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Culture

Les écrivains américano-asiatiques donnent de la voix

Symbole d’une nouvelle génération sino-américaine et meilleure amie de Lena Dunham, Jenny Zangh est de passage à la librairie parisienne Shakespeare and co, ce mardi 3 juillet, pour y présenter son premier roman, qui paraîtra en France cet hiver.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Jenny Zhang, Karan Mahajan, et Tanwi Nandini Islam. Illustration : Alex Cook. Photos publiées avec l’aimable autorisation de Zhang, Mahajan et Islam.

Les écrivains d’origine asiatique ont longtemps occupé une place marginale aux États-Unis. Il y avait des exceptions bien sûr, comme Jhumpa Lahiri ou Amy Tan, exceptions qui venaient confirmer la règle. Mais ça c'était avant. Car une nouvelle génération d'écrivains sino-américains semble bien décidé à imposer son style.

En 2008, Weley Yang publie un essai dans n+1 sur Cho Seung-hui, l’auteur de la fusillade de l’université Virgina Tech. Un texte féroce et dangereux, qui a entraîné d'autres écrivains sino-américains de non-fiction dans son sillage : Jay Caspian Kang, Hua Hsu, ou les très provocs' Eddie Huang et Amy Chua. Côté fiction, on croise Hanya Yanagihara, Ed Park, Jenny Zhang, Tao Lin, Tanwi Nandini Islam, Alice Sola Kim, Alexander Chee ou Tony Tulathimutte, des auteurs qui livrent des récits au parfum de scandale, volontiers hypersexués.

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Et puis il y a Jenny Zhang et Tanwi Nandini Islam, les deux grandes figures du mouvement, déjà plébiscitées par des milliers de lecteurs. Leur particularité : elles sont ultra-engagées et leur discours ne laisse personne indifférent. On les a interviewé pour un entretien croisé.

VICE : Pouvez-vous me décrire votre parcours ?
Tanwi Nandini Islam : J’ai été enseignante bénévole pendant dix ans. J'ai commencé à écrire mon premier roman, Bright Lines, quand j'étais encore en Inde. C’était pendant un voyage au Cachemire. Puis j’ai postulé à trois maîtrises en Beaux-Arts, sur un coup de tête. J’ai été acceptée au Brooklyn College, à New York, et je me suis lancée à fond dans l’écriture. Une fois mon diplôme en poche, en 2009, je suis retournée dans l’humanitaire. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai trouvé un agent et vendu mon livre. [Tanwi Islam gère également la gamme de parfums Hi Wildflower.)

Jenny Zhang : J’écris depuis mon plus jeune âge. C’était mon rêve, d’être publiée, et je l’ai poursuivi au détriment de ma santé mentale. J’ai suivi d’innombrables cours d’écriture créative à Stanford. Après mon diplôme, j’ai déménagé à San Francisco. Je travaillais dans une organisation syndicale, et j'écrivais pendant mon temps libre. Puis j’ai intégré le programme d'écriture créative de l'Université de l'Iowa afin d’étudier la fiction pendant trois ans. J’ai écrit des nouvelles et un recueil de poésie. J’ai présenté mes poèmes à un concours, et puis j’ai emménagé dans le sud de la France pour enseigner dans un lycée. Quand je suis revenue à New York, j’ai appris que j’avais remporté le concours et j’ai publié mon premier recueil, Dear Jenny, We Are All Find, dans la foulée. J’ai aussi commencé à écrire des essais pour le magazine Rookie, tout en bossant secrètement sur un recueil de nouvelles et un roman. J’ai vendu mon recueil à Random House fin 2015.

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« Il n'y a pas de canon de la littérature américano-asiatique à proprement parler. Dès lors que vous êtes un écrivain américano-asiatique, vous contribuez à le créer. » — Jenny Zhang

Quels sont les auteurs que vous lisiez plus jeunes ? Ceux auxquels vous vous identifiez ? Existe-t-il un canon de la littérature américano-asiatique ? En Inde, je lisais Enid Blyton, Agatha Christie et P. G. Wodehouse. Ce n’est qu’en arrivant aux États-Unis que j’ai connu la littérature indienne.
Islam : J’aimerais beaucoup vous citer des auteurs asiatiques ou d’origine asiatique, mais ce serait mentir. Ceux qui m’ont donné le plus envie de faire ce métier, ce sont Toni Morrison, James Baldwin, Gabriel Garcia Marquez, Bolaño, Borges. Mais j’aime aussi Arundhati Roy, Amitav Ghosh. Et Salman Rushdie – c’est un génie à la voix contagieuse.

Zhang : En grandissant, je me suis inspirée des différentes choses que j’aimais chez différents écrivains. Par exemple, j’aime l'obsession de Roth pour le caca, la masturbation, les sécrétions et les familles autoritaires. En revanche, je passe mon tour en ce qui concerne la misogynie et les propos racistes sur les Noirs. J’aime la simplicité et la tendresse des histoires de Jhumpa Lahiri, mais je n’aime pas quand elle tombe dans le sentimentalisme. Il n'y a pas de canon américano-asiatique à proprement parler. Ce qui veut dire que, dès lors que vous êtes un écrivain américano-asiatique, vous contribuez à le créer. Une fois que j’ai compris cela, je suis devenu extrêmement protectrice envers mon écriture – je rentrais littéralement dans ma bulle chaque fois que des Blancs en parlaient. Je ne voulais pas m'encombrer d'idées et de conseils de la part de personnes dont les seules interactions avec cette littérature se limitaient à Amy Tan et Jhumpa Lahiri.

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« J’essaie de casser ce côté "manuel scolaire". D’ailleurs, il y a beaucoup de sexe dans mon livre. » — Tanwi Nandini Islam

Je me demande si le thème sous-jacent de la littérature américano-asiatique n'est pas la culpabilité – notamment celle de devenir écrivain. Qu’en pensez-vous ? La situation est-elle différente pour la nouvelle génération ?
Islam : Il m’est de plus en plus pénible de penser que ce que j'écris tombe dans la catégorie « littérature américano-asiatique ». J'écris des mondes dans lesquels les gens de couleur vivent, point barre.

Zhang : Mes parents sont des immigrés. Ils ont été traumatisés une première fois par la Révolution culturelle en Chine, puis une nouvelle fois lors de leur arrivée aux États-Unis. Ils m’ont toujours dit ceci : SI TU CHOISIS DE SUIVRE CETTE CARRIÈRE TRÈS INSTABLE, TU VAS SOUFFRIR ET VIVRE DANS LA MISERE POUR LE RESTE DE TA VIE. Donc, je me suis dit, Quitte à finir dans le caniveau, autant être le meilleur écrivain possible et vivre le plus d’aventures possible.

Mais de manière générale, les Américains d'origine asiatique qui veulent poursuivre une carrière créative n'ont pas les mêmes chances qu'un enfant blanc issu de la classe moyenne supérieure. À cause de cette insécurité financière et psychique, ils sont plus susceptibles de prévoir un plan B, au cas où « être un écrivain » ne fonctionnerait pas.

Pensez-vous que la littérature américano-asiatique peut se démarquer, à l’instar de la littérature juive américaine ? C’est-à-dire devenir universelle tout en conservant ses marqueurs ethniques ?
Zhang : A la fac, j'ai écrit une nouvelle sur une sino-américaine qui a immigré aux États-Unis à l’âge de quatre ans. Elle parle le chinois, mais avec beaucoup de lacunes. À un moment, elle discute avec sa grand-mère, en chinois, et bloque sur le mot « autocollant ». Il y a eu un long débat en classe pour savoir si un immigrant sino-américain de deuxième génération connaîtrait ou non le mot « autocollant ». L'absurdité de cette scène – une salle pleine de locuteurs natifs blancs en train d’en débattre – était aussi douloureuse qu’hilarante. C'est dommage que ces espaces soient dominés par les Blancs. C’est un préjudice à la qualité. Et le seul moyen d’avoir de la qualité, c’est de publier plus d’écrivains d’origine asiatique. Les Asiatiques du Sud, les Asiatiques de l’Est, les Asiatiques du Sud-Est, les immigrés de première génération, de deuxième génération, les gens qui vivent ici depuis plus d'un siècle et qui viennent de tous les milieux socio-économiques.

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Jenny Zhang. Illustration : Alex Cook. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Zhang.

Le roman « ethnique » (pardonnez-moi le terme) est-il un passage obligatoire ?
Zhang : En ce qui concerne la fiction, nous avons encore du mal à comprendre que toute spécificité peut être conforme et même complémentaire à la notion d'« universalité » (qui est souvent un code pour désigner l’expérience blanche). Lorsque les gens choisissent un livre écrit par un écrivain d'origine asiatique, ils cherchent une utilité à ce livre. C’est, selon moi, la raison pour laquelle Amy Tan a eu du succès dans les années 1990. Ses romans n’ont pas été reçus comme des romans, mais comme des manuels.

Islam : Si vous saviez combien de fois on m’a demandé : « En quoi vos romans sont-ils différents de ceux des autres écrivains indiens ? »

Zhang : J’en parle justement dans mon essai pour BuzzFeed [sur le racisme dans le monde littéraire]. Je veux avoir le droit d'être insouciante, de laisser libre cours à mon imagination. Je ne veux pas avoir à me demander : En quoi cela peut-il être instructif ou précieux ? J'écris en partant du principe que tout ce que j'ai à dire est déjà précieux.

Islam : De mon côté, j’essaie de casser ce côté « manuel scolaire ». D’ailleurs, il y a beaucoup de sexe dans mon livre.

« Tout ce que dont j’ai parlé, ma mère m'avait conseillé de ne pas le faire. » — Tanwi Nandini Islam

Vous écrivez toutes les deux des essais personnels. Qui lit ces essais ? Quel public ?
Islam : Ça dépend. Quand j'écris pour un site lu par des « femmes », le principal groupe démographique est la femme blanche âgée de la vingtaine à la quarantaine.

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Zhang : Sur le plan historique, l'essai personnel a toujours été un truc de femmes. Aujourd’hui, il est de plus en plus associé aux femmes de couleur, aux femmes de couleur trans. Il permet de donner une voix à celles qui ont longtemps été négligées, effacées, ignorées. Le problème, quand vous êtes issu d’une minorité invisible en Amérique, c’est que quand vous dites publiquement quelque chose à propos de vous-même, les gens sont genre : « WOW, je ne savais pas. » Alors que je viens juste de dire que mes parents ne mangent pas leur steak avec des couverts. Mais attention, je ne dis pas que la curiosité est stupide. Certaines personnes ont une vraie soif de connaissance.

Aujourd’hui, les essais personnels ont ce côté « cool » et « jeune ».
Zhang : C'est un point intéressant. C’est aussi parce que l’essai personnel à un côté un peu stupide, comme s’il n’y avait qu’une fille bête et narcissique pour écrire au sujet de sa vie.

Islam : Tout ce que dont j’ai parlé, ma mère m'avait conseillé de ne pas le faire.

Avez-vous peur d’aborder la question de la race ? Il paraît crucial d’en parler, au risque d’être rangé dans une boîte. Comment équilibrez-vous cela ?
Zhang : Grâce à BuzzFeed, je reçois beaucoup de jolis messages de jeunes sino-américains qui semblent prendre soudainement conscience de leur identité, après avoir grandi dans des espaces à prédominance blanche.

Islam : C’est inévitable, d’écrire sur la race. Lorsque Jenny et moi nous promenons dans notre quartier, que nous observons les formes flagrantes de la suprématie blanche dans chaque interaction – c'est une question de race.

Comment dénoncer le racisme sans tomber dans le flicage ?
Islam : Je ne juge pas les gens sur la base de leurs croyances, et je n’ai pas envie qu’on me juge non plus. Donc je me pose les bonnes questions : A) Est-ce offensant pour qui que ce soit ? B) Est-ce nécessaire ? Il est important pour moi d'être du bon côté des choses.

Zhang : Quiconque souhaite avoir une vie publique doit accepter d’être critiqué, blâmé et ridiculisé à un moment donné. Mes éditeurs me demandent régulièrement si je veux commenter telle ou telle chose, et si j’accepte, cela signifie que je vais être payée pour dire ce que j’ai sur le cœur. C’est ça, pour moi, le pouvoir. J’ai ce pouvoir, alors même que j’écris sur le fait de ne pas en avoir. C'est la plus grosse contradiction quand on écrit au sujet de la race.

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