Parfois, j’oublie que je ne suis pas blanche. Ça peut paraître fou, mais comme si c’était un mécanisme de survie, j’oublie qu’à tout moment je peux morfler. Donc quand ça recommence, quand la violence est à nouveau face à moi, c’est à chaque fois plus douloureux.
La recherche d’un logement dans une société raciste est un parcours difficile. Comment ce qui semble aussi anodin que de visiter des appartements peut à ce point devenir l’épreuve d’un enfer qui nous rend vulnérable, face aux discriminations ? Au téléphone, tout se passe toujours bien, je confirme le jour et l’heure de la visite. Mais quand on me demande mon nom, ma réponse est généralement suivie d’un silence. « Ça ne va pas être possible. J’ai déjà eu des gens comme vous, ça ne s’est pas bien passé. »
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Unia, le service public indépendant de lutte contre la discrimination et de promotion de l’égalité des chances en Belgique, précise que « s’il est légitime pour un propriétaire de vouloir fixer les conditions de location de son bien, sa liberté contractuelle est néanmoins limitée par la législation antidiscrimination ». Les propriétaires qui auraient des critères discriminants concernant des locataires sont donc passibles de sanctions pénales ou civiles. Cependant, la réalité est là. Unia rapporte qu’en 2021, 300 dossiers ont été ouverts pour des cas de discrimination au logement – 30,5% pour des critères raciaux et 10,5% pour des refus à cause d’un handicap.
Après avoir passé des matinées à n’en plus compter à répondre aux annonces immobilières et réussi à gratter vingt-huit visites en près de trois semaines, sans aucune réponse positive, l’ascenseur émotionnel constant mué en boule au ventre d’angoisse m’a perdue. Et j’ai aussi perdu du poids. Je suis épuisée. J’ai pourtant un dossier sérieux, deux garant·es, une lettre de mon employeur et des fiches de paie en veux-tu en voilà.
Ma gamberge m’a alors amenée à en parler avec des connaissances qui ont eu recours à de nouvelles habitudes, voire à des techniques illégales, pour détourner les mécanismes racistes des proprios et, enfin, trouver un logement. Toutes ces personnes ont à un moment eu l’impression (si pas la preuve formelle) qu’elles subissaient une discrimination au logement. Et si rien ne dit si c’est bien leur changement d’approche qui les a aidé·es à obtenir un appart’, elles ont accepté de parler de toutes ces fois où, en tant que personnes racisées, elles ont dû prétendre être quelqu’un d’autre.
Envoyer une personne blanche faire la visite
Lors de sa recherche, Myriam* (32 ans) avait un dossier plutôt solide : travail à temps plein, bon salaire, mariée. Au téléphone, ça s’est toujours bien passé. C’est à l’étape de la visite que les premières difficultés viennent ralentir le processus : « Dès qu’on arrivait en tant que couple maghrébin, y’avait un changement d’ambiance. À de nombreuses reprises, on a même refusé de me faire visiter l’appartement, sans aucune justification. Un jour, j’ai voulu faire une visite sans mon turban, en me disant que je serais moins stigmatisée, mais j’ai eu droit au même traitement. »
Après un an de recherches, épuisée par les refus, Myriam décide finalement d’envoyer son beau-frère, le mari de sa sœur, faire une visite à sa place. Elle a un coup de cœur sur l’appartement et ne veut pas laisser filer sa chance. « Mon beau-frère est blanc, avec un accent flamand, décrit-elle. Il a tout de suite eu l’appartement. On ne lui a même pas demandé de fiche de salaire. En fait, on ne lui a rien demandé du tout ! L’agence immobilière lui a même envoyé par courrier le bail pré-signé. »
Son beau-frère avait la possibilité d’ajouter des personnes qui allaient cohabiter avec lui sur le bail, ce qu’il a donc fait en y inscrivant Myriam. « Pour ce qui est de la domiciliation, c’est un processus indépendant du bail, ça n’a pas posé problème », ajoute-t-elle.
Mentionner un garant fortuné
Nathalie* (25 ans), jeune artiste sans contrat tout juste lancée comme indépendante, ne partait pas avec un dossier idéal. Et le fait qu’elle soit racisée n’a pas aidé non plus. « Mon prénom ça va, mais je sais que le nom de famille joue beaucoup, même si le mien ne sonne “pas trop arabe” », dit-elle. Sur Facebook, les prises de contact ne sont pas faciles. Lorsqu’elle envoie des messages privés pour des appartements, les prix ne sont parfois plus les mêmes que ceux annoncés dans la description : « Je les soupçonne d’avoir gonflé le prix pour que je me montre pas trop intéressée. »
Comme Myriam, c’est à la vue de l’appart’ de ses rêves, qu’elle s’est résolue à tricher : « Je pouvais pas louper ce cadeau du ciel. Tout correspondait ; mais est-ce que moi je correspondais ? » Pour mettre toutes les chances de son côté, Nathalie fait appel à un ami de son père, un homme « qui a les moyens » et dont le nom de famille n’est pas à consonance étrangère. Quelques semaines après l’avoir inscrit comme étant son garant, elle a eu l’appartement.
Avoir un·e « allié·e racisé·e »
Comme les autres, Leïla* (28 ans), s’est vue ramenée à son origine dans sa quête de logement : « J’avais un dossier d’étudiante avec mes parents comme garants, qui sont médecins, explique la jeune femme. Et je me faisais quand même tej avant d’obtenir un rendez-vous. » Si elle n’a pas la preuve sur papier que le racisme a joué un rôle dans tout ça, on peut quand même le soupçonner: « J’ai eu des gens qui me demandaient au téléphone si mon prénom était arabe. J’en reviens pas qu’ils aient osé me poser la question. »
Au fil du temps, Leïla prend d’abord la décision de ne plus faire de demandes de rendez-vous en son nom, pour ensuite passer à l’étape suivante et demander à une amie de faire des visites à sa place. Mais après plusieurs mois de recherche et une échéance pour quitter son appartement qui se rapproche dangereusement, elle opte pour une alternative plus poussée. Sa nouvelle stratégie consiste alors à demander à son ex de participer aux visites avec elle. « Quand je postulais, j’inscrivais le nom bien flamand, à particules, de mon ex, et surprise, on me rappelait bien plus souvent, explique-t-elle. Quand j’ai finalement trouvé un appartement, j’ai signé le contrat à mon nom, en assurant qu’il vivrait avec moi. Malheureusement, alors qu’elle est censée emménager le mois suivant la signature, la propriétaire « change d’avis ». C’était la première fois qu’elle arrivait si près du but.
Si Leïla a finalement trouvé un appart’, elle se demande si ce n’est pas aussi grâce au fait que l’agent immobilier à qui elle a eu affaire était arabe. « Finalement, la seule façon pour se sortir de ces conneries, ce serait peut-être qu’on ait de plus en plus d’agent·es immobilier·es racisé·es pour nous aider », conclut-elle. Vraie question.
Masquer ses origines
« J’ai toujours ressenti qu’en Belgique, il y avait une énorme différence », lance Marta* (25 ans). Selon elle, quand vous venez d’Amérique du Sud, comparativement à l’Espagne, on vous associe plus rapidement à des clichés, on vous colle l’étiquette d’« immigré·e » sur le front et on vous assimile aux trafics de drogues – Marta ne compte plus les remarques qu’elle a reçues à ce sujet. Elle ajoute qu’une fois que les propriétaires réalisent qu’elle est Chilienne et non Espagnole, elle sent leur regard changer.
Après avoir essuyé plusieurs échecs, ces rapports ont poussé Marta et sa mère à s’adapter, quitte à renier une partie d’elles-mêmes. Avant chaque visite, Marta – 18 ans à l’époque de leur dernière recherche – avait droit à un petit briefing de la part de sa mère : premièrement, ne pas donner leur nom de famille. Marta se rappelle qu’elle lui disait qu’elle avait déjà de la chance d’avoir un prénom qui « sonne européen » et surtout, de ne pas avoir d’accent. « C’est terrible de se sentir chanceuse de pas avoir d’accent pour trouver un logement », dit-elle. Deuxième chose à laquelle elles faisaient attention : ne pas parler espagnol lors des visites. Les deux femmes faisaient également attention à leur tenue, il fallait faire gaffe à chaque détail pour ne pas paraître trop latina. « On est fières de nos origines mais on devait vraiment cacher qui on est », regrette-t-elle.
Malgré tout, à la vue de leurs papiers d’identité, les mêmes questions fatidiques tombaient à chaque fois : « Vous venez d’où ? », « Ça fait longtemps que vous êtes en Belgique ? », « Pourquoi vous êtes ici ? » Marta a pu observer qu’elle a souvent été la seule parmi les candidat·es à se voir poser ces questions.
Marta et sa mère ont fini par trouver un appartement, même s’il leur coûte cher et que sa mère dort dans le salon. Elles l’ont obtenu grâce à une proprio « hyper cool qui ne leur a rien demandé de trop personnel ».
Trafiquer ses fiches de paie
Technique classique me direz-vous. Mais pour Lucien* (57 ans), ça n’a pas été un automatisme. Il a d’abord cherché à la régulière. Son nom, « bien flamand, bien du terroir », parlait pour lui lors de ses prises de contact. C’est aux premières rencontres que ça coinçait : « Avec le nom que j’ai, aucune agence ou propriétaire ne s’imaginait voir un grand Noir arriver à la visite. On s’adressait à moi beaucoup plus froidement qu’au téléphone, où en général les gens étaient chaleureux. » Lucien décide à un moment d’adopter « une stratégie plus agressive ». Gérant de sa propre société, il peut aisément trafiquer ses documents professionnels, sur lesquels il inscrit alors un salaire fictif élevé. « Franchement, si t’en arrives là, c’est que t’as vraiment le sentiment que tu vas finir à la rue, dit-il. À partir de là, j’ai trouvé un logement sans difficulté. »
Lucien ne s’est jamais fait choper mais il a toujours été conscient du risque, surtout lorsqu’il est devenu père. « Ça aurait pu être dangereux, remet-il. Quand je le faisais uniquement pour moi, c’était mon problème mais quand t’as une famille, t’as le sentiment que c’est plus délicat. Mais si je voulais un logement pour mes enfants, je savais qu’il fallait que je mente. J’ai toujours menti parce que la vérité ne me permettrait jamais de me loger. » Aujourd’hui, il se soucie surtout des discriminations auxquelles ses enfants seront également confrontés. « Ils sont métis, tout ce que je leur souhaite c’est qu’ils n’aient pas à vivre ça », conclut Lucien.
Acheter plutôt que louer
Moncef* (31 ans), a dû redoubler de combines pour avoir l’air crédible auprès des agences. « Je faisais des fausses fiches de paie, poursuit-il. Quand j’étais au CPAS, je savais que si je le mentionnais c’était mort de chez mort. Si t’as des aides sociales et que tu cherches un logement… bonne chance. » Moncef avoue qu’il peut toutefois comprendre la logique des proprios : « Je sais qu’un revenu d’intégration sociale c’est 900 ou 1 000 euros, donc tu te dis d’office que c’est pas possible, que ton locataire va être dans la merde. »
Mais hormis la question de l’argent, celle du racisme ne tarde pas à faire surface, dès l’entretien téléphonique : « Une fois, on m’a clairement dit les termes : “Je sens par votre accent que vous êtes Marocain, je veux pas vous faire perdre votre temps : l’appartement, je le loue pas aux Marocains, ni aux Noirs, ni aux Turcs.” » C’est la seule fois où on a été aussi direct avec lui. « Les autres fois, en général, c’est plus schmet. »
Moncef n’a pas opté pour la mise en place d’une technique pour contourner les choses, il a pensé à acquérir un bien avec sa copine (blanche). Le couple – les deux ont un CDI – a finalement réussi à acheter grâce à un emprunt, après quelques mois de recherches. « C’était pas uniquement à cause du racisme, mais ç’a fortement pesé sur mon choix », explique-t-il. Selon lui, lorsqu’on est engagé·e dans un processus d’achat, les difficultés sont moins de l’ordre de la discrimination raciale que liées à des questions purement économiques. Il n’y a cependant aucun moyen d’en être sûr·e, aucune étude ne semble exister à ce sujet.
*Noms d’emprunt, afin de protéger l’identité des personnes ayant fait usage de ces détournements.