Donald Glover : d’acteur télé à porte-parole officieux de l’Amérique noire

Au XVIIe siècle, on appelait honnête homme le genre de type à l’aise partout, « aussi bien dans une cabane qu’à la cour » (selon la formule consacrée de Sainte-Beuve), doté d’une culture étendue-étendard, celle qu’il faut pour pouvoir se faufiler dans les conversations du monde et les diners en ville avec la décontraction du playboy et la morgue enjouée de l’opportuniste sympa. Héritier du kalos kagathos raillé en littérature grecque pendant l’Antiquité, l’honnête homme a été un peu faussement supplanté ces dernières années – notamment aux États-Unis – par le Renaissance Man, expression qui désigne plutôt à l’origine le polymathe de type Leonard de Vinci, mais qu’on accole aujourd’hui de manière un peu paresseuse à des gens qui cumulent plusieurs casquettes, ont l’entregent facile et une certaine aisance dans tout ce qu’ils entreprennent – c’est aussi le titre d’un film des 90’s avec Danny DeVito si jamais ça intéresse quelqu’un. Dans la culture populaire, et plus particulièrement dans le hip-hop, on pense à des figures récentes comme Kanye West ou Tyler The Creator, qui donnent aussi bien dans la musique, la direction artistique, la création de marque, etc… Ou en dernier lieu à Donald Glover, donc.

Vampire est là

Le cas du dernier est plus seyant pour notre petite popote car le type correspond aussi bien au Renaissance Man touche-à-tout et touche-pipi papillonnant suscité, qu’à l’honnête homme plus concerné de plaire à tout le monde que de gratter sous la surface des choses – en tout cas en apparence. Ces dernières années, le relatif jeune homme (il a 34 ans) a en effet multiplié les projets avec la gloutonnerie de l’enfant qui ouvre ses cadeaux le jour de Noël : que ce soit avec le rap/funk sous le nom de Childish Gambino (tiré d’un générateur aléatoire de noms de membres imaginaires du Wu-Tang) qui l’a fait exploser récemment avec le clip de « This Is America », ses rôles d’acteurs aussi bien à la télé (il a commencé à être connu comme second couteau sur la méta série Community) que dans des blockbusters pharaoniques (dont le dernier Star Wars en date) ou son soudain gain de crédibilité avec sa série Atlanta, Glover est passé de l’un sans en avoir fini avec l’autre, déchirant ses paquets pour mieux arracher le suivant. Et ce, toujours avec le sourire en coin enjôleur de celui qui ne peut s’empêcher de séduire en même temps qu’il fomente ses petits coups.

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Dans Solo : A Star Wars Story, sorti hier et qui dévoile les origines des aventures du jeune Han Solo, il y joue le rôle de Lando Calrissian, partenaire-mercenaire du héros joué jadis par Harrison Ford. Incapable de décrocher autre chose que son plus beau sourire, sa bonne gueule est rehaussée par une moustache qui le fait plus ressembler à un D’Artagnan des étoiles qu’à un tombeur de ces dames foxy qu’il devrait plutôt incarner. Mais c’est secondaire (même si un peu marrant) : car ce qu’il y a de prégnant dans le film, et que pas mal de critiques ont relevé d’ailleurs, c’est à quel point son jeu, fait d’œillades en coin adressées aussi bien au spectateur qu’à la cantonade, fonctionne en permanence en surrégime, tandis que ses partenaires à l’écran ont, quant eux, plutôt tendance à se demander ce qu’ils foutent là. Le contraste avec Alden Ehrenreich, qui incarne Han Solo, est saisissant, lui dont la bouille d’ange embrouillée a pu se révéler si magnétique chez Coppola dans Tetro (et plus tard si drolatique chez les frères Coen dans Hail, Caesar!), et qui apparait ici de manière totalement transparente dans un film par ailleurs en cruel manque d’incarnation. La vampirisation de Glover est ainsi d’autant plus visible que les autres acteurs semblent se laisser (et n’en avoir rien à) faire d’être ainsi bouffés, comme s’il était la seule marionnette à avoir le contrôle de ses mouvements au milieu d’un ballet de falots fantoches.

Courir partout, tout le temps

Mais bon, Glover a toujours été un peu comme ça. Souvenons-nous de Community, la série qui l’avait révélé il y a une petite dizaine d’années maintenant. Tout en grimaces et en grimages, le rôle secondaire qu’il y tenait ne tenait déjà justement qu’au propre phagocytage du duo qu’il formait avec Abed, son sidekick mi-geek, mi-autiste – les deux sont souvent liés, me direz-vous. Toutes les scènes dans lesquelles Glover apparaissait formaient une sorte de va-et-vient constant entre l’attachement et l’agacement, comme si son visage n’était incapable de déployer autre chose qu’une mimique effarée et une stupéfaction guignolesque – les roulades d’yeux, toujours.

« Enfant de la balle », comme Ruquier l’aurait très probablement dit, Glover, né dans une base aérienne dans une famille de témoins de Jéhovah aux appétences artistiques certaines, a étudié à la prestigieuse New York University Tisch School of the Arts, et dès le lycée, voulait écrire pour les Simpsons – ce qui explique sans doute son appétence pour les rôles variés et les culbutes faciales. Aussi, ses multiples casquettes d’acteur, chanteur, danseur, rappeur, comédien, réalisateur, producteur, et scénariste, ne surprennent au fond pas tant que ça : elles correspondent surtout à son profil de « saltimbanque » qu’appelle forcément la télévision américaine – il a été repéré par Tina Fey du show 30 Rock, ce qui correspond peu ou prou au profil type de l’école Saturday Night Live. Depuis, il a cachetonné chez Girls, chez Ridley Scott dans The Martian ou dans le reboot pété de Spider Man l’année dernière, en parallèle d’une carrière de rappeur pleine de coups d’éclat et de coups de couteaux dans l’eau (à peu près à égalité), qui ne semble aller que sur la pente ascendante depuis dix ans.

C’était pas très difficile en même temps : le type est parti de tellement loin qu’il ne pouvait qu’y aller en marche avant turbo-motorisée. Lorsqu’on écoute ses productions sorties en 2011 par exemple, il s’y contente de sampler paresseusement Animal Collective et Grizzly Bear en rappant comme un branque par-dessus (l’instru est le morceau original, non retouché, il garde même les voix), et on a du mal à croire qu’on a affaire au même mec qui gravitera un peu partout en haut des charts quelques années plus tard. Un peu comme si on nous disait aujourd’hui que ce joueur de ligue 2 moyen dont tout le monde se fout, mais si faites-nous confiance, s’apprête à devenir le nouveau Neymar. De l’approximation totale à la maitrise complète, il n’y a visiblement qu’un pas ; mais chez Glover, seule l’art de la dissipation semble primer de manière constante.

Double moment de rupture

Pour ma part, le moment de rupture est arrivé (et a été d’autant plus fort puisque je n’en attendais absolument rien) lorsqu’a débarqué l’album Awaken My Love en fin d’année 2016. Et plus particulièrement dans le morceau « Redbone », et plus encore, si on veut vraiment être tatillon, à partir de la deuxième moitié de la 3e minute. À ce moment-là, après s’être miraculeusement débarrassé de tous les tics (et de son flow hasardeux) qui semblaient le paralyser jusqu’alors, Glover ralentit un peu la cadence, prend son temps (un miracle pour lui), et la guitare, tout en rimmel dégoulinant de funk 80’s, s’engage dans un solo assez éblouissant, et dont on n’aurait jamais suspecté une telle force de persuasion dans un morceau de Glover.

Et même si comme d’hab’, le mec surfe alors sur la vague du moment (soit le retour de la soul psyché à la Solange, qui vient de publier A Seat At The Table quelques mois plus tôt), il se l’approprie cette fois avec une telle classe, une telle nonchalance, une telle apparente facilité qu’on se dit qu’on peut tout lui pardonner – même de ne faire qu’une parodie de tous les genres qu’il réinvestit, comme on l’écrivait déjà ici. Ça a même de quoi faire bondir Questlove de The Roots de son lit (ce qu’on n’imagine pas chose courante), pour aller réveiller D’Angelo et lui dire qu’il tenait là le digne héritier de George Clinton – bon, on en a tous les ans, mais c’est toujours un peu marrant comme anecdote.

En tout cas, le single cartonne et tout le monde a l’air surpris de trouver en Glover un interprète si habité et un compositeur si doué. À ce moment-là, on le voit apparaitre tel le messie descendu sur Terre chez Jimmy Fallon, torse poil et des étoiles dans les yeux, et forçant (il force toujours, c’est son péché mignon) sur les aigus et le falsetto, le pantalon flashy pailleté à la Prince (c’est aussi l’année de sa mort, décidément incorrigible dans la récupération ce Donald) et la voix éraillée de Macy Gray – bien que pour ce dernier point, on ne soit pas sûr que ce soit un hommage volontaire.

Mais pour le grand public, le vrai décrochage est bien entendu arrivé très récemment, avec le clip de « This Is America » publié il y a deux semaines, dans lequel Glover taille un costard à l’Amérique conservatrice en invoquant des évènements traumatiques récents comme Charlottesville, et où la description de la violence s’y fait aussi spectaculaire qu’implacablement esthétique. À son sujet, tout un tas d’exégèses plus ou moins extatiques ont été dégainées, bien que le clip et son titre programmatique soient à vrai dire assez épuisants. Mais au pays des Kendrick Lamar et consorts, la démonstration de force immédiate et sa propension à enfanter des listicles plutôt que des analyses approfondies sont désormais monnaie courante, comme l’écrit Wired dans un article qui dit peu ou prou qu’Internet aurait tué la critique culturelle. La musique tient alors moins du brûlot politique que du happening pour elle-même, une norme que personne ne semble désormais même plus questionner.

Faire cinéma

Il n’empêche : au-delà des évidents signes de besoin d’attention forcené que semblent appeler de leurs vœux tous ceux qui s’engagent dans à peu près tout et n’importe quoi artistiquement (et Glover en fait indéniablement partie), le procédé et la fringale nouvelle de l’homme pour tout ce qui touche à la question raciale (ou en tout cas affichée de manière aussi ostentatoire) est assez intéressante formellement. Dans la vidéo de « This Is America », mais encore plus dans Atlanta (qui partage le même réalisateur Hiro Murai, ce n’est pas un hasard), la série dont il est à la fois le showrunner, scénariste, interprète principal et producteur, tout semble se jouer hors-champ, à la fois dans le non-dit que dans l’irruption d’un fantastique tout à la fois absurde et prosaïque. Dedans, Glover y joue le manager de son aspirant cousin rappeur Paper Boi, ce qui donne lieu à une cartographie de la ville et de ses marasmes sociaux en ce qui concerne la communauté afro-américaine. Dans Atlanta, il y a cette scène assez hilarante où un des personnages parle d’une voiture invisible qu’aurait acquise un de ses potes (avec photos à l’appui, où le dit pote s’adosse dans le vide à un véhicule imaginaire). La scène est marrante en soi, rappelle l’humour lunaire et doux-amer de Louis C.K (on se doute que le mec du hood ne peut se payer ce bolide). Seulement, à la fin de l’épisode, la même « non-voiture » vient percuter des passants au sortir du braquage d’un club, et tout le monde de paniquer. Comme si la violence était toujours là, au milieu des blagues absurdes et de l’humour potache, qu’on veuille ou non la voir ou se cacher derrière son petit doigt – et en l’occurrence ici, un bolide qui n’existe que dans la tête de ceux qui y croient mais qui constitue tout de même une menace mortelle.

Ce qu’il y a de très beau dans la série (et qui est sans doute la réussite incontestable de Glover jusqu’ici), c’est à quel point il assume désormais son processus créatif en apparence désinvolte et aléatoire, en fait même partie intégrante de son sujet, plutôt que de chercher à le boucher en permanence. Certains épisodes d’Atlanta sont franchement oubliables, d’autres ne mènent nulle part et ne disent rien. D’autres, au contraire, sont brillants (signalons également le Justin Bieber noir ou les multiples ruptures de ton de la série), et fonctionnent comme un révélateur d’une violence sourde qu’on se prend d’autant plus en pleine gueule qu’on ne l’attend pas. En laissant filtrer l’air et les respirations imprévues à travers les stores, en prenant le risque de n’aller nulle part et en se détachant d’une peur maladive évidente du vide, Glover fait tout simplement vivre, exister et respirer son travail comme il ne l’a jamais fait jusqu’ici.

Musicalement, culturellement, politiquement même, Glover n’aura probablement sans doute jamais le génie souverain de Kendrick Lamar ou la flamme détraquée de Kanye West, mais il apparait paradoxalement bien plus sympathique que ces deux figures musicales tutélaires – aussi bien dans la forme de l’entertainment pur que dans la (re)conquête de la parole politique. Car ce que Donald Glover arrive à faire, et devrait être montré et enseigné à tous les jeunes gens qui se lancent en art et en musique aujourd’hui, c’est qu’il suffit parfois bel et bien de jeter de la merde contre les murs pour voir ce qui peut bien y coller.