Détention dans la France d’avant

Cet article est extrait du numéro « Prisons »

Le photographe français Jean Gaumy travaille avec l’agence Magnum depuis 1977. Entre 1976 et 1979, il a effectué un travail de fond sur les pénitenciers français et leurs détenus, axant sa recherche ce qu’il a appelé les « prisons normales » : Caen, Rouen, Saint-Martin-de-Ré en Charente-Maritime ou Melun, en Seine-et-Marne. Durant ce temps, il a en parallèle tenu un carnet, retranscrivant en quelques lignes ce qu’il vivait au quotidien. Celui-ci est paru aux éditions de L’Étoile en 1983 en introduction de son livre Les Incarcérés. Il a accepté de nous en livrer quelques extraits.

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Saint-Martin-de-Ré. Juillet 1976.
Il y a un tel cinéma qui s’est greffé autour des prisons que la réalité que j’en perçois depuis quelques mois est presque décevante. Quelle que soit la prison c’est toujours un peu le même scénario.

Premier jour, pas de problème, je crée l’événement, je casse la monotonie.

On me parle beaucoup – trop même. Le lendemain, surprise, je reviens. En prison on ne voit jamais de journalistes qui reviennent. Lorsque je reviens pour la troisième fois, c’est le début de la méfiance. On commence à douter. Et si je n’étais pas un vrai photographe ? Ça leur semble trop facile. Quatrième jour : il n’y a qu’un agent au Ministère qui puisse opérer ainsi ; le malaise traîne, chez les surveillants comme chez les détenus – il faudra du temps pour le dissiper.

Caen. Novembre 1976.
Aujourd’hui j’ai bien compris qu’il n’y a rien à faire. Quand ils sont en groupe je ne peux même pas lever l’appareil, ce serait un défi – la situation est difficile. S.P., un détenu, m’a bien résumé l’affaire : je suis trop à l’intérieur, ce serait plus facile si j’étais de l’autre côté de la frontière, de mon côté. Je ne respecte pas les règles du jeu. Pour eux ma place est à l’extérieur, au téléobjectif. Ce serait plus conforme à l’idée qu’ils se font des photographes. Pour certains, le contact humain ne leur paraît être qu’une tactique, un calcul.Il y a quelque chose d’indécent à se balader librement au milieu d’eux.

Melun. 17 mai 1978.
Violente volte-face de la part de détenus. Humainement je suis à peu près toléré mais c’est bien différent pour l’appareil photo. Je représente la presse à sensation. Ils haïssent tout ce qui y ressemble quand ça les concerne et pourtant, ils s’en gavent littéralement. Ils y trouvent une justification, quelque chose de valorisant, l’impression d’être les caïds dont parlent les journaux. Du cinéma pour les plus paumés.

Étretat. 29 mai 1978.
J’ai l’impression d’avoir touché un truc fondamental il y a deux jours, lorsque S.P. s’est mis à parler de lui dans la voiture de son copain venu le chercher pour une permission. Son cheminement vers la délinquance, la difficulté qu’il a de se prendre en charge, l’envie de s’anéantir en se remettant au pouvoir des autres, à la prison.

Aujourd’hui nous sommes allés pêcher en mer. Il tremblait : la bière se mélange mal aux calmants chimiques de la prison. Il m’a raconté comment vers 10 ou 11 ans il avait dû couvrir son père du meurtre de sa mère devant la police.

Les surveillants sont persuadés qu’il se cavalera pendant une permission.

Je suis persuadé du contraire.

Saint-Martin-de-Ré. 6 juin 1979.
Ça a dérapé. Premier accrochage depuis le début – premier coup de poing en pleine figure. J’encaisse sans broncher pour ne pas perdre ma contenance dans la cour.

Les surveillants n’ont pas repéré l’incident ou n’ont pas voulu risquer d’envenimer la situation. Je préfère.

Depuis longtemps il m’arrive de redouter un coup de couteau ou une lame en ferraille cachée dans les habits.


Centre de détention, Caen, 1976. Photo : Jean Gaumy/Magnum.

Ce détenu n’avait pas le moins du monde l’expérience du maniement des haltères. Il est venu très soudainement. C’était juste pour me provoquer et manifester devant l’objectif photographique. J’ai le souvenir d’une violence énorme. Il hurlait. Dans la cour, la radio d’un prisonnier crachait à plein volume « Kashmir » de Led Zeppelin.


Prison de Bonne Nouvelle, Rouen, 1979. Photo : Jean Gaumy/Magnum


Saint-Martin-de-Ré. 1978. Photo : Jean Gaumy/Magnum

J’ai vite compris que l’expression des corps était l’une des possibilités pour les détenus de retrouver un semblant de liberté. Dans mes carnets, en date du 21 août 1978, j’écrivais à ce sujet : « Dans la cour, il y a un exhibitionnisme assez étonnant : tatouages et pectoraux. Ceux-là se laissent plus facilement photographier. Ils ont trouvé dans leurs corps une façon de s’affirmer. »


Maison d’arrêt de Caen, 1976. Photo : Jean Gaumy/Magnum.

J’étais plutôt du genre silencieux et timide. J’étais presque surpris de me retrouver dans de telles situations. Il fallait vraiment que les détenus et les gardiens aient compris un minimum l’esprit de ce que j’étais en train de faire. La surprise, sans doute. Ils me faisaient relativement confiance. Pas toujours, bien sûr. Par moments. Cette démarche, dans ces établissements, était à l’époque tellement inédite. Anormale même.


Maison d’arrêt de Caen, 1976. Photo : Jean Gaumy/Magnum

Durant la messe, les détenus étaient confinés dans des petits boxes afin qu’ils ne communiquent pas entre eux. C’était un système très ancien et qui n’existe plus aujourd’hui. Les détenus avaient accepté d’être photographiés à la suite de ce que leur avait dit le prêtre. Il s’agit d’une de mes toutes premières interventions en milieu carcéral.

Saint-Martin-de-Ré, été 1978. Photo : Jean Gaumy/Magnum

Au fond de la cour, là ou dans les autres prisons, il y avait toujours un détenu pour penser que je l’avais photographié en douce, de loin. C’était aussi une façon de s’exprimer, de s’opposer, d’exister, d’entrer en relation.


Rouen, 1979. Photo : Jean Gaumy/Magnum

Pour seule décoration, cinq petites photographies au mur de la cellule d’une détenue infanticide. Cette dernière était en état de prostration depuis des semaines. Les gardiennes connaissaient les circonstances de son crime et elles avaient aussi tout à fait conscience de son désespoir. Elles ne portaient plus de jugement. Elles savaient qu’il y avait un vrai risque pour que cette maman ravagée de culpabilité cherche à se détruire. À l’époque, le réalisateur Jim Jarmush, que je rencontrais de temps en temps aux Cahiers du Cinéma, m’avait dit que le photographe légendaire Robert Frank avait retenu cette photographie parmi toutes les autres qu’il lui avait montrées de mon projet.