Rester underground n’est pas une condition qu’Enric Duran prend toujours au pied de la lettre. Cela dit, en cette nuit de fin janvier, il maraudait de sous-sols en sous-sols. Dans un hacker-space situé sous une petite bibliothèque du sud de Paris, il devait rencontrer un petit groupe d’activistes français. Puis, en bus puis en métro, il s’est ensuite rendu tout au nord de la ville, pour un nouveau rendez-vous. Avec ses murs blancs, le rez-de-chaussée de cet élégant bâtiment avait des allures de galerie d’art. Sous ses fondations se trouvait une cave pleine de costumes et d’équipements scientifiques. Ici, Duran avait arrangé une douzaine de chaises en cercle pour les gens qu’il accueillait. Tandis qu’ils parlaient dans un jargon inintelligible, une femme, venue de l’étage, jeta un furtif coup d’œil par l’embrasure de la porte. Elle montra Duran du doigt à ses amis. À la fin de la discussion, elle s’est immédiatement dirigée vers lui. « Vous, vous, vous êtes le voleur de banques ! »
Dans ce sous-sol, Duran monopolisait l’attention. Arc-bouté, le militant anticapitaliste de 38 ans aux dents du bonheur, cheveux poivre et sel et barbe, portait un sweat blanc. Sa présence était discrète, tendue ; de sa personne émanait une certaine forme d’autorité. Alors que les autres s’échangeaient quelques mots, son regard portait au loin. Cependant, il a recouvré son attention dès qu’il a été question de son plan et de la possibilité d’une collaboration.
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Il avait réuni le groupe pour décrire sa dernière initiative, FairCoop, rien de moins qu’un nouveau système financier global. Avec celui-ci, a-t-il dit, les communautés du monde entier seront capables d’échanger, de se financer, de redistribuer les richesses, et de prendre collectivement des décisions. Pour se financer, ils détourneraient les marchés monétaires en remplaçant l’impératif de compétitivité du capitalisme par la coopération. Il a déroulé les noms de son système tentaculaire : FairMarket, FairCredits, Fairtoearth, the Global South Fund, etc. « Nous serons capables de faire des échanges sans contrôle gouvernemental », promit-il dans un anglais haché. Pour mettre en route le projet, il a mis la main sur une crypto-monnaie : le FairCoin.
Les activistes Français lui ont posé toute une série de questions – politiques et techniques. Comment le FairCoin était-il relié au FairCredit ? Que pouvait-on acheter sur le FairMarket ? Comment se répartissaient les FairCoins dans les différents fonds, et à quoi ces derniers servaient-ils ? L’auditoire était essentiellement masculin – la majorité des femmes étaient parties avant la fin. La voix de Duran restait monotone, ce qui n’a pas empêché ses réponses de composer une espèce de rhapsodie, qui disaient en substance : « Ce sera à nous de décider. »
La seule raison pour laquelle le groupe daignait considérer cet ensemble de possibilités énoncé par Duran résidait dans le fait qu’il était un voleur de banque bien connu – un homme qui, à l’orée de la crise financière de 2008, s’était approprié plusieurs centaines de milliers d’euros venant de diverses banques espagnoles ; et pour cela il se cachait encore de la justice. Il avait utilisé l’élan procuré par son action pour créer la Coopérative intégrale de Catalogne, un réseau de coopératives opérant dans toute la Catalogne et dont les militants français tentaient de s’inspirer. Son entreprise avait tendance à fonctionner. Et peut-être celle à venir aussi.
Avant de voler des banques, Enric Duran s’est constitué un réseau. Adolescent, il était joueur de ping-pong professionnel et avait aidé à restructurer de manière plus équitable le circuit des compétitions catalanes. Vers l’âge de 20 ans, aidé par les livres sur la société matérialiste de Erich Fromm et celui de Henry David Thoreau sur la désobéissance civile, il porta son attention sur des injustices plus globales. C’était la fin des années 1990, au plus fort du mouvement antimondialisation. Les Zapatistes s’étaient soulevés dans le sud du Mexique et plusieurs activistes masqués et attachés les uns aux autres avaient provoqué l’échec du sommet de l’OMC à Seattle. Pour l’anthropologue Jeffrey Jurris de la Northeastern University du Massachusetts, « à Barcelone, Enric était au centre de l’organisation de beaucoup de choses » – à tel point qu’il est devenu l’une des sources principales de son ouvrage sur la culture du réseau. On l’appelait alors el hombre conectado.
En l’an 2000, Duran a contribué à l’organisation du contingent de manifestants catalans au contre-sommet de Prague, au cours duquel il a reçu un coup de matraque sur la tête. Il appelait à mettre fin à notre dépendance aux énergies fossiles et à annuler la dette des pays pauvres. Il vivait alors de l’argent que lui donnait son père pharmacien, et grâce à celui-ci, il a monté un info-kiosque coopératif nommé Infospai. Mais, comme beaucoup d’autres projets militants des alentours, l’argent lui manquait, ce qui poussa le groupe à chercher de nouvelles sources de revenus que le capitalisme n’était pas près de lui octroyer.
Duran a alors étudié le concept de monnaie et en est venu à le considérer comme un dispositif de servitude globalisé au service des élites financières, portant partout où elle était apparue l’infâme marque de l’usurier. Il lui est apparu que les grosses banques étaient la cause des injustices mondiales. Mais il pensait qu’elles pouvaient aussi en être la solution.
Un ami entrepreneur de Duran lui a soufflé en premier l’idée d’emprunter aux banques sans les rembourser. Au début, ils envisageaient d’organiser une action de masse, impliquant de nombreux emprunteurs, envisageant la possibilité d’en faire un film. Après le décès de son ami dans un accident de voiture, Duran a décidé d’agir seul. À la fin 2005, il a commencé à créer diverses sociétés fictives dans le but de demander des prêts. Rapidement, il a obtenu un prêt immobilier de 201 000 euros de la Caixa Terrassa. Ce fut le premier d’une série de 68 emprunts, incluant crédits à la consommation comme crédits voiture, qui ont impliqué 39 banques. Le montant des prêts, dit-il, avoisinait les 492 000 euros – 360 000 sans les intérêts et frais bancaires
Pendant presque trois ans, Duran s’y est attelé avec constance et méthode. « Ma stratégie était systématique », a-t-il écrit dans son témoignage, Abolir les banques. « Mes actions étaient à l’image d’une chaîne de production fordiste. » Lors de ses rendez-vous avec les banquiers, il venait muni d’une serviette mais ne se résolvait pas à porter une cravate. Pour l’acquisition d’un seul objet – une caméra – il dit avoir obtenu le même prêt de la part de plusieurs banques. Accumulant de plus en plus d’argent, il finançait des groupes qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Il a ainsi soutenu la marche de la décroissance, le tour de la Catalogne à vélo, et équipé Infospai d’un studio télé.
Le début de la fin a commencé à l’été 2007. Tandis que Duran remarquait les premiers signes de la crise des subprimes aux États-Unis, il décida qu’il était temps de rendre son action publique. Au cours de l’année suivante, il a constitué un collectif afin de publier un journal dénonçant les agissements des banques et de révéler comment il les avait trompées. Il cocha une date de publication : le 17 septembre 2008.
Le timing fut génial. Le 15 septembre, Lehman Brothers faisait faillite, annonçant une crise financière désormais certaine. Ce matin-là, Duran prit l’avion pour Lisbonne, et s’envola le jour suivant pour Sao Paulo où vivait son ami Lirca. Le 17, des bénévoles de toute la Catalogne distribuaient les 200 000 copies du journal Crisis. Jusqu’à la veille, la plupart d’entre eux ignoraient le genre de nouvelles qu’ils allaient diffuser. Les médias internationaux se sont emparés de l’histoire, et Duran est devenu le Robin des Bois des banques.
Aujourd’hui, quand il parle de cette histoire, il l’appelle son « action publique ». Tout du long il l’avait pensée ainsi – un spectacle, mais un spectacle qui servirait de base à d’autres projets. « Ce n’était pas l’histoire d’une action, dit-il. Ça faisait partie du processus de construction d’un système économique alternatif. »
Au Brésil, Duran mit sur pied un site internet pour discuter de ce qui devait suivre. Au début, le plan était de monter une grève massive de la dette. De partout, des gens ont commencé à s’organiser pour dénoncer leur emprunt, mais le nombre de participants nécessaire pour affecter les banques s’est vite avéré insuffisant. Le plan tomba à l’eau. Dans les derniers mois de 2008, Duran, Lirca et leurs amis changèrent leur fusil d’épaule – ils optèrent pour une coopérative intégrale afin de, peut-être, aboutir sur une véritable révolution intégrale.
Comme avec les banques, son idée était à la fois pratique et politique. Duran avait des difficultés financières avec Infospai, mais cela lui avait également enseigné qu’il y avait certains avantages à agir en coopérative. Le gouvernement espagnol exige des auto-entrepreneurs une lourde taxe – de l’ordre de 350 euros par mois, plus un pourcentage des revenus – mais lorsque quelqu’un revendique travailler au sein d’une coopérative, la taxe ne s’applique pas. Duran n’imaginait pas une coopérative traditionnelle, détenue et gérée par ses travailleurs, ou par ceux qui utilisent ses services. À la place, il voulait créer un parapluie sous lequel les gens pourraient vivre et travailler comme ils l’entendent. L’idée était d’aider les gens et de les radicaliser à mesure. Les riches utilisent les niches fiscales afin d’asseoir leur domination ? Les anticapitalistes feraient de même.
Pour énoncer le caractère à la fois total et syncrétique du projet, le groupe a choisi le mot integral, ce qui signifie aussi en catalan « blé complet ». Ceci a enhardi Duran, et il s’est mis en tête de revenir en Catalogne. Il consacra une grande part de ce qui lui restait des emprunts à l’édition d’un second journal, We Can !. La couverture déclarait : « Nous pouvons vivre sans capitalisme. Nous pouvons être le changement que nous voulons ! » Le journal esquissait la vision de la coopérative intégrale que Duran et ses amis étaient sur le point de développer. Le 17 mars 2009, six mois après Crisis, 350 000 copies de We Can ! sont apparues en Espagne. Le même jour, Duran faisait son apparition sur le campus de l’Université de Barcelone. Il y était promptement arrêté.
Duran fut envoyé en prison, mais il en sortit au bout de deux mois grâce à un donateur anonyme qui régla sa caution. Ainsi débutèrent presque quatre nouvelles années de liberté et d’activisme.
Ils ont débuté par s’assurer du statut légal de la coopérative pour que les bénéfices de la taxe incitent les gens à y participer. La priorité était de subvenir à leurs besoins : de la nourriture achetée aux fermiers, des lieux de vies en squats et communautés, et des aides médicales naturelles et abordables. Début 2010, la Coopérative intégrale catalane (CIC) était opérante. L’année suivante, quand le mouvement du 15M contre l’austérité s’est installé sur les places d’Espagne, la popularité de la CIC s’est encore accrue. Des répliques ont émergé en Espagne et en France. Pas un centime des emprunts de Duran n’a servi à son élaboration. Les coopératives ont grandi avec sa notoriété, ses réseaux et la ferveur de son activisme.
Àquelques blocs de la Sagrada Familia de Gaudi, se trouve l’Aurea Social, un ancien spa qui sert de siège au CIC depuis février 2012. Passé la baie vitrée de l’entrée, on aperçoit un couloir où sont exposés divers produits fabriqués par ses membres – des savons, des vêtements pour enfants, des jouets en bois ou une plaque de cuisson solaire. Il y a des brochures pour Espai de l’Harmonia, un hôtel et centre de bien-être où l’on peut recevoir divers traitements ou prendre des cours d’aïkido. Plus loin, une petite bibliothèque, un distributeur de bitcoins et des bureaux occupés par quelques-uns des 75 employés payés pour faire tourner la coopérative. Certains jours, l’Aurea Social abrite un marché de produits frais catalans – le réseau de coopératives de producteurs et de fermiers produit environ 2,25 tonnes de denrées par mois.
Chacune des entreprises promues par l’Aurea Social opère plus ou moins indépendamment tout en ayant des liens avec la CIC. Au dernier recensement, on dénombrait en Catalogne 954 personnes s’occupant de 674 projets. La CIC fournit à ses projets un cadre légal et leurs membres échangent ensuite entre eux en utilisant leur propre monnaie, l’ecos. Ils partagent employés de la santé, experts juridiques, développeurs en informatique, scientifiques ou baby-sitters. Ils se financent les uns les autres avec un budget annuel de 350 000 euros, une plateforme de crowdfunding et une banque d’investissement sans intérêt nommée la Casx. (En Catalan x se prononce sh.) Pour faire partie du CIC, les projets doivent être votés au consensus et suivre certains principes de base tels que la transparence et la durabilité. Une fois que l’assemblée accepte un projet, ses revenus transitent par la CIC, dont une partie sert à financer des infrastructures partagées.
Les adhérents peuvent choisir de vivre dans un immeuble de Barcelone affilié à la coopérative, ou à Lung Ta, une communauté fermière avec des yourtes et des tentes, des cercles de pierres et de chevaux, et où les habitants s’organisent en « familles » et en respectant l’astrologie maya. D’autres se dirigent vers Calafou, « une colonie éco-industrielle post-capitaliste » construite sur les ruines d’une ville-usine centenaire que Duran et quelques autres ont achetée après avoir vu l’annonce sur internet. (Impossible d’en dire plus au sujet de Calafou, VICE ne publiant pas sous open licence – exigence que la colonie requiert pour les organes de presse qui souhaitent écrire dessus.) Pas très loin, un groupe d’anarchistes tient un bar et un studio de sérigraphie dans un bâtiment qui a un temps appartenu à la CNT, l’organisation anarcho-syndicaliste ayant notamment collectivisé des usines à la fin des années 1930 (et qui fut certainement l’expérience la plus aboutie de l’anarchisme fonctionnel). Comme la CNT, la CIC bâtit un monde nouveau sur la dépouille de l’ancien et créée ses moyens de subsistances dans un contexte économique difficile.
Depuis maintenant plusieurs années, l’Espagne s’est engluée dans la crise et affiche désormais un taux de chômage supérieur à 20 %, avoisinant même les 50 % chez les moins de 25 ans. L’exaspération a donné naissance à Podemos, ce parti politique de gauche dure opposée aux politiques d’austérité. Mais la face la moins visible d’un tel mouvement, ce sont ces structures de type CIC, qui refaçonnent la vie quotidienne concrètement, sur le terrain.
Le bureau des membres de la Commission économique de la CIC ne ressemble pas à ceux qu’on attend d’une direction comptable. Une nuée d’oiseaux en papier pendent au plafond et volent vers un tableau blanc sur lequel on lit « All You Need Is Love ». Le mur est couvert de dessins d’enfants. Les membres de l’équipe travaillent sur des ordinateurs fonctionnant sous Linux. Pour enregistrer les rentrées d’argent, effectuer des paiements, et distribuer les excédents aux projets en cours, ils utilisent un logiciel que la Commission informatique a développé elle-même.
Lorsqu’un collecteur d’impôts se pointe, il existe une procédure : il faut qu’ils se présentent sous l’étiquette de « travailleurs bénévoles » puis qu’ils dirigent l’enquêteur vers la direction de la Commission économique, qui lui fournira la documentation exigée. Les membres parlent de leur système et des bénéfices d’imposition qui vont avec comme de la « désobéissance fiscale », d’un « vice de forme juridique, » ou tout simplement, d’un « outil ».
La comptabilité se fait à la fois en euros et en ecos, la monnaie de la CIC. L’ecos n’est pas une crypto-monnaie comme le bitcoin mais un simple réseau de crédit. Alors que l’idée du bitcoin est de confier les transactions à un logiciel, outrepassant donc le risque de faire confiance à des êtres humains imparfaits, l’ecos repose sur une communauté de gens qui se font entièrement confiance. Toute personne à la tête de l’un des 2 200 comptes peut accéder à l’interface du système d’échange de la communauté, voir les soldes et transférer des ecos d’un compte à un autre. La mesure de la richesse aussi est inversée. Il n’est pas mal perçu d’avoir un petit solde ou d’être un peu « à découvert » ; le problème survient lorsque le solde s’éloigne trop de zéro, dans un sens ou dans l’autre, et surtout y demeure. Du fait de l’inexistence des taux d’intérêt, avoir beaucoup d’ecos dormant sur son compte ne produit jamais rien de bon. La solvabilité du système ne réside pas dans l’accumulation mais dans l’utilisation et la recherche d’un équilibre entre contribution et consommation.
La réponse de la CIC à la Réserve fédérale est la Commission d’observation de la monnaie sociale, dont le travail consiste à contacter les membres qui ne font pas beaucoup de transactions pour les aider à satisfaire davantage leurs besoins au sein du système. Si une personne veut un pantalon et qu’elle ne peut pas l’acheter en ecos à proximité, elle peut essayer de convaincre un vendeur local d’accepter ses ecos. Mais le vendeur, en échange, n’acceptera les ecos seulement s’il a la certitude de pouvoir obtenir desdits ecos quelque chose dont lui aussi a besoin. C’est le processus de création d’une économie. La monnaie n’est plus un simple moyen d’échange ; elle est une mesure de l’indépendance du CIC vis-à-vis du capitalisme.
Un mot qu’on entend souvent autour de la CIC, c’est celui d’ autogestion. Ici, le partage des ressources communes représente une forme d’éthique davantage respectée que n’importe quel dispositif légal de défiscalisation. Les bénéfices récupérés sur les taxes profitent à tout le monde ; plus ils arrivent à autogérer la manière dont ils s’alimentent, dorment, apprennent ou travaillent, plus la « révolution intégrale » est opérante.
De projet en projet, les entreprises de la CIC et de ses membres semblent avoir développé une curieuse ressemblance. Il s’agit de plans qu’ils ont pensés, pas de jobs qu’ils ont simplement trouvés. Pour bâtir une nouvelle économie, vous avez besoin de tous types de gens. L’un des miracles que la CIC a réussi à accomplir à Barcelone, c’est une forme de coexistence pacifique entre punks et hippies. Ils vivent certes séparés mais s’aident mutuellement.
Didac Costa est un hippie et il l’assume. Dernièrement, il a travaillé à l’élaboration d’une nouvelle commune affiliée au CIC. Elle répond, pour l’instant, au nom de code de Walden Bas, du nom de l’étang de Walden ou la vie dans les bois de Thoreau, et d’un vieux mot catalan signifiant « la forêt ». La terre qu’il est en train d’acheter est un pan de montagne accidenté, parsemé de ruines de vieilles fermes que la végétation est seule à réclamer. Il m’a fait visiter les alentours, tel un vieux sherpa, me détaillant ses plans, m’expliquant où se trouveront les futurs complexes – de la piscine naturelle à l’antenne Wifi – avec une telle exactitude qu’on dirait qu’il y avait déjà eu des choses ici par le passé. « Libertarien non-dogmatique », sociologue et spiritualiste, Costa transmet un charisme puissant, aiguisé par ses trips sous ayahuasca ou la marijuana qu’il transporte dans un grand étui à tequila. Son enthousiasme s’accompagne de références littéraires et philosophiques. Son érudition ne le dispense néanmoins pas de creuser dans la boue pour y tracer quelques mètres de route sur un terrain qui ne lui appartient pas encore. À 39 ans, il est plus jeune que ne laisse supposer ses cheveux gris, sa barbe fournie et les larges poches noires qu’il abrite sous ses yeux.
Avant la CIC, Costa se servait déjà de monnaies sociales. Il les a étudiées quelque temps en Argentine et au Brésil avant de rentrer et d’en lancer une dans la ville catalane de Montsenry. Il connaissait Duran d’un « projet dingue » qui finalement a capoté ; ils avaient envisagé de traverser les océans du Brésil à l’Inde, sur un bateau rempli de hippies. Puis, une fois Duran sorti de prison, ils se sont mis à collaborer sérieusement. À la fin de l’année 2009, préparant ce qui allait devenir la CIC, ils ont rencontré des gens de la région du Tarragonès qui possédaient également un réseau indépendant basé sur une monnaie sociale. Ils décidèrent de fondre leurs monnaies dans un système commun. Aujourd’hui, pas moins de 20 monnaies sociales locales ayant cours en Catalogne gravitent autour de la CIC.
Costa fait partie de ceux qui ont fondé Calafou en 2011. Il s’y est installé mais a vite cherché à s’éloigner des punks qui dominaient la colonie. C’est pourquoi son éco-village sera d’essence purement hippie : festivals de musique, rainbow gatherings, ayahuasca, yourte et méditation. Trouver les fonds nécessaires est un chemin de croix, surtout depuis qu’il a perdu 80 bitcoins – environ 18 000 euros – lors du piratage de la plateforme d’échange Bitstamp. Il appelle Duran « son conseiller financier » et discute avec lui régulièrement. En attendant de conclure l’achat du terrain, il vit dans un appartement d’où il peut voir, arpenter, et esquisser les plans de sa future commune.
À environ une heure de route, à Ultramort, vit l’une des leaders punks de la CIC. Ultramort est une petite ville médiévale au nom authentiquement death metal. Raquel Benedicto porte un sweat à capuche noir Orange Mécanique et arbore des anneaux sur tout le pourtour de ses oreilles. Désormais, elle évite les manifestations ; comme elle rend les coups dès qu’un policier l’attaque, et qu’elle est aujourd’hui maman, elle refuse désormais de prendre le moindre risque.
En compagnie de son frère qui vient de rentrer de plusieurs années dans les îles, ils ont ouvert le seul restaurant de la communauté, Restaurant Terra. C’est un projet estampillé CIC : l’addition peut-être payée en ecos et l’endroit accueille diverses assemblées régionales. L’arrière-salle fait office d’école où va Roc, le fils de Benedicto, âgé de trois ans.
Benedicto a rencontré Duran en 2011, au cours du mouvement d’occupation du 15M. Alors larguée, Duran lui a montré comment s’y prendre – « faire quelque chose de concret », se souvient-elle. Elle a commencé à travailler avec la CIC dans la commission d’accueil, apprenant une à une les bases de la logique intégraliste et à son tour l’expliquant aux autres. Vite, elle est passée à la Commission de coordination, celle qui organise les assemblées et fait le lien entre les différentes commissions. Mais ce boulot l’a épuisée. Elle s’en est peu à peu détachée pour se concentrer sur son restaurant. « Enfin, je commence à faire ce dont j’ai toujours rêvé », m’a-t-elle dit.
Duran et Benedicto sont souvent en contact pour discuter des différents projets de la CIC, mais elle doit rester prudente. Un jour, la police a saisi son téléphone et interrogé ses amis à propos du Duran. Quand elle parle de lui et de ses échanges de mails cryptés, elle laisse son téléphone à l’écart. Benedicto est l’une des personnes qui fait tourner la CIC en l’absence de Duran.
Un week-end de fin janvier, la CIC a tenu son assemblée annuelle afin de planifier le budget de l’année à venir. Une soixantaine de personnes étaient assises en cercle dans une grande salle de l’Aurea Social. Une femme allaitait son bébé tandis que d’autres enfants, vaguement surveillés, jouaient dans le bâtiment. Depuis son PC portable sous Linux, Benedicto prenait des notes. Une discussion sur une réorganisation des commissions allait et venait avec divers débats au sujet des « salariés » de la CIC. Ce week-end-là, ils ont aussi décidé d’abandonner l’EcoBasis, une monnaie indexée sur l’euro que la CIC a longtemps utilisée. Malgré la taille de l’organisation et la fatigue accumulée, la communauté est arrivée à prendre de nombreuses décisions, uniquement par consensus.
Au-delà de ces menus détails, plane la perspective selon laquelle n’importe quelle décision locale actée œuvre en faveur de la construction d’un modèle global. Au cours d’une discussion pour savoir si le café Zapatista était un besoin primaire ou non, un développeur web écrivait tranquillement à Duran. Son mail crypté portait sur les modifications apportées au site de FairCoin, la face visible du nouveau bébé planétaire de la CIC. La plupart des gens de l’assemblée étaient au courant, mais seuls quelques-uns étaient prêts à se laisser distraire de leurs projets personnels.
« Enric pense à quelque chose et tout le monde frémit », me dit Benedicto au détour d’une pause. « Non, non – nous avons beaucoup de trucs à faire, et maintenant tu veux qu’en plus on fasse ça ? »
En France, Duran se consacre jour et nuit à l’avènement de l’intégralisme. Semi-clandestin, il croise des policiers sans sourcilier et change régulièrement de lieu de vie afin de ne jamais être repéré. Il n’indique sa localisation qu’en cas de stricte nécessité. Le truc le plus étrange, c’est sa constance, et son absence de doute manifeste quant à la réalisation de ses ambitions. « Je sens que j’en ai les capacités », m’a-t-il répondu.
Par un après-midi nuageux typiquement parisien, et à la suite d’une réunion avec un développeur travaillant sur le site de FairMarket, Duran s’est installé dans l’un des hacker-spaces qu’il fréquente. Un de ceux dont il sait que la configuration du Wifi lui permet d’envoyer ses mails via un VPN lui fournissant une obscure localisation. Il a envoyé un mail aux quelque 10 000 personnes de sa mailing-list. Après ça, il s’est rendu dans les bureaux d’un think-tank rencontrer une experte des banques coopératives. Sa rudesse et son scepticisme au sujet de FairCoop ne l’ont pas perturbé le moins du monde. Tandis que la discussion n’avançait pas, Duran s’est recentré sur un but : trouver la meilleure façon d’utiliser les relations de l’experte. Aux alentours de minuit, il présenta FairCoop aux chefs d’une association d’économie solidaire et il leur a montré comment utiliser un chat sécurisé.
Après cette leçon de cryptographie, il est rentré dans un appartement loué via Airbnb et s’est assis devant son PC. Il a travaillé jusqu’à 4 heures et demie du matin, concentré, avalant de temps à autre un cookie. À la lecture d’un mail ou d’une conversation sur un forum se dessinait parfois un sourire. Un second ordinateur émettait une lumière blafarde issue du programme de portefeuille digital FairCoin, qui tourne 24 heures sur 24. D’ordinaire, il dort quatre à cinq heures par nuit. Pas de cigarette, pas de café et rarement une bière. Il ne fait jamais la cuisine.
Duran est en train de tenter son troisième coup d’éclat. Le premier avait été son « action publique » – détourner le système financier pour en faire bénéficier les activistes. Le deuxième a été la CIC et sa « désobéissance fiscale » – détourner le système juridique et inventer une nouvelle forme de coopérative. Le troisième est FairCoop – détourner une monnaie afin de fonder un système financier global. Comme le deuxième, le troisième a pris naissance dans la clandestinité.
Le procès de Duran devait se tenir en février 2013. Mais celui-ci a plutôt ressemblé à un simulacre, aucun des témoins cités par la défense n’ayant été autorisé à témoigner ; aussi, les autorités exigeaient un procès à huis clos pour que celui-ci ne se transforme pas en tribune politique. Quelques jours avant les premières audiences, Duran entra à nouveau en clandestinité. Il s’est d’abord caché en Catalogne, avant d’émigrer vers la France.
Disposant de temps libre, Duran s’est mis en tête d’apprendre tout ce qu’il pouvait au sujet des crypto-monnaies. Il a compris que la cryptographie mathématique avait rendu possible l’enregistrement de transactions sur un réseau hors de portée des gouvernements et des banques centrales. Certains de ses amis avaient déjà créé un logiciel dédié au bitcoin, et Calafou est connu pour avoir été, à une époque, un centre de développement de la célèbre crypto-monnaie. Début 2013, le bitcoin a démarré sa rapide ascension, le menant de quelques centimes à plus de 1 000 euros l’unité. Duran a remarqué que l’adoration du marché pour l’individualisme tendait à pervertir les crypto-monnaies ; il s’est demandé donc si cette technologie ne pouvait pas être employée à de meilleures fins. « J’ai réfléchi à la façon dont je pourrais détourner le bitcoin pour bâtir la révolution intégrale », se souvient-il.
Parmi les centaines d’imitations de bitcoins, chacune ayant sa petite différence dans la composition du code, Duran est tombé sur FairCoin. « C’est un nom qui marche bien », s’est-il dit. Ce qui faisait – en partie – du FairCoin une monnaie équitable, c’était qu’elle n’était pas construite sur le même algorithme que le bitcoin. Cette dernière récompense les « mineurs » aux maisons pleines de machines, qui ne font rien à part bouffer de l’électricité et réaliser de savants calculs. À l’inverse, les FairCoins étaient distribués avec ce qui lui semblait être un esprit d’équité. À son lancement en mars 2014, son développeur les distribuait à qui en voulait. Mais l’opération aurait aussi bien pu être une arnaque ; la monnaie a traversé une courte période de haut et de bas, à l’issue de laquelle son développeur a disparu, sans doute avec pas mal d’argent. La valeur du marché du FairCoin a atteint son apogée le 15 avril 2014, en passant le cap du million d’euros. Le 21 avril, Duran a posté une annonce sur le forum du FairCoin et sur Reddit, indiquant qu’il commençait à racheter des FairCoins. « Construire le succès du FairCoin devrait être une action collective », avait-il écrit. « Le FairCoin devrait être la monnaie du commerce équitable. » Entre avril et septembre, Duran utilisa la réserve de bitcoins sur laquelle il vivait pour acheter près de 10 millions de FairCoins – soit 20 % du volume en circulation. À cette époque, la valeur de la monnaie, abandonnée par sa communauté, avoisinait le zéro. Épaulé par une petite équipe, Duran poursuivit ses achats tout en prévoyant la suite, tandis que Thomas König – un développeur basé en Autriche – ajustait le code et réglait quelques failles de sécurité. Tous deux se sont mis à chercher des moyens de substituer le principe de compétitivité que le FairCoin avait hérité du bitcoin par une fonction plus coopérative, afin de l’intégrer à la structure de FairCoop. Fin septembre, les membres de la CIC commencèrent à investir dans les FairCoins, et leur valeur fut multipliée par 15 en comparaison au moment où Duran les avait achetés.
À l’instar de la CIC, qui est bien plus qu’un amoncellement de monnaies locales, FairCoop ne saurait être réduit au FairCoin. Duran entend faire de FairCoop un réseau financier pour les coopératives, lequel serait gouverné par ses acteurs. Ils peuvent vendre leurs produits sur le FairMarket, échanger les uns avec les autres grâce au FairCredit et financer leur croissance via le FairFunding. Il leur est également possible d’acheter de la monnaie sur GetFairCoin.net et de les revendre sur Fairtoearth.com. L’idée consiste à étendre au monde entier ce que la CIC a fait en Catalogne. L’une des fonctions premières du FairCoin est d’agir comme le logiciel d’un écosystème – une autre est de permettre la redistribution des richesses via le Global South Fund. Soutenu par un don de 12 500 euros de la part du fabricant de cosmétiques Lush, grâce à un ami du mouvement antimondialisation, Duran passe chacune de ses heures à recruter des connaissances pour faire de FairCoop un instrument utile aux post-capitalistes, quel que soit l’endroit où ils se trouvent.
Ce qui pourrait faire fonctionner ce détournement repose sur une collusion d’une monnaie et d’une communauté. Plus les coopératives locales s’inscriront dans le réseau et emploieront ses outils, plus les FairCoins auront de la valeur sur le marché des crypto-monnaies. Ainsi, construire une communauté implique simultanément de la financer. Si le prix des FairCoins finissait par atteindre celui des bitcoins, l’investissement initial de Duran vaudrait actuellement plus de 2 milliards d’euros.
Néanmoins, les crypto-monnaies peuvent perdre de leur valeur aussi vite qu’elles peuvent en gagner ; le bitcoin décline depuis environ un an, et il a depuis atteint le cinquième de sa valeur maximale – une perte qui pourrait s’avérer dévastatrice pour une coopérative fragile qui souhaiterait investir dans le FairCoin. Mais l’idée est que le succès de la FairCoop ne repose pas entièrement sur le FairCoin. Duran ne perçoit pas cette monnaie comme un instrument salvateur qui saurait corriger les défauts humains. Il souhaite l’utiliser au contraire pour créer de la confiance entre les gens, plutôt que de remplacer cette confiance par un algorithme. « Quand on ne crée pas de nouvelles relations culturelles, on ne change absolument rien », a-t-il affirmé. À l’image des membres de la CIC qui essaient de rendre leur communauté plus forte que toute autre structure légale, il aimerait voir la FairCoop devenir suffisamment solide pour ne plus dépendre du FairCoin.
Tous ces plans d’une folle complexité ne sont que l’extension des actions précédentes de Duran et de leur logique : détourner le capitalisme pour fonder un nouveau système, et prendre ce qui existe déjà pour en faire autre chose. Mais même la réussite de ses projets passés ne garantit en rien celle de son projet à venir. Dans le hacker-space d’une cave parisienne, tandis qu’il essayait d’embarquer les Intégralistes français dans son nouveau projet, Duran a naturellement déclaré : « Nous ne pouvons pas savoir pas si ça va marcher. »
Voir des hippies scotchés devant leur télévision est un truc plutôt rare. C’était pourtant ce que faisait Didac Costa dans son appartement de fortune, situé juste en dessous de la montagne où sa future commune naîtra. Des visages familiers apparaissaient à l’écran. Podemos a récemment obtenu cinq sièges au Parlement européen et les sondages suggèrent qu’ils pourraient remporter le prochain scrutin national. Costa était en course pour une place au bureau régional de Podemos. Il espérait créer l’agitation de l’intérieur, amener le parti à davantage soutenir l’indépendance de la Catalogne et les mouvements sociaux comme la CIC.
Pendant ce temps-là, en France, Duran prenait des nouvelles de l’Espagne depuis son ordinateur. Aux côtés d’autres personnes qu’il a connues et côtoyées pendant ses années de militantisme, Mayo Fuster Morell – sa première petite amie, aujourd’hui éminente spécialiste des médias – fait partie de la direction de Podemos. Il a également parcouru l’actualité grecque, alors que le parti de gauche radical Syriza venait de remporter les élections et s’apprêtait à prendre le contrôle du gouvernement. Il a consulté la liste des nouveaux ministres pour voir si l’un d’entre eux pouvait être intéressé par FairCoop. Il cherchait un moyen de détourner le climat politique naissant en Europe du sud.
Duran pensait aussi à sa propre liberté. Cet hiver, il a réuni une petite équipe qui collabore avec lui, aussi bien sur FairCoop que sur son cas personnel. En Catalogne, ses amis ont tenté d’établir une sorte de système de justice réparatrice afin de lui épargner la prison – sans grand succès pour le moment. Son père est décédé l’année dernière, et il n’a pas pu se rendre à ses obsèques. Mais la pensée qui semble l’obnubiler est celle de tout ce qu’il aurait pu faire pour FairCoop s’il n’avait pas été contraint de se cacher.
Il a besoin de trouver des investisseurs, d’organiser des réunions, d’affronter les nombreuses tâches inhérentes à toute nouvelle initiative – et tout cela dans la clandestinité. Si la perspective de retourner en prison est encore pire, Duran semble aujourd’hui lassé de sa situation. Le voleur de banque est prêt à devenir banquier.