Sur une seule journée, le cinéma AMC de Times Square diffusait en mai dernier pas moins de 70 séances de Doctor Strange in the Multiverse of Madness. Ce film était censé être un Marvel unique en son genre, car réalisé par l’un de ces sombres sorciers du cinéma, en l’occurrence Sam Raimi (un auteur), qui a signé la légende du genre Evil Dead et l’une des voix les plus distinctes de sa génération. S’il est impossible de regarder un film de Sam Raimi sans savoir que l’on regarde un film de Sam Raimi, Doctor Strange ne fait pas vraiment exception. Du moins si l’on réduit le taf de Raimi à un montage claqué, un travail maniaque de caméras et des transitions fiévreuses.
Et pourtant, en regardant Doctor Strange, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que je ne regardais pas un film de Sam Raimi. Je sentais quelque chose… d’autre — une entité étrangère ou une présence indésirable, ce qui m’a fait douter non seulement du fait que ce soit un film de Sam Raimi, mais également que ce soit un film tout court.
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Je pense qu’il est important d’accepter que le Marvel Cinematic Universe (MCU) n’est pas du cinéma, ni même de l’art. C’est du contenu, le véritable média/forme/chose qui règne sur le 21e siècle. Aborder ce contenu avec les mêmes outils critiques que l’on réserve au cinéma, à la télévision ou à toute autre forme d’art traditionnelle, c’est comme se battre avec une divinité extraterrestre à l’aide d’un lance-pierre. Il faut se prosterner devant elle ; il n’y a aucun moyen de la combattre autrement que selon ses propres conditions. Ce contenu, à la fois entièrement nouveau et homogène, est condamné à périmer dès le moment où il arrive dans les rayons, mais il vit la demi-vie du plutonium irradié. Le contenu ne crée rien d’autre que plus de contenu pour plus de contenu, nourrissant son passé de son présent pour donner naissance à son futur.
La notion même de contenu ne prend forme de manière aussi pure qu’au sein du MCU, la franchise de contenu la plus réussie et la plus prolifique qui ait jamais existé. Avec 28 films (et quelque 11 autres en cours de développement) et au moins 18 séries télévisées à son actif, le MCU s’est imposé comme le summum du contenu à l’ère du contenu. Il étouffe ses rivaux dès la naissance et prolifère comme un cancer incontrôlable. Depuis l’arrivée d’Iron Man dans les salles de cinéma en 2008, le MCU a remodelé un secteur à l’image de son évolution cannibale, parvenant à éclipser le « divertissement » tel que nous le connaissions par le « contenu » en tant que tel, sans véritable obstacle ni concurrence.
« Qu’il s’agisse d’identités queer, de troubles de la personnalité schizo-affective ou de génocide arménien, tout peut être transformé en contenu. C’est la beauté d’un produit qui ne contient rien de distinctif »
Le succès est tel que pour la plupart de gens, tout ce qui ne ressemble pas à du contenu est répugnant, au point de les faire entrer dans de véritables crises de rage. Citons par exemple ces fans de Marvel qui avaient prévu de prendre d’assaut le siège de Sony pour avoir initialement échoué à négocier un accord pour garder Spider-Man au sein du MCU.
Le génie du déluge de contenu de Disney réside dans la manière dont il transforme également tout ce qui l’entoure en contenu. Qu’il s’agisse d’identités queer, de troubles de la personnalité schizo-affective ou de génocide arménien, tout peut être transformé en contenu. C’est la beauté d’un produit qui ne contient rien de distinctif. Le MCU a passé une décennie et demie à perfectionner son absence de voix. Cette absence de voix a sapé une génération de créatifs tel un parasite, permettant à ce contenu de disposer d’une qualité vierge universelle pouvant être adaptée à n’importe quel sujet, n’importe quelle vision, n’importe quelle direction ou n’importe quel changement de marché. Le résultat offre un produit qui peut être n’importe quoi pour n’importe qui : toutes les significations dont vous pouvez rêver peuvent être rattachées à ce contenu, comme un accessoire fixé sur une figurine.
Prenez la série Moon Knight de Disney+ par exemple, dans laquelle Oscar Isaac joue un personnage souffrant de trouble dissociatif de l’identité (TDI). Que la représentation de ce trouble par Moon Knight soit juste, précise ou stupide n’a finalement aucune importance. En intégrant dans le MCU un sujet aussi compliqué et varié que le TDI, les complexités de la représentation (dans le sens ancien et artistique du terme) perdent immédiatement toute pertinence. Il est adouci, plastifié et vidé de son essence afin qu’il puisse s’intégrer de manière inoffensive aux représentations de l’extinction de l’humanité (Avengers : Age of Ultron), à celles du radicalisme noir (Black Panther) et à celles du syndrome de stress post-traumatique (Falcon et le Soldat de l’hiver) du MCU ; une autre pièce symbolique placée dans un puzzle en carton vierge.
Dans le MCU, les idées et les identités sont représentées de la même manière que les concepts de Croustillant, Craquant et Délicieux le sont sur une boîte de céréales. On a l’impression que tout peut être copié-collé sans que le spectateur ne ressente grand-chose. Qu’il s’agisse d’un baiser gay dont la diffusion est interdite dans certains pays du Moyen-Orient, d’un agent de la CIA faisant équipe avec notre héros pour renverser un dirigeant africain ou de la fin de la moitié de l’univers d’un simple claquement de doigts, il existe une sorte d’irrévérence dans ce que ce contenu prétend représenter. Le comment ou le pourquoi de l’apparition d’une chose n’a pas d’importance, du moment qu’elle apparaît, la réduisant à la création d’un bout de page Wikipédia par un fan, pesant aussi lourd dans le MCU que Mjolnir ou Howard the Duck.
Sa simple présence permet la création incessante d’autres contenus, qu’il s’agisse de fanfictions, de listes easter eggs de YouTubeurs ou d’articles comme celui-ci. La beauté de cette prolifération de contenus MCU est qu’elle alimente l’océan de contenu qui remplit chaque minute de notre vie en ligne et hors ligne, un grand brassage aseptisé et réciproque d’idées et d’images qui fleurissent et disparaissent comme des points lumineux sur l’horizon infini des médias numériques.
Cette simple équation a rapporté plus de 25 milliards de dollars à Marvel, Disney et les différents groupes (Paramount, Universal, etc.) qui coexistent dans son écosystème. Au moment où nous écrivons ces lignes, le box-office mondial de Multiverse of Madness a atteint 690 millions de dollars, ce qui le place à la 16e place dans la liste des gagnants du box-office du MCU. Parfois, si l’on s’arrête et que l’on prend le temps de réfléchir, on se rend compte que le fait qu’un personnage relativement périphérique comme Doctor Strange engrange de telles sommes aurait été considéré comme extrêmement étrange il y a 15 ans (ou même 10). Or, nous vivons à une époque où des personnages et des franchises autrefois aussi obscurs que Steve Ditko lui-même possèdent désormais l’attrait d’un Ethan Hunt ou de Ghostbusters.
« Nous sommes encouragés à penser en termes de marques, de marchés et de phases. Le MCU et nous puisons notre eau à la même pompe, et ça pourrait bien être le meilleur tour que Disney nous ait jamais joué »
Les autres superproductions hollywoodiennes ont passé plus d’une décennie à essayer de reproduire le MCU, jetant n’importe quoi dans une boucle rétroactive style « tout ce que vous pouvez faire, on peut le faire en mieux », qu’il s’agisse des tentatives de reproduire les formules d’univers partagés avec plus ou moins de succès — RIP le Dark Universe d’Universal, petit ange parti trop tôt — ou de la façon dont 90 % des superproductions modernes ont adopté l’esthétique du MCU, une apparence digitale plate qui ressemble à s’y méprendre à un parking en béton désaturé. Dans tous les cas, cette boucle engendre avec une écœurante régularité une descendance de bâtards difformes comme Ghostbusters : Afterlife et Morbius.
L’un de ces bâtards les plus durement atteints pourrait bien être l’autre masta-univers — ou galaxie — partagé de Disney : Star Wars. Autrefois terrain de jeu d’une petite créature incontestablement étrange (George Lucas, pas Yoda) et anciennement œuvre artistique (je crois sincèrement que si Picasso avait vu un personnage comme Dexter Jettster, il aurait chialé), Star Wars est devenu, sous la direction de Disney et de l’ancêtre créatif du MCU, Jon Favreau, du simple contenu. Comme le MCU, son avenir était celui d’une jeune femme mariée de force, soit tout tracé — des prédictions ayant été établies par des think-thanks, des groupes de discussion et des ultra-fans balistiques, ce qui a conduit Star Wars, ironiquement, très très loin de ce qui faisait autrefois son intérêt.
Comme tant d’imitateurs du MCU, Solo et The Rise of Skywalker ont échoué au box-office en raison d’une incapacité à saisir ce qu’était exactement le MCU et son contenu, alors que tout semble pourtant d’une simplicité évidente : le MCU est merveilleux. J’utilise ici le terme « merveilleux » dans le contexte terrifiant d’un « paysan contemplant un ange biblique », car l’universalité du MCU — à la fois dans le texte et dans le monde — devrait inspirer et inspire effectivement un sentiment d’émerveillement qui mouille les pantalons et force à s’agenouiller. Son contenu a remodelé non seulement notre culture, nos marchés, mais également notre imagination en elle-même.
À un certain degré, nous sommes maintenant tous devenus des créateurs de contenu, et notre création reflète le processus du MCU à une échelle micro et macro. Nous sommes encouragés à penser en termes de marques, de marchés et de phases, chaque partie de nous étant vendable à l’algorithme dépotoir qui dicte le cours de la feuille de stats de notre propre personnage. Le MCU et nous puisons notre eau à la même pompe, et ça pourrait bien être le meilleur tour que Disney nous ait jamais joué. Et ça va bien au-delà des tweets rageurs, des pétitions, des mèmes et de toutes ces autres merdes accumulées par les fans. Cela s’étend aux modes humains de base par lesquels les gens s’engagent avec ce contenu dans son ensemble : la forme des conversations, des débats et des théories. Vous n’êtes pas seulement un fan ou un détracteur, vous êtes un participant, un pair, un acolyte, un Thor, un Spiderman, un Captain America — un Avenger assemblé — un Venom dans cette grande machine carnassière.
C’est peut-être ça, l’art qui se trouve au cœur de l’absence d’art qui définit le contenu. Dans le contenu réside le contentement. En nous y noyant, le MCU offre à ceux qui le veulent et à ceux qui ne le veulent pas une chance d’accéder à une singularité béatifique, résultat d’une étude de marché. Cinéma, télévision, art : ce sont des gènes mutants que les Sentinelles de Disney purgeront jusqu’à ce que le contentement soit universel, et que chacun d’entre nous puisse être considéré comme un véritable prédicateur, qu’il soit fan ou non.
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