Les forces gouvernementales birmanes font usage d’un dangereux mélange de meurtres, de violences sexuelles sous la menace d’armes et d’actes de torture contre la minorité musulmane des Rohingya, selon deux nouveaux rapports. Ces événements ont principalement lieu dans l’État d’Arakan, au nord-ouest du pays.
Le premier de ces deux rapports a été réalisé par l’ONU et était très attendu. Publié vendredi dernier, il a été conduit malgré le refus du gouvernement birman d’accorder aux agents de l’ONU un « accès complet aux zones les plus affectées ». Les documents de l’organisation décrivent avec précision les massacres et les tortures perpétrés par l’armée birmane. Les victimes de ces sévices sont aussi bien des enfants de huit mois que des vieillards de 80 ans.
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Selon le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad Al Hussein, les nouvelles informations concernant des « violations généralisées des droits de l’homme contre la population Rohingya » démontrent que de « très probables crimes contre l’humanité » ont été commis. Zeid a appelé la communauté internationale à contraindre la Birmanie à mettre « fin à [ses] opérations militaires ».
« La cruauté dévastatrice à laquelle ces enfants Rohingya ont été soumis est insupportable », a écrit Zeid. « Quels objectifs sécuritaires pourraient être atteints en faisant cela ? »
Depuis la publication de son rapport, l’ONU l’a complété avec de nouveaux chiffres. Selon deux membres de l’organisation chargés des réfugiés fuyant la violence, plus de 1 000 Rohingya musulmans ont été tués dans une rafle de l’armée birmane, a indiqué ce jeudi le Guardian. Jusque-là, les organisations internationales avancaient le chiffre de centaines de morts.
« C’est probablement une sous-estimation — on pourrait parler de milliers », a témoigné un fonctionnaire onusien, sous anonymat. Les deux sources, dans des interviews séparées, ont indiqué que le le bilan avait fort probablement dépassé les 1 000 morts. Les deux fonctionnaires travaillent dans deux agences différentes de l’ONU au Bangladesh, où près de 70 000 Rohingyas ont fuit ces derniers mois.
Le deuxième rapport qui met en lumière les atrocités commises contre les Rohingya a été publié ce lundi par Human Rights Watch est tout aussi troublant. Il détaille comment l’armée et la police des frontières birmanes ont eu recours « au viol, au viol collectif, aux fouilles corporelles invasives et à la violence sexuelle » dans de nombreux villages du district de Maungdaw, dans le nord de la région d’Arakan. HRW avait déjà publié des images satellites qui indiquaient qu’au moins 1 500 maisons de Rohingyas avaient été détruites ces derniers mois. D’autres militants estiment que ce chiffre est plus proche des 2 000 habitations détruites.
Les deux rapports viennent s’ajouter à une longue liste d’accusations portées contre l’armée birmane et les gardes frontières de l’État d’Arakan. C’est là où ont émergé des témoignages de violences policières, de déplacements forcés et de massacres systématiques après la mise à mort de neuf policiers dans le Maungdaw, le 9 octobre.
Les militaires ont d’abord avancé qu’ils répondaient aux menaces grandissantes d’une organisation djihadiste des Rohingya, appelée Harakah al-Yakin. Mais selon les analyses de l’ONU et d’Amnesty International, les « opérations de nettoyage » se sont rapidement transformées en violations des droits de l’homme, qui continuent de contribuer aux soupçons de crimes contre l’humanité.
Selon le porte-parole du gouvernement birman, Aye Aye Soe, le gouvernement « prend très au sérieux ces accusations » et allait « se pencher dessus ». Mais trois jours après sa publication, le rapport de l’ONU n’avait toujours pas été mentionné dans le principal journal du pays, détenu par l’État. Par le passé, les autorités gouvernementales avaient nié avec véhémence ces abus et avaient lancé une contre-attaque médiatique. Celle-ci se composait notamment d’un rapport publié fin décembre sur les « rumeurs » de violences sexuelles perpétrées dans l’État d’Arakan et les soupçons de « faux viols ».
Ces derniers rapports ouvrent un nouveau chapitre dans la longue histoire de l’oppression de cette minorité musulmane, qui remonte à plusieurs siècles.
Qui sont les Rohingya ?
La souffrance des Rohingya prend source dans une dispute vieille de plusieurs siècles, sur les origines géographiques du groupe. Les Rohingya assurent qu’ils vivent dans la région de l’État d’Arakan depuis le XVIIIème siècle, ce que confirment des documents historiques. Mais la junte militaire qui a été à la tête du pays de 1962 à 2010 leur a attribué le statut d’immigrants illégaux venus du Bangladesh voisin, et a tout simplement effacé des livres d’histoire toute trace de cette minorité.
Les généraux birmans ont réécrit les lois sur la citoyenneté pendant les années 1980 pour éviter toute reconnaissance officielle de la minorité musulmane. Avec cette décision, ils ont créé l’un des plus grands groupes d’apatrides du monde. Ils ont ainsi drastiquement circonscrit leur liberté de circulation.
« C’est davantage un problème ethnique qu’un problème religieux », a dit Joshua Kurlantzick, un responsable du Council on Foreign Relations.
Actuellement, près d’un million de Rohingya de l’État d’Arakan vivent dans des conditions dignes de l’apartheid, dans des villages qui sont constamment sous surveillance militaire. Environ 120 000 membres de leur communauté ont été rassemblés puis envoyés dans des camps d’internement depuis que le début des violences en 2012 — lorsque trois hommes Rohingya avaient été accusés d’avoir violé une femme bouddhiste.
Le bilan des émeutes de 2012 était alarmant : plus de 200 morts et plus de 200 000 personnes déplacées. Le désespoir de cette population a renforcé le trafic d’êtres humains dans la région et a créé une crise migratoire majeure dans la région. Des dizaines de milliers de Rohingya ont fui dans des bateaux de fortune par la baie de Bengali entre 2012 et 2015, dans l’espoir de gagner la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie ou les Philippines.
Pourquoi cette crise atteint son pic maintenant ?
Depuis le meurtre de neuf policiers birmans le 9 octobre dernier et les représailles de l’armée, 69 000 Rohingya ont demandé l’asile au Bangladesh, selon l’estimation la plus récente de l’ONU. Dans le pays voisin, ils ont alors rejoint les 500 000 autres réfugiés Rohingya, enregistrés ou non, qui y vivent déjà. 23 000 autres membres de la communauté ont été déplacés au sein même de l’État d’Arakan.
Pendant la même période, l’armée a complètement isolé le district de Maungdaw, ce qui empêche au moins 160 000 civils de recevoir de l’aide humanitaire. Trois mois plus tard, les agences humanitaires ont recommencé à pouvoir accéder à la région. Des cas de malnutrition aggravée ont commencé à émerger.
« Une tragédie humaine qui s’apparente à un nettoyage ethnique et à des crimes contre l’humanité est en train de se révéler en Birmanie », a écrit Malala Yousafzai, Muhammad Yunus et neuf autres lauréats du prix Nobel dans une lettre ouverte au Conseil de sécurité de l’ONU fin décembre. La lettre critiquait également la leader birmane Aung San Suu Kyi pour avoir échoué à prendre l’ « initiative d’assurer des droits complets et égaux de citoyenneté aux Rohingya » et appelait à une action immédiate.
Mais Aung San Suu Kyi, qui a reçu le prix Nobel de la paix et un grand soutien international pendant ses 15 ans passés en tant que prisonnière politique de la junte militaire, fait face à une résistance militaire extrêmement forte. Elle s’est également montrée peu encline à lancer les discussions sur cette question.
« Les militaires ont régné pendant cinq décennies et ont encore énormément de pouvoir », a dit Joshua Kurlantzick du Council on Foreign Relations. « Le NLD [le parti de Suu Kyi] a du mal à aller de l’avant. »
L’opinion personnelle de la lauréate du prix Nobel envers les Rohingya contribue au malaise. L’année dernière, on l’entendait dans un enregistrement se plaindre auprès de son équipe, qui avait permis à un musulman de l’interviewer.
Le possible escalade
Daniel Russel, assistant du secrétaire d’État américain pour les affaires concernant l’Asie orientale et pacifique, estime que le traitement accordé aux Rohingya pourrait renforcer l’extrémisme islamiste en Birmanie, ainsi que dans les pays voisins.
L’ampleur de la militarisation parmi les Rohingya est difficile à vérifier, mais les spécialistes craignent que l’extrémisme s’y soit déjà implanté. Les défenseurs du groupe sur place maintiennent que sa faction armée est relativement petite et non organisée. Mais un rapport de l’International Crisis Group avance que l’organisation Harakah al-Yakin est financée par l’Arabie Saoudite et par le Pakistan. Leur leader est également un Pakistanais fils d’un Rohingya et qui a grandi à La Mecque.
Cet homme, connu sous le nom d’Ata Ullah, est apparu notamment dans une série de vidéos diffusées sur Internet en octobre et en novembre. Il y détaille la mission principale du groupe, soit de simplement restaurer les droits fondamentaux des Rohingya.
« Il est pourtant possible que ses objectifs puissent évoluer, étant donné ses liens avec les groupes djihadistes internationaux », alerte le rapport de l’International Crisis Group.
Qu’est-ce qui se passera ensuite ?
La pression internationale, tant de pays proches que lointains, continue à monter. Depuis le pic des violences en octobre, des manifestations de solidarité ont surgi dans les pays voisins avec des communautés musulmanes très nombreuses, comme le Bangladesh et la Malaisie. Des manifestations en Indonésie, ainsi qu’un attentat à la bombe déjoué visant l’ambassade birmane à Jakarta, ont obligé Suu Kyi à annuler sa visite officielle dans le pays, fin novembre.
La réapparition des agressions contre les Rohingya avec l’aval de l’État a créé un contentieux entre la Birmanie et ses pays voisins. La critique la plus dure a émané du Premier ministre malaisien, Najib Razak. Celui-ci a accusé la Birmanie de génocide et a appelé à une action internationale urgente.
Jusqu’à récemment, Suu Kyi « était obligée d’éviter ce problème du sentiment anti-musulman, anti-Rohingya croissant pour arriver à ses fins politiques », a dit Greg Poling, un spécialiste au Center for Strategic and International Studies. « Mais maintenant le problème a grandi et a explosé d’une façon qu’elle ne peut plus ignorer. En refusant de s’y attaquer, le problème s’est aggravé. »
Pour certains, le dernier rapport de l’ONU peut vraiment « changer la donne » et va probablement forcer Suu Kyi et les autorités de son pays à traiter enfin ce problème.
« C’est une histoire qu’on a déjà connu dans d’autres pays », a dit Poling. « Un gouvernement qui veut justifier une répression agite le spectre du terrorisme international. Mais au bout du compte, ce gouvernement finit par créer un terrain fertile pour le terrorisme qu’il disait combattre. »
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