Si vous avez eu un livre de Lovecraft, de Robert Bloch, de Clark Ashton Smith, ou la revue française Métal Hurlant entre les mains, vous êtes sûrement déjà tombés sur des illustrations de Jean Michel Nicollet. Dessinateur et peintre, il est l’auteur de toutes les iconographies fantastiques de la collection anthologique des Nouvelles éditions Oswald. Pour NéO, il a réalisé plus de deux cents couvertures des classiques du genre, en y injectant à chaque fois de la brume, de l’épouvante et de l’effroi. Pour le dire autrement, entre 1979 et 1989, il n’a cessé de donner vie à la mort et à tout ce qu’elle renferme.
L’âge d’or où on dessinait les couvertures des livres à la main semble révolu, mais Jean-Michel Nicollet, à 75 ans, est toujours actif, comme un volcan effusif qui continuerait de déverser sa lave acrylique pour brûler les yeux et glacer le sang des lecteurs.
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Je l’ai rencontré récemment dans son appartement du 14e arrondissement de Paris, pour évoquer son amour des créatures surnaturelles, d’un certain Satan trônant en majesté, et de la littérature SF dans son ensemble.
VICE : Bonjour Jean-Michel. Déjà, comment vous êtes-vous mis à l’illustration ?
Jean Michel Nicollet : Tout ça s’est passé en plusieurs temps. À douze ans, j’étais déjà passionné par l’illustration et la lecture. Je lisais tout un tas de bouquins du 19 e siècle parce que les couvertures et les images m’intéressaient. Et dès que ça touchait à l’aventure, ma passion était plus vive encore. J’ai su très jeune que je voulais intégrer ce monde de l’illustration populaire. J’ai fait les Beaux-Arts, et j’ai commencé à faire de l’illustration luxueuse pour Playboy et Lui, tout en réalisant à côté des dessins pour des publicités médicales, des livres pour enfants, et des bouquins de la collection Folio. Mais ça restait assez classique.
J’étais un collectionneur de littérature fantastique, mais à l’époque il n’y avait pas encore de support pour ce genre d’illustration. La création de Métal Hurlant en 1975 a changé la donne. J’étais très copain avec Philippe Druillet et Tardi – avec qui je partageais mon atelier –, alors Jean-Pierre Dionnet, cofondateur du magazine, m’a proposé de les rejoindre. Quand j’ai commencé mes dessins avec eux, j’ai perdu mon ancienne clientèle chic, mais au moins j’étais dans un milieu qui me plaisait. J’ai fait plusieurs couvertures pour Métal Hurlant, et ça a lancé toute l’affaire. J’ai ensuite réalisé certaines illustrations de la collection «Titres-SF» chez Lattès, et publié Le Diable chez Les Humanoïdes Associés. Les éditions NéO m’ont appelé par la suite, et j’ai fait plus de 400 dessins chez eux, dont 220 couvertures.
Une couverture, c’est une affiche de livre… Sur quels éléments se base-t-on pour en réaliser une ?
Il faut tout d’abord lire le bouquin. Ça prend en général un jour. Une fois l’ouvrage refermé, on sait exactement ce qu’on va dessiner. Le but étant de synthétiser l’histoire par une image forte, sans trahir ce qu’il y a dans le livre. Faire une couverture, c’est donner corps au texte. C’est fait pour accrocher et attirer les lecteurs. Il n’y a pas vraiment de recette. On peut représenter le héros, des créatures, ou alors une scène ou une atmosphère. Il faut trouver un contenu à décrire. Mon temps à Playboy et à Lui, à illustrer des articles de presse, m’a aidé dans cette démarche.
Les films aussi m’ont beaucoup apporté. J’ai dû voir tous les films de la Hammer, et un paquet de films fantastiques et expressionnistes allemands. Un film m’a particulièrement influencé : La Maison du diable de Robert Wise. C’est extrêmement angoissant alors qu’il ne se passe rien de vraiment visuel. Pareil pour Le Carnaval des âmes de Herk Harvey. J’aime reprendre ces ambiances, et la sensation curieuse que m’ont procurée ces deux films pour élaborer mes dessins.
« L’âge d’or est passé parce que les dessins à la main sont plus chers que ceux réalisés par ordinateur. L’informatique a plié l’affaire »
Et du côté technique, quel est le processus ?
Je réalise mes couvertures aux pinceaux et à l’acrylique, sur toile ou sur carton. Il suffit de poser son image, penser à la composition, affiner avec des calques. Ensuite, il n’y a plus qu’à peindre. Le choix des couleurs est essentiel parce que ça détermine une ambiance. Mais il faut bien le dire, c’est extrêmement intuitif. On n’est pas dans un intellectualisme forcené. Dès que le dessin est intellectualisé, ça devient un peu froid. Je suis pour la spontanéité. Il y a toujours des choses bizarres qui sortent quand on se laisse aller, des formes qui dépendent de l’inconscient, ou des choses qu’on a vues et qui reviennent en mémoire. Je trouve fascinant de partir du vide, le sculpter, et mettre en forme cette idée vague. Du dessin automatique apparaît quelque chose, ensuite il faut le développer.
À l’époque de NéO, je faisais trois ou quatre couvertures par mois – au format 30x40cm. En général, je les peignais en deux jours. On n’arrive jamais à la perfection – contrairement à ce que pensait Léonard de Vinci –, alors il faut savoir s’arrêter à un moment et passer au dessin suivant.
Ça vous est arrivé de faire de sublimes couvertures pour un bouquin moyen, et des mauvaises pour un excellent livre ?
Les livres complexes sont plus difficiles à illustrer. Alors oui, ça peut arriver. Mais on ne le sait jamais sur le coup. Parfois, on fait des illustrations, et c’est après qu’on les trouve géniales. On se dit : « merde, mais je ne pourrai jamais refaire ça ! »
« La profession qui se rapproche le plus à l’illustration aujourd’hui c’est tatoueur. Sa pratique est manuelle et populaire »
Je suis récemment tombé sur Nounours est pyromane de Robert Bloch – auteur américain qui a, entre autres, correspondu avec Lovecraft, et dont le livre Psychose a été adapté au cinéma par Alfred Hitchcock en 1960. Vous avez signé la couverture, et elle bute. Il y a des dessins auxquels vous tenez particulièrement ?
Sept pas vers Satan de Abraham Merritt, parce que c’est la première illustration que j’ai faite pour NéO. Celle pour Le pacte noir de Robert E. Howard a été déterminante. La Gorgone de Clark Ashton Smith est réussie. J’ai aussi illustré les poèmes de Lovecraft chez NéO dans une édition de luxe. Ça m’a amusé. Dans un autre registre, j’ai réalisé un ouvrage photographique sur Harry Dickson. Après la publication, Jean Rollin – le Ed Wood français en quelque sorte – m’a appelé pour adapter le livre, et voulait que je sois l’acteur principal. On a fait des essais, mais finalement le film n’est pas sorti.
Les couvertures de livres sont généralement assez neutres. La SF et l’épouvante, est-ce le meilleur moyen de faire des dessins maximalistes, poussés à fond ?
J’ai fait des dessins transgressifs à l’époque où c’était possible de le faire. Il n’y a qu’à voir les couvertures pour NéO et Métal Hurlant. Je me souviens par exemple d’une couverture dans laquelle je mettais en scène un robot femme qui défonçait la gueule d’un robot homme avec une grosse clé à molette. J’ai aussi fait un bouquin sur le diable, publié aux Humanoïdes Associés en 1975. Il s’agissait d’un poster book avec des scènes érotiques, et le diable représenté sous toutes ses formes. Ces scènes amusantes et ces curiosités ésotériques ne sont possibles que dans le domaine du bizarre. Le fantastique, la SF et l’aventure donnent de grandes libertés esthétiques.
On a passé l’âge d’or selon vous ? L’époque où on dessinait les couvertures, sans passer par le numérique ?
L’âge d’or est passé parce que les dessins à la main sont plus chers que ceux réalisés par ordinateur. L’informatique a plié l’affaire. J’ai été parfois en compétition avec des studios qui utilisaient le numérique, et ils pouvaient proposer quatre ou cinq couvertures, alors que moi je n’en proposais qu’une. Ça fait un peu 19 e siècle comme approche, mais au moins c’est une œuvre originale, sans reproduction possible. La profession qui se rapproche le plus à l’illustration aujourd’hui c’est tatoueur. Sa pratique est manuelle et populaire. Je pense d’ailleurs me faire tatouer bientôt. Au moins, quand on est vieux, le tatouage n’a pas le temps de s’abîmer !
Vous illustrez des vampires, des robots, des morts-vivants, des femmes nues. Ces créatures ne meurent pas, et les femmes prolongent la vie. Tout ça ne serait pas un fantasme, un symbole d’une vie éternelle ? C’est une bonne analyse à laquelle je n’avais pas pensé. Les monstres vivent dans un monde post mortem, et la femme est reproductrice, elle est l’image du désir et de l’équilibre. Il y a sûrement quelque chose de cet ordre-là, fondé sur la peur de l’inconnu. Mais en même temps je suis absolument contre l’éternité. J’aurai du mal à me supporter et à supporter les autres pour toujours. Ce n’est pas souhaitable. J’ai souvent dit que le polar amenait le problème de la mort, et que le fantastique dépassait la mort. Il ne s’agit alors pas de suspens, mais d’interrogations.
Vous croyez aux créatures que vous dessinez ?
Ce sont des mythes, et je crois en ces mythes. A la monstruosité, surtout. Quand j’étais môme, après la Seconde Guerre mondiale, je me souviens des invalides aux visages déformés qui vendaient des billets de loterie nationale. J’avais 6 ans. Ça m’a marqué. Avec le clonage, les expériences génétiques et tout le bordel, je me dis que Frankenstein existe, ou en tout cas on s’en approche. En ce qui concerne le vampire, quand on lit la mythologie roumaine, on se rend compte qu’il s’agit d’un mythe inversé basé sur l’éternité. Un mythe noir, par comparaison au mythe blanc de Jésus-Christ. Le paradis n’est pas dans la nature de l’Homme. C’est pour cette raison qu’il est plus facile de peindre l’Enfer que le paradis. L’Enfer est partout, on le connaît.
Les livres de Jean Michel Nicollet sont disponibles aux éditions Zanpano.
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