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J'ai appris la vie de mon père via la police secrète roumaine

La Securitate a empilé des tonnes de documents sur chacun des habitants du pays – et sur mon paternel.

L'auteur et son père. Toutes les photos appartiennent à l'auteur.

Au cours de la dictature communiste roumaine, de nombreux citoyens devinrent des informateurs pour le compte de la Securitate – la police secrète du pays, l'une des plus importantes des pays de l'Est à l'époque. Les spécialistes avancent le chiffre de 500 000 informateurs au sein d'un pays de 22 millions d'âmes en 1985. La Securitate possédait de nombreux fichiers sur la génération de mes parents. Mon père, Alexandru Tocilescu – connu sous le surnom de Toca – dirigeait un théâtre de 1973 jusqu'à sa mort en 2011. La police avait constitué un important fichier à son sujet.

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Mon père a eu l'opportunité de le consulter en 2008. Pour devenir membre de l'Association roumaine des artistes de théâtre, il est indispensable d'obtenir une confirmation officielle de la part de l'État précisant que vous n'avez jamais été membre de la police secrète. Lorsqu'il a fait sa demande, on l'a invité à venir consulter en personne les renseignements collectés par la Securitate.

J'avais eu l'occasion d'en discuter avec lui. Il m'avait confié ses soupçons sur différentes personnes, qu'il soupçonnait d'avoir été des informateurs. Il n'avait pas eu l'air surpris de constater que la police en savait énormément sur lui. Par contre, il m'avait avoué avoir été étonné par les nombreuses informations totalement inutiles présentes dans le dossier.

Il était notamment tombé sur la photocopie d'une carte postale envoyée depuis Rome, qui précisait la chose suivante : « Nous sommes à Rome. C'est magnifique. Bisous. » Sinon, il avait constaté que les flics avaient eu vent d'un paquet envoyé par mon oncle, qui vivait en Allemagne. Une note précisait ce qu'il contenait : « Deux paires de collants. Des saucisses. Trois paquets de chewing-gum. Deux Toblerone. »

Je désirais en savoir plus, et ai rédigé une demande officielle afin de consulter ces fichiers. Un matin, une femme m'a appelé pour me prévenir que l'organisation en charge des archives de la police secrète acceptait ma demande. J'avais rendez-vous le mercredi suivant, à 9 heures du matin.

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Ce jour-là, j'ai pu accéder à une salle de lecture remplie de documents déposés sur différentes tables. On m'a fait comprendre que je n'avais pas le droit d'utiliser mon appareil photo. J'ai choisi de noter tout ce qui me paraissait drôle et important. Un homme m'a tendu des documents – le mot « Traian » était écrit en majuscules au feutre vert sur la couverture. J'ai appris plus tard qu'il s'agissait du nom de code de mon père. Je ne sais toujours pas pourquoi. Mais j'ai quand même appris quelques trucs.

MON PÈRE NE RESTAIT PAS EN PLACE, CE QUI ÉTAIT ASSEZ MAL VU

En 1973, mon père venait tout juste de sortir diplômé de l'université de la ville de Brăila. Il mettait en scène une pièce d'August Strindberg. Une information délivrée par un informateur anonyme indiquait que mon père ne vivait pas tout le temps à Brăila, là où le gouvernement l'avait assigné, mais qu'il faisait la navette entre cette ville et Bucarest. Cette même note précisait qu'il n'avait pas l'air d'apprécier la compagnie de ses camarades travailleurs et qu'il était resté sourd aux demandes du directeur du théâtre – qui exigeait qu'il reste constamment à Brăila.

MON PÈRE NE COMPRENAIT PAS LES OBLIGATIONS DE LA CLASSE OUVRIÈRE

Après le succès de sa première mise en scène, mon père avait été transféré dans la ville de Pitești. Il avait choisi une pièce japonaise. Par la suite, il avait pris la direction de Piatra Neamț – il y avait mis en scène Les Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare. Un autre succès. Un informateur précisait la chose suivante :

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« Ses idées sont très progressistes et influencées par l'Ouest. Cela se reflète dans ses tenues hippies – des cheveux longs, une barbe, des perles, des bracelets, des jeans à pattes d'éléphant, des t-shirts colorés, etc. »

La notoriété de mon père croissait chaque jour, et le nombre d'informateurs également. Certains d'entre eux étaient des amis proches à qui on forçait la main. Ils prenaient soin de ne rien révéler de négatif à son sujet. D'autres faisaient partie des équipes techniques des théâtres.

« Il est peu respectueux, impoli, boit beaucoup – si possible aux frais des autres – et ne s'intéresse qu'à lui-même », précisait un informateur.

« Il ne comprend pas, ou refuse de comprendre, les devoirs civiques qui incombent aux membres de la classe ouvrière », précisait un autre. Une note rédigée par un membre de la police secrète résumait son statut :

« Un dossier a été créé au nom de Tocilescu Al. Il faut noter qu'il se comporte avec hostilité. »

Mon père a mis en scène de nombreuses autres pièces à Bucarest, dans différents théâtres. Modernes, ses mises en scène critiquaient subtilement le pouvoir en place.

C'est là que son combat contre la censure a commencé, selon un autre fichier. Ce dernier contient plusieurs retranscriptions de coups de téléphone, qui révèlent que mon père demandait à des proches d'intervenir auprès du ministère de la culture. Les réponses étaient toujours très vagues. Puis il y avait d'autres appels – des engueulades au sujet d'un costume, de la couleur d'une valise, de la coiffure d'un acteur.

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Au même moment, les notes au sujet de mon père se poursuivaient : « Vulgaire, sarcastique, profère des obscénités en mentionnant différents dirigeants, etc. »

Un voisin avait informé la Securitate : « Chez lui, le sujet est connu des riverains pour organiser des fêtes bruyantes. » M. Cilianu vivait au-dessus de notre appartement et détestait mon père plus que tout.

CERTAINS INFORMATEURS NE COMPRENAIENT RIEN AU THÉÂTRE

À cette époque, en 1982, mes parents avaient demandé un visa pour aller rendre visite à mon oncle en Allemagne. La réponse avait été négative. Sinon, de nombreux informateurs précisaient que mon père était un mec très talentueux.

Les informations à son sujet étaient nombreuses : Il a débarqué bourré aux répétitions ! Il jure tout le temps ! Il hurle sur les acteurs ! Un agent de la Securitate disait à Ion Besoiu, le directeur du théâtre dans lequel travaillait mon père, que celui-ci était indésirable. Besoiu lui répliquait qu'il ferait mieux de s'occuper de ses affaires.

Une note indiquait que mon père s'était lié d'amitié avec Florien Pittiș, un chanteur de folk portant des t-shirts occidentaux, qui était constamment entouré de groupies âgées de « 14 ou 15 ans ».

Dans une autre note, un informateur se plaignait du travail de mon père qui, après avoir préparé Tartuffe pendant neuf mois, avait décidé de travailler sur La Cabale des dévots de Boulgakov – une pièce évoquant la vie de Molière. De ce fait, l'informateur en avait conclu que mon père était incapable de finir quoi que ce soit. En fait, mon père désirait simplement mettre en scène ces deux pièces et les diffuser à la suite, car elle formait un tout à ses yeux – ce que l'informateur ne comprenait pas du tout. « Si une pièce est prête, vous invitez le public, puis vous passez à une autre. »

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MA FAMILLE PENSAIT QUE LE SYSTÈME NE VALAIT RIEN

Notre téléphone était sous surveillance, et nos conversations étaient constamment enregistrées. Même les plus chiantes :

« 12 septembre 1982. 18h22.
L'ami Denis dit bonjour au petit Alex (garderie), puis parle avec Valeria. Il lui précise qu'il a déménagé et qu'il vit désormais sur la place Romană. Il lui donne son nouveau numéro de téléphone. Valeria le note. Elle précise que son mari n'est pas là. Elle et Alex passeront peut-être le voir. »

En 1983, mon père a été invité à Budapest pour mettre en scène une nouvelle pièce. Sa demande de visa pour la Hongrie était acceptée. Ma mère avait demandé une autorisation afin de lui rendre visite. Une note provenant d'un informateur précisait que « la famille Tocilescu est dangereuse, imprévisible. Dans les soirées, ils se moquent du système socialiste. Rien n'est assez bien pour eux. » La demande de ma mère avait été refusée.

Un an plus tard, mon père mettait en scène Hamlet. Des dizaines de notes datent de cette période, insistant sur le fait que le choix de cette pièce ne devait rien au hasard – en effet, quoi de plus subversif que ce texte pour le système en place ?

UN BEAU JOUR, ON L'A LAISSÉ TRANQUILLE

Le dossier de mon père auprès de la Securitate était fourni, mais jamais réellement handicapant. Un jour, un officier a suggéré de mettre un terme aux écoutes. Ça s'est produit comme ça, d'un seul coup. La police secrète a compris qu'un banal metteur en scène n'allait pas mettre à mal le régime. C'était au printemps 1987.