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Des vélos pour les morts

vélo fantôme

Mirza Molberg a rencontré Lauren Davis par le biais d’un groupe de méditation appelé Dharma Punx NYC. Il a remarqué qu’elle se rendait toujours à ces réunions à vélo, « même par un froid glacial ». Il s’est avéré qu’ils avaient beaucoup en commun : outre leur intérêt pour le bouddhisme, ils pratiquaient tous deux le végétalisme et la sobriété. Et, bien sûr, il y avait leur amour commun pour le vélo. Davis, selon Molberg, était très gothique. Ensemble, ils se rendaient au cimetière Green-Wood et elle lui faisait des présentations sur les vanités et le memento mori.

Très vite, ils sont devenus un couple. Ils se plaignaient souvent de la difficulté d’être cycliste à New York. Molberg a été renversé par une voiture à deux reprises lorsqu’ils ont commencé à se fréquenter, les deux fois dans la même rue de Brooklyn.

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Depuis que Molberg s’est installé à New York, il participe à Critical Mass, un mouvement mondial visant à reconquérir les rues grâce à des manifestations écologiques à vélo. C’est ainsi qu’il a rencontré Jessie Singer, l’une des fondatrices du New York City Ghost Bike Project. En 2005, Singer a contribué à la fabrication du premier vélo fantôme de la ville : un vélo peint en blanc et laissé sur les lieux d’un accident mortel de cycliste, en hommage à la vie perdue et en souvenir de ceux qui restent.

« La pratique du vélo ne sera jamais sûre tant que des améliorations n’auront pas été apportées à la ville et dans toutes les villes du monde » – Mirza Molberg

Le matin du 15 avril 2016, Lauren Davis a été tuée par un conducteur dans le quartier de Clinton Hill à Brooklyn alors qu’elle roulait à vélo. Et c’est Molberg qui a construit son vélo fantôme. « La pratique du vélo ne sera jamais sûre tant que des améliorations n’auront pas été apportées à la ville et dans toutes les villes du monde. Je ne vais pas arrêter d’en faire à cause de ces décès. Le problème ne vient pas des cyclistes, estime Molberg. Et pour moi, continuer à rouler à vélo dans les rues de New York est un hommage à Lauren. C’est aussi une façon de résister à la culture mondiale de la consommation, des voitures et du pétrole. »

Le premier vélo fantôme du monde serait apparu à St. Louis, en 2003. Patrick Van Der Tuin, un mécanicien, l’a installé pour marquer le site d’un accident non-mortel. Après que cette installation a été présentée dans Dirt Rag, un magazine dédié au cyclisme, la tendance s’est étendue à d’autres villes.

Le 9 juin 2005, Kevin Caplicki se rendait à vélo à son travail lorsqu’il est passé sur les lieux d’un accident. Le corps sans vie d’une cycliste, Elizabeth Padilla, se trouvait sur le bord de la route, quelques instants après qu’elle a été renversée par un camion. Il était tellement secoué qu’il a fini le trajet à pied.

À l’époque, il faisait partie d’un collectif appelé Visual Resistance, qui s’est formé en réponse à la Convention nationale républicaine de 2004 à New York. Le groupe a fait de l’art de rue politique sur un grand nombre de questions, y compris le rezonage des quartiers, les droits à l’espace public et la lutte contre la guerre. À cette époque, la police de New York procédait à des arrestations lors des manifestations de Critical Mass ; Caplicki lui-même a été arrêté en avril 2005. Un article d’opinion paru en 2004 dans le New York Daily News, rédigé par Raymond Kelly, alors commissaire du NYPD, avait pour titre : « FAITES COMME CHEZ VOUS : Quand les extrémistes détournent les balades à vélo ». Ce traitement, ainsi que plusieurs décès de cyclistes qui se sont succédé rapidement, ont poussé le collectif à « réagir comme nous savons le faire », dit Caplicki. Quelques semaines après la mort d’Elizabeth Padilla, le collectif s’est réuni et a installé un mémorial en son honneur, le premier du genre à New York.

Au début, tous les membres de Visual Resistance étaient des cyclistes. Et tous se disaient « je suis peut-être le suivant » chaque fois qu’ils installaient un nouveau vélo fantôme. Lorsque d’autres groupes de défense des cyclistes, comme TIME’S UP ! et Transportation Alternatives, ont pris conscience de l’effort, certains de leurs membres ont commencé à s’impliquer, explique Caplicki. Aujourd’hui, l’organisation informelle des membres et des bénévoles est connue sous le nom de Ghost Bike Project.

« En 2019, 28 cyclistes ont été tués à New York, ce qui en fait l’année la plus meurtrière pour les cyclistes depuis 1999 »

Les vélos fantômes sont des monuments importants, mais souvent négligés, et ils nécessitent du matériel, de la planification et de la main-d’œuvre. Les vélos utilisés sont presque toujours donnés, bien qu’à l’occasion, le groupe utilise le vélo du cycliste qui a été tué. Pour décourager les vols, toutes les pièces fonctionnelles sont démontées et le vélo est peint en blanc à la bombe. Le vélo est ensuite transporté par un bénévole sur le lieu de l’accident. Il est enchaîné à un panneau et une plaque est installée pour signaler qu’un cycliste a été tué à cet endroit.

Parfois, les vélos fantômes sont fabriqués à l’avance, en prévision de leur utilisation plus tard dans l’année. Lorsque le groupe a mis en place une collecte de fonds en ligne en 2018, il a estimé qu’il lui faudrait construire 15 à 25 vélos cette année-là. Il y a eu 10 décès de cyclistes à New York en 2018, mais l’année suivante, le groupe a dû revoir ses estimations à la hausse.

Ghostbikes.org, le site du groupe, explique leur mission : soutenir les survivants et laisser un symbole pour commémorer l’endroit où un cycliste a perdu la vie. Ils ont également une liste de revendications, dont de nouvelles politiques pour protéger les cyclistes et les piétons. La dernière en date ? « Nous voulons arrêter d’avoir à faire cela. »

ghost bikes from around the world

En 2019, 28 cyclistes ont été tués à New York, ce qui en fait l’année la plus meurtrière pour les cyclistes depuis 1999, selon les données du ministère des transports de la ville de New York. Steve Scofield, un bénévole du Ghost Bike Project, explique que ces décès se résument à un triste calcul. « Le temps, c’est de l’argent, alors on commence à faire des économies. C’est une équation malheureuse, dit-il. Les gens conduisent beaucoup plus agressivement que s’ils n’avaient pas cette équation qui plane au-dessus de leur tête. »

Scofield, 69 ans, fait du vélo depuis l’âge de 6 ans et est membre de Transportation Alternatives, une organisation à but non-lucratif qui défend le vélo, la marche et les transports publics, depuis les années 1990. Il affirme que les rues de New York ont subi quelques changements qu’il considère comme des améliorations. En tant que coursier à vélo dans les années 70, il devait garder un vélo de rechange dans son bureau de Manhattan ; il ne pouvait faire le trajet à vélo depuis Astoria, où il vivait, parce que le pont de Queensboro n’avait pas de piste cyclable avant 2000.

En tant que bénévole pour le Ghost Bike Project, il récupère des vélos dans une boutique d’occasion à Long Island City et les dépose à l’église réformée de Greenpoint, où les membres du groupe et d’autres bénévoles se réunissent. Scofield aide également à installer les vélos fantômes sur leurs sites définitifs, et peut réciter de mémoire les coordonnées et les noms de nombreuses victimes.

Lorsque Molberg a fabriqué le vélo fantôme de Lauren Davis, il a contacté la révérende Ann Kansfield, qui a assuré la liaison entre le Ghost Bike Project et l’Église réformée de Greenpoint.

« Je suis ravie que notre église accueille les Ghost Bikes, dit Kansfield. J’ai l’impression que c’est l’un de nos ministères les plus sacrés, même si la grande majorité des personnes impliquées ne sont pas nécessairement des croyants. Ils font un travail incroyable, et je suis si reconnaissante que notre petite église puisse les soutenir dans leur effort. Pour des gens engagés dans une tâche aussi triste et pénible, ils sont vraiment agréables et pleins de vie. »

En janvier dernier, Molberg a commencé à prendre des cours de thanatologie – l’étude de la mort et du deuil – au Brooklyn College. Entre son cursus et son bénévolat au sein du Ghost Bike Project, il s’est entouré du concept de mortalité. Il rend souvent visite au vélo fantôme de Davis à Clinton Hill. Bien que ces monuments puissent être considérés comme sinistres, Molberg espère qu’ils peuvent rappeler aux gens « de ralentir et d’avoir de la considération pour l’existence des autres ».

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