Drake est au rap ce que les Red Hot Chili Peppers sont au rock

Un personnage tout-puissant devenant humble après avoir été soudainement dépouillé de son immortalité ou de ses pouvoirs spéciaux est un thème récurrent dans le fantastique. S’ensuit généralement une crise existentielle et, si l’œuvre est une tragédie, elle causera sa perte. Drake s’est assuré que son histoire ne sera pas une tragédie, que son étoile pâlira doucement plutôt que de s’éteindre (s’il décide de quitter un jour la musique). Le cycle de promotion de Scorpion prouve qu’il franchit les écueils qui feraient couler une carrière moins solide : une paternité révélée et des critiques sans enthousiasme attirent l’attention, mais n’égratignent même pas la machine OVO. Cependant, malgré tous les événements culturels qu’il peut encore créer avec ses mèmes, il est évident que l’enfant chéri de Toronto n’est plus la force omnipotente qu’il a été. Ce n’est peut-être pas plus mal, car le premier de trois spectacles au Scotiabank Arena de Toronto a montré que la fin de partie est peut-être la phase de la carrière de Drizzy qui lui va le mieux.

D’entrée de jeu, l’éclat immaculé qui caractérise normalement les productions d’OVO était absent. Le concert de mardi a été le concert d’ouverture de la série torontoise parce que celui de lundi a été reporté deux fois. Ça a ennuyé pas mal de spectateurs, parmi lesquels un couple saskatchewanais qui a dû s’endetter de 5000 $ pour en être. Peut-être en raison de ces reports, la formation Migos, aussi à l’affiche, était privée de celui que l’on peut considérer comme son joueur étoile, Offset. Bien que la performance du trio ait été sans tache et que les succès se soient enchaînés, c’est comme si on assistait à un concert des Beatles après que le groupe a perdu Paul, quand il ne reste que John et George pour interpréter toutes les chansons (oui, je m’amuse encore à comparer Migos et les Beatles en 2018). Néanmoins, comme Migos est au sommet de son art en ce moment, Offset n’a en réalité manqué à personne, sauf dans le solo de Ric Flair Drip. Migos est à un stade où l’échec complet est impossible, et c’est deux fois plus vrai pour ce qui est du Boy de Toronto.

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Quavo. Photo: Tejas Panchal

Drake touche a ce qui arrive quand on cherche à atteindre le sommet de la conscience de soi. Depuis des années, il n’est plus un artiste humain avec un genre définissable : il s’est changé en physalie formée de minuscules polypes culturels. Il incarne également le Toronto moderne mieux que n’importe quel autre artiste et l’a exporté dans le monde entier en le présentant comme un paradis d’argot caribéen et de sensualité nocturne. Qu’importe les arguments voulant que sa classe socioéconomique et ses manies américaines n’en fassent pas un homme du cru, l’effet que Drake a eu sur la confiance et l’image de Toronto ne doit pas être sous-estimé. On voyait de toute façon cet amour dans l’amphithéâtre autrefois appelé Air Canada Centre, radicalement rénové pour le Scorpion Tour avec une scène qui est une merveille technologique ressemblant à un terrain de basketball de l’univers Tron, à une constellation filante ou au dernier donjon d’un RPG de Square Enix. Drake a maintes fois répété qu’il se sentait d’ailleurs bien à la maison en comparaison avec les villes des États-Unis où il est passé. Mais le plus marquant reste l’épisode embarrassant au cours duquel Cory Joseph des Raptors a manqué trois lancers du milieu de terrain et Drake a crié « Pickering ». Mardi, on se serait cru au spectacle débridé d’un artiste en résidence à Las Vegas plutôt qu’à un simple concert.

Scorpion s’est bien entendu vu accorder la part du lion du temps de spectacle, mais si les pièces de l’album ont été acclamées, l’accueil était somme toute modéré par rapport à celui réservé à des pièces sacrées telles que Jumpman et Started from the Bottom. C’est nouveau pour Drake, car il était courant que chacune des pièces d’un album soit considérée comme un grand succès potentiel avant même de faire l’objet de promotion. Scorpion est le premier album de Drake qui ne déclenche pas de frénésie; on est loin de la « Drizzymania » caractéristique de 2013 à 2015. En ce moment, il est au même stade que de nombreux artistes avant lui : il interprète des pièces du dernier album par obligation, alors que la foule n’est là que pour voir son idole et entendre ses succès. Comme n’importe quel groupe rock passé sa période de gloire, voire n’importe quel chanteur de casino, à la différence qu’il se maintient à l’avant-scène de la culture populaire. Drake, c’est les Red Hot Chili Peppers du rap.

Il n’en est pas rendu à mettre un bas à son pénis ou un truc de cet ordre, c’est plutôt qu’il a atteint une popularité telle qu’il n’a pas besoin de travailler pour la conserver. Voyez Scorpion comme son Stadium Arcadium : un album contenant quelques bons morceaux intercalés entre du remplissage et de l’expérimentation (pas 8 sur 10, plutôt 3 sur 25). Les deux albums seraient des faux pas artistiques embarrassants pour n’importe qui d’autre, pourtant ce sont des succès commerciaux. De Stadium Arcadium, il y a eu trois gigantesques succès, alors que Scorpion a battu des records de streaming, sans parler d’un autre mème dont ont parlé les médias d’information. Bien que personne ne puisse vous fredonner les plus récentes chansons des Red Hot Chili Peppers, le groupe pourrait lancer quelque chose demain, et le public serait fou de joie. Idem pour Drizzy. Ce spectacle dans sa ville natale a bien montré dans quel univers curieux il gravite en ce moment.

Par contre, d’une certaine façon, ce rôle va mieux à Aubrey Graham qu’aux autres rappeurs soudainement passés dans la vieille garde. C’est une bête de scène qui balance à la foule un enchaînement de succès vertigineux tout en divisant son spectacle en actes basés sur son humeur. Alors qu’une courte série R’n’B a enfoncé les spectateurs dans leur siège, un trio de productions de Tay Keith a porté le spectacle à son apogée, puis poussé à des limites délirantes par Travis Scott au cours de Sicko Mode. Le jeune rappeur a semblé se délecter au centre de la scène pour la reprise de son simple Goosebumps, et Drake lui a gracieusement permis de le faire, reconnaissant que 2018 est l’année de Scott, pas la sienne. En dehors de ça et d’une courte présence de Migos au milieu, il n’y a eu aucun des habituels artistes invités au OVO Fest qui ont pour rôle d’induire la crainte de passer à côté d’un événement extraordinaire; cette fois, c’était le spectacle de Drake. Mais sa présence sur scène n’était pas messianique : ce n’était qu’un artiste qui a pratiqué son art assez longtemps pour que ce soit devenu une seconde nature. N’ayant plus rien à prouver et profitant de son aura persistante, il se laisse porter, et il est difficile de ne pas se sentir aussi détendu qu’il doit l’être.

Photo par Tejas Panchal

Le moment le plus émouvant de la soirée n’a pas été l’interprétation sincère de Emotionless ou de Rock with You de Michael Jackson. Non, c’était plutôt la brève vidéo rétrospective de l’équipe OVO présentée juste avant la dernière chanson, sur l’instrumentale en intro de Take Care, « Over My Dead Body ». En raison des séquences montrant Drake jeune ou de la sonorité du piano de 40 qui donnera éternellement des frissons, la vidéo était plus attendrissante que les « Toronto » glissés dans des couplets ou le refrain de Know Yourself hurlé par 17 000 résidents du « 6ix ». C’était sincèrement touchant – qualificatif qui décrit le mieux là où en est Drake en ce moment. À l’instar des Red Hot Chili Peppers avant lui, le temps a fait son œuvre et sa musique n’est aujourd’hui plus que correcte, ce qui signifie qu’on n’a plus à lui donner le rôle d’un dieu ou d’un démon. Inévitablement, Aubrey est redescendu sur Terre. Et pour cette raison, ses accomplissements ne sont que plus tangibles.

Phil Witmer est sur Twitter.