste réseau de comploteurs et quil appelle un « État parallèle », dirigé par le chef religieux et ennemi dErdogan, Fethullah Gülen.

Certaines des cibles de la purge sont plutôt évidentes : des milliers dofficiers militaires, dont de grands généraux, ont été limogés et détenus. Dautres sont moins attendues : parmi les dizaines de milliers de personnes qui ont été démises de leurs postes et emprisonnées, on retrouve notamment des juges et des universitaires.

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Ce mercredi, Erdogan a instauré des pouvoirs durgence qui lui permettent de contourner le Parlement durant au moins trois mois, en légiférant par décret. Ainsi, parmi les universitaires turcs qui ont été interdits de sexpatrier parce que le gouvernement estime quils pourraient senfuir une peur généralisée grandit, face à une présidence de plus en plus autoritaire et face à la répression engagée ces derniers jours.

« Ce à quoi nous assistons à lheure actuelle est la dernière étape dune chasse aux sorcières », nous a ditune professeur adjointe dune université turque qui, comme toutes les autres personnes interrogées pour cet article, a demandé à rester anonyme à cause des risques pour sa sécurité.

Elle explique que tout a commencé bien avant le coup d‘État manqué. Cela fait quelques temps que le gouvernement essaye de réduire au silence « toute voix dopposition contre le gouvernement », dont les journalistes et les universitaires.

« La chasse contre les universitaires a commencé il y a quelques mois », a-t-elle expliqué, quand les forces armées turques ont lancé une vaste opération contre les militants kurdes qui luttent actuellement pour récupérer une région autonome dans lest du pays. « Le président lui-même a traité les 1 128 universitaires, qui ont signé une pétition pour la paix avec les Kurdes, de “déchets intellectuels”, et certains d’entre eux ont été emprisonnés. Beaucoup ont perdu leur emploi, sans aucune chance future dentrer de nouveau dans une université », a-t-elle raconté.

Puis les forces de sécurité ont commencé à interpeller des universitaires éminents, suspectés de complicité dans le coup d‘État manqué.

Jule Sarac, la rectrice de lUniversité Dicle, a été arrêtée dans la ville de Diyarbakir, à lest du pays. Avant son arrestation, Sarac avait déjà été visée par une enquête sur ses liens présumés avec Gülen, quErdogan juge responsable davoir orchestré la tentative de coup d‘État militaire et quil veut voir extradé des États-Unis. Les recteurs de lUniversité technique Yildiz lune des plus importantes dIstanbul , de lUniversité de Yalova et de Gazi ont aussi été démis de leurs fonctions sur ordre du gouvernement.

Ce mardi, le Conseil supérieur de lenseignement a ordonné à 1 577 doyens d’universités turques (publiques ou privées) de démissionner, parce quils étaient suspectés davoir des liens avec des « cellules militaires ». La chaîne de télévision publique TRT a rapporté que lUniversité dIstanbul avait démis de leurs fonctions 95 universitaires. Cela sajoute au licenciement de masse de 22 000 employés du ministère de l‘Éducation, principalement des enseignants.

« Tous les jours, des universitaires sont virés ou désignés comme des traîtres par le gouvernement, pour avoir exprimé leurs opinions et avoir dit la vérité », a lancé un professeur dune importante université turque qui a obtenu son doctorat aux États-Unis avant de retourner dans son pays dorigine pour enseigner. « Javais le sentiment que, pour un chercheur en sciences sociales, la Turquie était un endroit plus gratifiant et motivant pour travailler, par rapport à beaucoup duniversités occidentales prestigieuses », a-t-il assuré. Mais maintenant, « jai le sentiment d‘étouffer. »

« Un idéologue nommé par le gouvernement pourrait prendre le contrôle de ladministration de mon université le prochain semestre », sest-il lamenté.

Des jeunes filles devant un drapeau turc à lUniversité dIstanbul, le 21 juillet (Photo de Sedat Suna / EPA)

Le Conseil supérieur de lenseignement a donné jusquau 5 août aux universités pour envoyer des rapports détaillés sur chacun de leurs éminents universitaires — dont les étrangers — pour vérifier sils ont quelque relation avec Gülen. Le ministère de l‘Éducation a fermé 524 écoles privées et 102 institutions qui étaient suspectées davoir des liens avec lui.

Le but de tout ceci, a assuré le professeur, va bien au-delà dune purge de traîtres présumés du gouvernement.

Erdogan « va utiliser cette crise comme une excuse pour faire dune pierre deux coups », a-t-il déclaré. Le président veut « éliminer lautonomie restante des institutions de l’enseignement du pays, particulièrement les universités, qui ont toujours été une source importante doppositionet les tenir sous le contrôle total du gouvernement. »

Certains universitaires font remarquer quils ont été virés de manière sommaire, avec peu dexplications.

« Jai reçu un e-mail de ladministration de luniversité pour laquelle je travaille », a raconté une chercheuse avec un doctorat en sciences sociales. « Ils disent que les tweets que jai postés après les événements du 15 juillet — pour être exacte les 16 et 17 juillet — se sont révélés être dangereux pour nos institutions. »

Il ne s’agissait même pas de ses propres tweets, a-t-elle assuré : « Jai retweeté des messages dautres universitaires ou de journaux, principalement contre la peine de mort et appelant le gouvernement à respecter la démocratie et les droits de lhomme. »

Son poste à luniversité a de toute manière été supprimé et une enquête va suivre. On lui a demandé de soumettre ses explications par écrit d’ici la fin de la semaine.

Le climat de peur autour des universités est palpable, a assuré cette professeure qui craint une chasse aux sorcières.

« Ceux qui ont perdu leur emploi nauront aucune chance dans les autres universités, et ceux qui restent vont sautocensurer », a-t-elle expliqué, évoquant le cas dune universitaire de lUniversité de Bilgi qui s’était faite virée parce qu’un étudiant avait enregistré des remarques quelle avait faites en classe et qui étaient prétendument contre le gouvernement.

Un quatrième professeur, également chercheur en sciences sociales, a déclaré quil navait jamais eu le besoin de cacher son identité.

« Pour la première fois de ma vie, je vais pas pouvoir signer de mon nom un texte que j‘ai écrit », a dit le professeur. « Je suis très triste de devoir rester anonyme. Je le fais par la force des choses et non par choix. » Contrairement à beaucoup de ses collègues, il a pu conserver son travail. Mais il ne se fait aucune illusion sur son avenir, ni sur l’avenir de ses confrères, dans la Turquie daujourdhui.

« La seule raison pour laquelle jai encore mon travail », a-t-il déclaré, « cest parce que la liste est certainement très longue. »

Avec Reuters.


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