Le barman au chapeau du Dissident Club s’appelle Taha Siddiqui et il est aussi journaliste d’investigation pakistanais. Après avoir survécu à un enlèvement et à une possible tentative d’assassinat dans son pays d’origine, Taha arrive en France en 2018. Menacé en raison de son activité professionnelle, dans un pays classé 150ème sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, il a été poussé à l’exil à Paris avec sa femme. Ne pouvant plus faire de terrain, il lance le Dissident Club en 2020.
« Le Dissident Club est une sorte de café littéraire, me confie-t-il. À Paris, il existe de nombreux bars et cafés qui proposent des activités culturelles, sociales et politiques. En tant que réfugié politique, journaliste en exil et dissident, j’ai voulu rassembler des gens comme moi sous un même toit. Je voulais créer une fenêtre sur le monde des dissident·es en exil pour les Français·es et les Parisien·nes. »
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Animer ce lieu et le faire vivre, c’est l’un des combats de Taha. Tout au long de l’année, il organise des évènements pour permettre à des journalistes, activistes, artistes de se retrouver et de partager leurs histoires. Discussions, débats, conférences, expositions, lui permettent de créer un safe space pour les dissident·es du monde entier. Rien que l’année dernière, 50 pays différents étaient représentés au Dissident Club. Certains d’entre eux sont identifiables par la photo de leur président sur le jeu de fléchettes. On se gardera bien de dévoiler l’identité de la case à 20 points.
« J’ai un projet sur la répression transnationale dans lequel on parle du fait que même si on est en exil, on peut toujours être ciblé·es, harcelé·es ou intimidé·es, remet Taha. Ce que je veux dire aux gens avec ce projet, c’est que lorsque vous partez en exil, ça ne signifie pas que vous commencez une nouvelle vie et que tout sera différent. On continue à vivre nos vies antérieures dans une plus grande sécurité certes, mais jamais dans une sécurité absolue. Je veux sensibiliser les gens à ce sujet. »
S’il a pu reconstruire sa vie en France tant bien que mal et qu’il continue à exercer son métier de journaliste, il doit quand même faire attention à ses faits et gestes et ses fréquentations. À son arrivée en France, les autorités françaises lui ont conseillé de garder ses distances avec les Pakistanais·es. Et parfois, ce sont sa famille et ses ami·es qui doivent faire attention à ne pas s’afficher à ses côtés. Des restrictions dans son quotidien, qui ne l’empêchent pas de continuer à écrire pour des journaux internationaux comme The Guardian, The New York Times ou pour le média South Asia Press qu’il a créé. Il qualifie aussi de projet journalistique, sa bande dessinée, sortie en début d’année. Avec Dissident club : Chronique d’un journaliste pakistanais en exil, Taha parle d’émancipation, d’accès à l’information, de liberté d’expression et de liberté de la presse. Autant de sujets qu’il aborde également lors de ses interventions régulières dans des écoles. Il accorde une importance particulière à la liberté d’expression qu’il considère comme un privilège et non une chance.
« Je fais du journalisme, mais pas de la même manière qu’avant. Je faisais davantage d’investigation et de documentaire, par exemple. Aujourd’hui, je suis plutôt un journaliste militant ou un militant pour la liberté de la presse. »
L’autre ambition assumée par Taha, c’est la création d’un lien entre les locaux et les réfugié·es politiques. Et comme un drapeau de l’Algérie lors d’un match France-Espagne, il est également possible de rencontrer des bretons au Dissident Club. Daniel Noel est à l’origine d’une initiative privée d’accueil, La Maison des artistes en exil à Saint-Briac-sur-Mer. Avec sa femme, le couple invite chaque année des nouveaux artistes à rejoindre leur projet. Depuis juin 2018, plus d’une cinquantaine d’artistes, originaires notamment de Syrie, d’Afghanistan, de Palestine, d’Iran et d’Ukraine y sont venu·es en résidence.
« Ce projet est un choix politique, explique Daniel. Je ne fais pas d’humanitaire et je ne porte pas assistance aux personnes dans la détresse. Après quelques décennies de militantisme, soutenir des personnes victimes du régime politique de leur pays après l’avoir combattu paraissait un choix légitime. Le statut administratif de réfugié·e a un sens. C’est pas seulement pour se mettre à l’abri que ces personnes fuient leurs pays, c’est aussi pour continuer de vivre, pour se reconstruire et poursuivre une lutte à travers leur art. »
S’il veut donner à ses résident·es la possibilité de se faire entendre, il la donne également à des artistes qui ne passent pas forcément par chez lui, mais dont il veut soutenir le travail. En ce sens, il propose régulièrement des idées d’expositions à Taha. Ce soir-là, c’est le vernissage de l’exposition d’Iren Flore. Artiste peintre biélorusse, opposée au régime totalitaire, elle a choisi de quitter son pays à l’âge de 17 ans pour rejoindre l’Ukraine. Elle se réfugie en France en 2022, suite au début de la guerre. Depuis, Iren avoue avoir du mal à exposer ses œuvres. Elle a fait le tour des galeries parisiennes, mais personne ne s’est réellement intéressé à son travail. Elle pense que la barrière de la langue ainsi que son statut ne l’aident pas. Pour le moment, elle se contente d’exposer au Dissident Club et de défendre son travail en même temps qu’un concert de jazz.
Comme Iren, c’est aussi l’une des premières fois de Dasha au Dissident Club. Très engagée politiquement en Russie, elle a quitté le pays lors de l’invasion russe en Ukraine. Elle a déjà eu affaire à la police et la faculté dans laquelle elle enseignait a reçu une lettre de dénonciation la concernant. Elle a dû démissionner de son travail et a quitté son pays pour éviter plus de problèmes. Il lui était alors logique de venir en France, elle qui a étudié quelques années à la faculté de langues de Rennes. Pour Dasha, un espace comme le Dissident Club peut l’aider à retrouver des personnes qui ont une histoire semblable et avec qui elle n’a pas besoin d’expliquer en long et en large sa situation.
« Les autres comprennent que t’es pas en pleine forme et que t’as pas forcément envie d’en parler, me dit-elle. J’essaye de communiquer davantage avec les Français·es pour améliorer mon français, mais de manière générale je passe la plupart de mon temps avec des Russes. C’est vrai que sinon, j’en ai un peu marre de devoir toujours raconter la même chose. »
Cette fatigue mentale et émotionnelle, Taha la connaît. Mais même si ce sont des discussions éprouvantes, qui doivent rester occasionnelles, elles sont essentielles à ses yeux. Pour se sentir moins seul·e et être écouté·e. Une fois par mois, il organise une table ronde autour des enjeux de santé mentale avec des réfugié·es politiques et des psychologues. Un moment qui se veut convivial où les dissident·es ayant vécu similaires expériences peuvent se retrouver.
« J’ai moi-même suivi une thérapie parce que je souffrais d’un trouble de stress post-traumatique, remet Taha. J’avais des flash-back de mon agression. Bien sûr, il m’arrive d’être fatigué, contrarié ou déprimé à l’idée d’en parler aux gens, mais c’est naturel. Je pense que la thérapie m’a aidé à mieux comprendre mes sentiments. »