À la rencontre des Bangladais menacés par les djihadistes
Toutes les illustrations sont de Deshi Deng.

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À la rencontre des Bangladais menacés par les djihadistes

À Dacca, les blogueurs, écrivains et éditeurs athées sont réduits au silence à grands coups de machette.

Les meurtriers ont traversé Shahbag Road, une large avenue de Dacca, avant d'entrer dans le Aziz Super Market, un centre commercial situé entre les vitrines tapageuses de Muslim Sweets et celles de Juicy Fast Foods. Le bâtiment est composé de trois étages décorés selon la mode affreuse des années 1970. Il se divise en une série de couloirs miteux et mal éclairés bordés de boutiques de fringues.

Le 31 octobre 2015, vers 17h, plusieurs hommes sont montés au troisième étage, passant devant les rangées de magasins et de mannequins fortement éclairés. Après avoir traversé un couloir isolé, ils ont débarqué dans le bureau exigu de l'éditeur Faisal Arefin Deepan. Deepan était un bel homme au visage enfantin, toujours bien habillé. À 43 ans, il s'était fait un nom en publiant différents ouvrages, dont ceux de Avijit Roy – un blogueur et grand défenseur de la laïcité, assassiné pour ses écrits un peu plus tôt la même année.

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Ce jour-là, trois hommes ont surveillé les alentours pendant que trois autres se sont faufilés dans son bureau. Une fois à l'intérieur, ils ont attaqué Deepan à coups de machette, ciblant le visage et le cou, jusqu'à le laisser pour mort dans un bain de sang. Ils se sont ensuite enfuis en prenant soin de verrouiller la porte derrière eux, et de ne pas se faire remarquer par les autres commerçants.

C'est le père de Deepan, Abul Kashem Fazlul Haq, intellectuel et professeur de bengali à la prestigieuse université de Dacca, qui a trouvé le corps. N'arrivant pas à joindre son fils au téléphone, il s'est précipité dans son bureau après avoir appris la nouvelle de l'attaque d'un autre éditeur. Cet éditeur-là, Ahmedur Rashid Tutul, a perdu ses mains lors de l'agression. Deux autres écrivains également attaqués ce jour-là ont survécu.

« Il y a encore quelques années, cela ne serait jamais arrivé », m'a affirmé Faruk Wasif, un poète dans la trentaine. Nous nous sommes rencontrés lors du festival du livre de Dacca, où j'étais invité en tant qu'écrivain. Il m'a proposé de m'accompagner au marché. Moins d'un mois avait passé depuis le meurtre, et il m'avait mis en garde contre le fait d'y aller seul. Autrefois, cet endroit était le centre névralgique de la culture locale – il était rempli de librairies et d'éditeurs. Mais ces dernières années, les commerces ont fermé. « Le bureau de Deepan grouillait d'étudiants et d'intellectuels, m'a précisé Faruk. Tout ce beau monde se connaissait ; c'était une véritable communauté. Ce temps-là est fini. Personne ne connaît plus personne désormais, et tous prétendent n'avoir rien vu. »

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« Il est mort rapidement », m'a confié le père de Deepan alors que nous étions assis dans un bureau de l'université de Dacca. « En moins de cinq minutes. » Il a séché une larme avant de poursuivre. « Selon le rapport de l'autopsie, il a été assassiné le moins douloureusement possible. Ce sont les mots exacts ». Il a répété doucement : « Assassiné le moins douloureusement possible. »


C'était en novembre 2015, et j'étais invité à me rendre au Bangladesh à l'occasion d'un festival de littérature qui existait depuis 2011. Mes premières impressions n'étaient pas prometteuses. La route depuis l'aéroport était encombrée de voitures. Toutes les dix minutes environ, les voitures avançaient de cent mètres avant d'être de nouveau bloquées. Selon le conducteur, c'était normal. La scène ressemblait à un New Delhi post-apocalyptique. L'extrême richesse côtoyait l'extrême pauvreté plus violemment que partout où j'avais été. La moitié de ces véhicules auraient pu être utilisés dans le prochain Mad Max, alors que beaucoup d'autres, chéris par les fonctionnaires diligents, auraient pu se trouver sur un boulevard de Malibu.

Les années précédentes, le festival – le Dhaka Lit Fest – s'appelait le Hay Festival Dhaka, en hommage au légendaire Hay Festival of Literature and Arts, qui se déroule au cœur de la végétation bucolique de Hay-on-Wye au pays de Galles. Le Hay était devenu une franchise et des villes obscures du monde entier faisaient des pieds et des mains pour accueillir le festival – dans le but d'attirer des touristes et de stimuler la vie culturelle locale. Changer le nom en Dhaka Lit Fest revenait à se libérer du joug de l'ancien colonisateur. Malheureusement, de récents événements étaient venus assombrir le tableau.

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En 2015, quatre blogueurs et écrivains ont été assassinés au Bangladesh. Moins de trois semaines avant le début du festival, Deepan était laissé pour mort dans son bureau. Une semaine avant le festival, le Département d'État des États-Unis publiait une recommandation aux voyageurs, exhortant les étrangers à se tenir loin des rassemblements et des hôtels internationaux – précisément ceux où les participants comptaient séjourner. Le matin précédant la journée d'ouverture, la Cour suprême du Bangladesh confirmait la condamnation à mort de Ali Ahsan Mohammad Mujahid et Salahuddin Quader Chowdhury. Ces deux dirigeants étaient accusés d'avoir pris part à des massacres et des viols durant la guerre d'indépendance de 1971 – lorsque le Bangladesh s'est séparé du Pakistan. Les deux hommes disposaient de 24 heures pour avouer publiquement leurs crimes. Après le rejet de leur appel, ils ont été exécutés par pendaison.

À peine quelques heures après cette décision, Piero Parolari, un prêtre italien et travailleur humanitaire qui vivait dans le pays depuis 35 ans, recevait une balle dans la tête alors qu'il circulait à vélo dans une ville située au nord de la capitale. Le même jour, le Jamaat-e-Islami – un parti politique islamiste aligné sur l'opposition – appelait au hartal – une grève nationale durant laquelle les voitures n'ont pas le droit de circuler dans les rues. Cette interdiction coïncidait avec le premier jour du festival. Toute personne se trouvant dehors, en particulier un étranger, pouvait être sujette à des attaques.

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Toutes les illustrations sont de Deshi Deng

Comble du bonheur, le gouvernement décidait de fermer les réseaux sociaux et les applications de messagerie afin d'empêcher la propagation de rumeurs ou l'organisation de manifestations. « Toute notre stratégie marketing reposait sur Facebook », m'a expliqué Sadaf Saaz Siddiqi, codirecteur du festival, « et voilà que le réseau est fermé ».

Beaucoup d'écrivains avaient déjà annulé leur venue, y compris les têtes d'affiche du festival : V.S. Naipaul, écrivain britannique lauréat du prix Nobel, et Paul Theroux, écrivain américain et biographe de Naipaul. Le fils de ce dernier, Marcel Theroux, lui aussi romancier, faisait tout de même acte de présence.

Même certains écrivains bangladais qui vivaient dans la ville avaient décidé de se tenir éloignés du festival. Tout pouvait arriver, une bombe ou une machette pouvait être introduite. La série d'attaques simultanées à Paris la semaine précédente n'avait fait qu'alimenter la peur. Dans un pays où la liberté d'expression est dénoncée par une minorité de violents fondamentalistes, le Dakha Lit Fest marchait sur des œufs.

Parmi ceux qui avaient accepté l'invitation malgré ce climat de terreur, il y avait le Docteur Harold Varmus, lauréat du prix Nobel de médecine. Le Département d'État des États-Unis l'avait pourtant supplié de ne pas se rendre au Bangladesh, craignant pour sa vie. « J'étais déjà à New Delhi quand j'ai eu le message », racontait le scientifique de 76 ans. « Il me semblait stupide de faire marche arrière. » La veille du festival, regroupés dans la forteresse qu'était devenu le Pan Pacific Sonargaon – l'hôtel luxueux où nous séjournions – les participants ne pouvaient affirmer avec certitude que le festival ouvrirait ses portes le lendemain matin.

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La branche d'Al-Qaïda dans le sous-continent indien avait immédiatement revendiqué les attaques contre Faisal Deepan et Ahmedur Tutul. « Nous avons vengé l'honneur du Prophète et de l'Islam. Ces deux éditeurs étaient pires que les auteurs des livres puisqu'ils ont payé les blasphémateurs pour les écrire », déclarait le groupe. Les livres en question étaient ceux de Avijit Roy, le blogueur brutalement assassiné en février. Cet athée et libre-penseur avait écrit The Virus of Faith et The Philosophy of Disbelief , s'attirant les foudres des extrémistes bangladais.

Le nom de Roy apparaissait dès 2013 sur une liste noire de 84 blogueurs athées. Ce n'était que la première d'une longue série. Le nom de Faisal Deepan apparaîtrait plus tard. Sans doute dressées par des fondamentalistes religieux, ces listes avaient d'abord été remises au gouvernement pour les convaincre d'arrêter et de pendre ces « criminels athées ».

« Depuis des années, les islamistes se sont multipliés dans le pays », déclarait K. Anis Ahmed, éditeur et romancier de 45 ans, codirecteur du festival. « Il est important de se rappeler que près de quarante pour cent du pays n'étaient pas favorables à l'indépendance. Cette proportion n'a pas vraiment changé. C'est pour cela que le BNP est encore très populaire. » Le « BNP » fait référence au Parti nationaliste du Bangladesh, créé en 1978 par le président de l'époque Ziaur Rahman, l'homme qui a réintroduit la démocratie après le coup d'État militaire de 1975.

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Depuis la naissance du pays en 1971, la politique du Bangladesh a été dominée par un compromis fragile entre une vision laïque du monde, partagée par la majorité des Bangladais, et des forces réactionnaires opposées à l'indépendance vis-à-vis du Pakistan, qui militent pour la création d'un État fondamentaliste.

Quand le Sheikh Mujibur Rahman, dirigeant de la Ligue Awami et premier ministre du pays, fut assassiné lors du coup d'État de 1975, le nouveau régime militaire amenda la précédente constitution laïque pour faire de l'Islam la religion d'État. Depuis, une grande quantité de devises étrangères a afflué dans le pays. Cet argent, fourni par les riches Bangladais conservateurs résidant à l'étranger, a été utilisé pour financer des organisations extrémistes comme l'Ansarullah Bangla Team (ABT), le groupe qui a revendiqué l'assassinat d'Avijit Roy.

Depuis que la démocratie parlementaire a été de nouveau instaurée en 1991, le pays a eu deux dirigeants à sa tête : Khaleda Zia, première femme premier ministre dans l'Histoire du pays, et Sheikh Hasina, fille du Sheikh Mujibur Rahman, premier premier ministre de la République du Bangladesh. Hasina occupe actuellement le plus haut poste du pays tandis que Zia dirige l'opposition.

Les mandats de cette dernière ont été marqués par une alliance avec le Jamaat-e-Islami, le plus ancien parti islamiste d'Asie du Sud, affilié à des groupes extrémistes comme l'ABT. Alors que la paupérisation de la population explose, cette bataille éloigne lentement le pays de ses racines idéalistes pour le livrer aux mollahs ultra-conservateurs.

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Le premier jour du festival, les cérémonies d'ouverture ont été retardées d'une heure. Plusieurs événements de la journée ont été annulés ou reprogrammés à cause du hartal. J'ai moi-même traversé une phalange de policiers munis de carabines SKS 45. Après avoir passé l'entrée hautement sécurisée, quelqu'un m'a tapoté l'épaule. C'était un vieil ami que j'avais perdu de vue depuis au moins une décennie, quand il avait quitté les États-Unis pour son Bangladesh natal. Je vais l'appeler C, car il ne tenait pas à ce que son nom soit dévoilé. Trois jours auparavant, l'un de ses amis lui avait annoncé une terrible nouvelle au téléphone.

« Mon nom vient d'apparaître sur la liste des personnes à abattre », m'avait-il raconté. L'ami en question n'avait pas voulu dire où il avait vu la liste, du moins pas au téléphone. « Il m'a conseillé de garder la tête baissée et de regarder partout autour de moi. Je n'ai pas pu lui parler en personne, donc je ne sais pas vraiment ce qu'il se passe. Il est en contact avec les services de sécurité, donc s'il y a bien une personne susceptible de savoir que mon nom est sur une liste noire, c'est lui. » Nous nous sommes assis au bar. « Je suis terrifié, me déclarait C. Je ne sais pas quoi faire. »

L'exercice académique qui consistait à essayer de comprendre ce qui arrivait aux écrivains bangladais prenait soudain une tournure personnelle. C jetait des regards furtifs en se demandant comment faire pour rentrer chez lui. Je ne comprenais pas. Qui pouvait bien vouloir sa mort ? Il n'était ni blogueur, ni écrivain, encore moins activiste. Au contraire, il menait une vie « normale » dans une petite ville de province. Il enseignait une matière n'étant pas sujette à controverse et qui ne devrait susciter la colère de personne. Seulement, les circonstances étaient tout sauf normales. Le moindre post Facebook pouvait vous mener tout droit vers la mort, comme l'a récemment rapporté le le New York Times.

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C'est sans doute à cause de ça que C était devenu une cible. Ces listes noires ont la capacité de réduire tout un pays au silence. Peu de personnes au Bangladesh écrivent encore au sujet des meurtres. Les blogueurs athées qui défendent leurs droits se terrent désormais chez eux. Ils ne vont plus au travail et font profil bas. Beaucoup ont fui le pays, et beaucoup d'autres prévoient d'en faire autant.

La veille de ma rencontre avec C, j'avais rendez-vous avec Mostafa Ahmed Kamal, grand écrivain et professeur dont le nom avait été inscrit sur la toute première liste de 84 têtes. Je lui demandais ce que ça faisait de se savoir condamné à mort. « Il y a tellement de listes maintenant, m'a-t-il répondu en riant. Au moins dix d'après mes calculs. » C'était un homme d'âge moyen, aux yeux doux. Sa réponse traduisait un mélange d'incrédulité et d'amusement. Il ne comprenait pas que quelqu'un puisse vouloir le tuer. Il avait écrit des romans et avait brièvement tenu un blog dans lequel il défendait la liberté d'expression. Il enseignait la physique à l'Independent University. C'est là que je l'ai rencontré, dans son bureau très peu meublé.

« Cette première liste a été faite par des fondamentalistes et a été remise au gouvernement, m'a-t-il précisé. Le gouvernement lui-même a rédigé une seconde liste qui comprenait 27 noms et des informations sur différents écrivains. Elle était censée être confidentielle mais il y a eu une fuite. C'est cette liste-là qui s'est retrouvée entre les mains des tueurs. C'est un guide pratique pour trouver la personne qu'on veut tuer. Mon nom est sur les deux. »

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L'organisation à l'origine de cette première liste serait Ansarullah Bangla Team. Fondée en 2007 sous le nom de Jama'atul Muslemin, ABT s'est inspirée d'Al-Qaïda et s'est donnée pour mission de fonder un État islamique au Bangladesh. En 2013, l'organisation a lancé une campagne meurtrière contre les blogueurs athées. Elle a annoncé ses intentions sur ses sites, dont sa page Facebook, et a listé les cibles potentielles. En plus d'Avijit Roy, elle a revendiqué le meurtre des blogueurs Oyasiqur Rahman Babun et Ananta Bijoy Das, du Docteur A. K. M. Shafiul Islam, professeur à l'université de Rajshahi, ainsi que les attaques de plusieurs figures athées éminentes.

C'est cette seconde liste, dressée par le gouvernement, qui intéressait le plus Kamal. De fait, quatre des blogueurs cités avaient été arrêtés par le gouvernement de Sheikh Hasina en avril 2013 pour diffamation envers l'Islam.

Selon Kamal, l'Islam pratiqué traditionnellement au Bangladesh n'a jamais été aussi austère et liberticide que celui défendu par les cheikhs saoudiens blindés de pétrole. C'est une religion différente, issue du tumulte religieux et intellectuel qui a caractérisé l'Inde médiévale ; une religion influencée par le mysticisme du soufisme et sa longue coexistence avec l'hindouisme et des religions bengalies indigènes. « Nous sommes un peuple doux, m'a-t-il précisé. Un peuple musical, mystique. Notre religion n'est pas la religion pratiquée au Moyen-Orient. Nous ne sommes pas extrémistes. Nous ne l'avons jamais été. »

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En la raccompagnant jusqu'à sa voiture par précaution, il s'est confié plus longuement : « J'avais l'habitude de sortir souvent. Je passais mes nuits à discuter dans des cafés, je voyageais beaucoup. C'est fini tout ça. Je me déplace d'ici à chez moi et inversement, sans jamais m'arrêter sur le chemin. Si je veux me rendre quelque part, je dois prévenir la police un jour avant, et ils envoient six policiers pour m'accompagner. Ils font cela parce que je suis assez connu et que mon assassinat les mettrait dans l'embarras. Si vous êtes un jeune écrivain, ils ne bougeront pas le petit doigt pour vous. Ils vous diront simplement de quitter le pays et de ne jamais revenir. »


Alors que le festival battait son plein, j'étais étonné de n'entendre aucune conversation au sujet des meurtres. Au contraire, les turbulences qui secouaient la ville semblaient s'être dissipées au moment où nous passions les portiques de sécurité. C'était un soulagement d'entendre des bavardages anodins sur les livres nouvellement parus ou sur la place du bengali dans le monde de la littérature. Yoss, rockeur cubain et romancier de science-fiction, provoquait l'émoi partout où il allait. Tout le monde voulait prendre des selfies avec lui. Nous avons eu l'occasion de discuter de l'état de la science-fiction contemporaine. J'ai fini par lui avouer que j'étais un grand fan de Doctor Who dans ma jeunesse. L'air était chargé d'un optimisme électrique – tous les sujets pouvaient être abordés, de l'athéisme à l'érotisme.

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Cependant, je n'ai eu que peu de temps pour profiter du festival. À chaque fois que je m'asseyais pour assister à la lecture de poèmes ou au lancement d'un roman, quelqu'un venait m'avertir qu'un autre blogueur de la liste voulait me rencontrer et me parler, et nous devions partir immédiatement. En un rien de temps je retrouvais l'autre Dacca, une ville sous la menace, pour rencontrer un homme condamné à mort pour ses écrits.

Le contraste n'aurait pu être plus dramatique. Installé confortablement sur le site du festival, j'étais obligé de partager l'optimisme permanent des participants. Une fois dehors, j'étais de nouveau confronté à une nation peu disposée à abattre ses propres démons. Quelques écrivains locaux me demandaient mes prédictions au sujet de l'avenir du Bangladesh. J'étais incapable de fournir une réponse claire, parce que j'étais sans cesse confronté à deux pays différents – une nation pleine d'espoir, représentée par le festival, et une nation sanglante à l'encontre d'écrivains comme Avijit Roy.


Les jours qui ont suivi le meurtre de Faisal Deepan, Rafida Bonya, la veuve d'Avijit Roy, a écrit une lettre ouverte incendiaire à l'encontre de la Ligue Awami et de la dirigeante du pays, Sheikh Hasina, blâmant leur inaction et leur faiblesse face aux islamistes – qu'ils cajolent pour obtenir leurs voix.

Tout ce que nous vous demandons est d'arrêter de gaspiller votre énergie en permanence en criant : « Nous sommes le parti laïque. » Restez silencieux et allez aiguiser les couperets fondamentalistes, sinon vous risquez de perdre quelques votes. Vous savez très bien que c'est votre silence qui leur permet de parfaire leurs armes.

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Selon K. Anis Ahmed, l'inaction de Hasina ne veut pas dire que les idéaux d'un Bengladesh laïque ont disparu, loin de là. « Ces meurtres existent depuis des années, m'a-t-il expliqué. Ils font partie de l'horrible contexte de la construction de la nation. En 1971, pendant la guerre, le Jamaat-e-Islami a non seulement massacré des gens ordinaires mais aussi des écrivains, des artistes et des professeurs. Ce n'est que récemment que le gouvernement a décidé de traduire ces tueurs en justice. Ces nouveaux meurtres, qui ont lieu depuis 2013, sont une réponse directe à la détermination du gouvernement à persécuter ces criminels de guerre. »

L'année 2013 a été un tournant décisif dans l'histoire récente du Bangladesh. De nombreuses tensions sous-jacentes ont subitement émergé. Tout cela a eu lieu à un pâté de maisons du bureau de Faisal Deepan. Le 5 Février 2013, Abdul Quader Molla, membre dirigeant du parti islamiste Jamaat-e-Islami, a été reconnu coupable de crimes contre l'humanité durant la guerre de 1971. Il a été condamné à la prison « à vie ». Cette peine a été jugée trop indulgente par beaucoup de gens et a donné lieu à un mécontentement de masse. Les activistes se sont mobilisés au cœur de la ville pour revendiquer la peine de mort pour tous les criminels de guerre, ainsi que l'interdiction du Jamaat. On a appelé ça les « manifestations de la place Shahbag ». Les contre-manifestations organisées par le Jamaat ont secoué la ville, mais le gouvernement a fini par céder en partie aux demandes des manifestants de Shahbag. Il a mis en place la peine capitale pour les criminels de guerre ainsi qu'une procédure d'appel clairement tronquée. Molla a finalement été pendu le 12 décembre 2013. Le Jamaat a qualifié cette action de « crime politique » et a juré de venger « chaque goutte » du sang de Molla.

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Selon Ahmed, le nombre croissant de meurtres de blogueurs depuis 2013 peut être directement lié aux requêtes des manifestants de Shahbag. De nombreuses personnes jugées pour des crimes de guerres sont des dirigeants du Jamaat.

« Ils ont réussi à pointer du doigt les blogueurs comme étant des athées ou des apostats. C'est le problème que rencontre le premier ministre Hasina. Toute démonstration de soutien envers la liberté d'expression, en particulier celle des blogueurs, serait interprétée comme un soutien envers les athées et les apostats. Et ce pays reste musulman à 90 %. Si elle s'exprimait en faveur des blogueurs, elle perdrait ses électeurs. Et si elle perdait ses électeurs, le BNP et le Jamaat pousseraient le Bangladesh dans les bras des radicaux islamistes. »


Quand j'ai rencontré Abul Haq, le père de Faisal Deepan, à l'université de Dacca, il m'a salué avec un sourire désarmant et m'a emmené dans une pièce accolée aux bureaux du Département de la langue bengali, dans lequel il a enseigné pendant des années. La pièce donnait sur une cour où, en 1952, des étudiants s'étaient rassemblés pour manifester contre la mise en place de l'ourdou comme langue officielle de ce qui était encore le Pakistan de l'Est. Ce Mouvement pour la Langue a conduit au schisme qui a donné naissance au Bangladesh. Selon les arguments de la Ligue Awarmi, ce sont ces mêmes forces qui ont été à l'origine de la mort de Deepan.

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Mais Abul Haq n'est pas d'accord. « Ce n'est pas un Bangladais qui a tué mon fils », a-t-il avancé. Il soupçonne plutôt l'État islamique (EI) ou les talibans. « Le gouvernement ne veut pas l'admettre. Bientôt, les États-Unis vont envoyer des forces armées ici. » Il m'a affirmé que son fils n'avait jamais partagé les croyances d'Avijit Roy et a semblé lui en vouloir de ne pas avoir pris ses distances avec l'athéisme après la mort de Roy. « Deepan a commis une erreur en publiant ces livres. S'il avait fait une déclaration publique, s'il avait répudié ces livres et promis de ne plus jamais les publier, peut-être qu'il serait encore en vie. »

J'ai mis cette critique sur le compte de son processus de deuil et ai basculé sur les manifestations de Shahbag – qui ont eu lieu juste devant le bureau de Deepan. « Oui, il y était, m'a précisé Abul Haq. Il n'était pas organisateur mais a participé aux réunions et aux manifestations. »

Quand je suis parti de l'université de Dacca, l'après-midi débutait. Une douce lumière dorée éclairait les salles. Sur un mur se trouvait une affiche manuscrite évoquant une réunion d'étudiants pour discuter des meurtres. On pouvait y lire : « Nous ne devons pas mourir avant d'être tués. »

Selon les dires de plusieurs personnes vivant à Dacca, le gouvernement américain s'inquiète de plus en plus de la présence dans le pays de forces étrangères violentes et déstabilisatrices. Dans le contexte bangladais actuel, on peut deviner qu'il s'agit de l'EI.

Deux mois après le meurtre de Roy, Al-Qaïda dans le sous-continent indien a revendiqué sa responsabilité – comme il l'a fait un peu plus tard pour la mort de Deepan. Les meurtres de deux étrangers fin septembre et début octobre ont été revendiqués par l'EI. Cette même semaine, trois hommes ont été arrêtés pour avoir collé des affiches de recrutement pour l'EI qui évoquaient « L'appel du Moyen-Orient ». Après les attaques sur un prêtre italien la veille du Dhaka Lit Fest, l'EI a publié un article dans son magazine Dabiq intitulé « Le retour du djihad au Bengal », dans lequel il avançait que le Jamaat-e-Islami n'était pas assez islamique et appelait ses disciples à rejoindre l'EI.

Le gouvernement de Sheikh Hasina continue d'ignorer cette menace. « Je peux dire avec certitude que l'EI ou d'autres organisations similaires ne se propagent pas au Bangladesh », a-t-elle soutenu début octobre quand elle a invité un groupe de journalistes chez elle. Quand j'ai posé la question à Ahmed, l'idée l'a fait rire. « L'EI serait incapable de trouver son chemin dans les bouchons de Dacca ! » L'idée que les meurtriers sont des fondamentalistes locaux et que leurs motivations sont liées à la détermination du gouvernement à traduire les criminels de 1971 en justice est très prégnante dans le pays. Il est facile d'envoyer un tweet revendiquant un crime – ce que fait l'EI – ou de publier un article décrivant la façon dont vous allez conquérir un pays. Au cœur de la stratégie médiatique de l'EI se trouve l'exploitation de nos peurs. Malgré tout, il paraît hautement improbable que l'EI ne recrute personne au Bangladesh. Selon moi, il faut donc éviter de tomber dans le panneau de la pensée catastrophiste des États-Unis, tout en évitant d'embrasser la candeur du pouvoir en place à Dacca.

Dans le sillage du 11 septembre, la politique étrangère américaine est devenue monomaniaque : elle voit des terroristes islamistes partout et ignore complètement les autres menaces réelles. Aujourd'hui, dans le sillage des attentats de Paris et de la montée de l'EI en Syrie et en Irak, on peut s'attendre à une approche similaire. En 1971, les États-Unis s'étaient rangés du côté du Pakistan en s'opposant à la création du Bangladesh et ont, par extension, soutenu le massacre de centaines de milliers, si ce n'est des millions, de citoyens bangladais. Cet élément de l'histoire est loin d'avoir été oublié ici, et la méfiance envers la politique américaine est toujours présente.

Pourtant, tout le monde ne s'accorde pas à dire que la religion est au cœur du problème.

Selon Robin Ahasan, éditeur proche de Faisal Deepan, « les meurtres n'ont rien à voir avec ce qu'ont écrit ces types ». Il a reçu sa propre menace de mort quelques jours plus tôt, glissée sous sa porte. « C'est au sujet du pouvoir économique, ici, au Bangladesh, a-t-il insisté. Il s'agit de l'avoir et de le garder. Ils ne sont pas morts pour leurs idées ; ils sont morts pour que quelqu'un d'autre puisse s'enrichir ! »


Nous nous rendions à la soirée de clôture du festival dans une résidence privée lorsque nous avons appris la nouvelle. Le chauffeur, qui écoutait la radio, s'est tourné vers nous brièvement. « C'est fait », nous a-t-il simplement dit. Ali Ahsan Mohammad Mujahid, le numéro deux du Jamaat, et Salahuddin Quader Chowdhury, l'un des principaux collaborateurs de la dirigeante de l'opposition Zia, venaient d'être pendus après le rejet de leur ultime appel. Les responsables américains avaient critiqué un procès jugé inéquitable. L'écrivain bangladais Ahmed Ikhtisad reconnaissait les manquements lors du procès, mais justifiait cela : « Vous devez comprendre qu'il s'agissait d'horribles meurtriers. Cela faisait quarante ans que nous attendions que cela se termine. »

Je devais quitter le pays deux jours après et, lors de mon bref séjour au Bangladesh, j'avais passé la majorité de mon temps à l'hôtel ou sur le site protégé du Dhaka Lit Fest. Ce qui me surprenait le plus, c'était la rapidité avec laquelle je m'étais accoutumé à ce que j'avais d'abord considéré comme un environnement apocalyptique. Il me semblait ordinaire à présent. Quant à la question de savoir qui a tué Faisal Deepan, je comprenais que la réponse était moins importante que les controverses autour de l'Islam, du fanatisme, de la rivalité politique, de l'histoire et du pouvoir.

Le dernier jour, je me suis assis au bord de la piscine de l'hôtel avec Hasan Azizul Huq, romancier de 77 ans. Lui aussi avait récemment fait l'objet de menaces. « Qu'ils viennent, qu'ils me tuent, me disait-il, mais s'ils font cela, ils tueront un homme libre. » Nous avons parlé pendant une heure, mais nous n'avons pas évoqué les meurtres ou l'influence de l'Islam fondamentaliste. Nous n'avons pas non plus parlé des échecs de tel ou tel parti. Nous avons discuté des écrivains et de l'art, des gens que nous admirions, qui nous avaient influencés et qui nous avaient appris quelque chose de vital et de beau sur le monde. Il me semblait nécessaire, pour mon dernier jour, de respirer un peu de cet air frivole et romantique qui appelait à la liberté de penser, à la liberté de religion, à la liberté d'être – toutes ces libertés qui avaient inspiré le combat pour l'indépendance en 1971, quand le Bangladesh est né.

Le premier roman de Ranbir Singh Sidhu, Deep Singh Blue, est paru chez Unnamed Press.