Figure majeure de l’Expressionnisme autrichien, l’œuvre d’Egon Schiele (1890-1918) oscille entre celles de Klimt et Kokoschka. À ceci près qu’elle les surpasse de loin en transgression. Bourgeois épris de liberté, artiste radical, ex-taulard iconoclaste et narcissique, le jeune homme a traversé l’époque avec une œuvre érotique et angoissée, sûrement la plus provocante du XXème siècle naissant.
En publiant l’Œuvre peint de 1909 à 1918, Taschen ouvre le tombeau piégé d’un météore, viré du lycée à 15 ans, exposé à 19, emprisonné à 22, célèbre à 24 et enterré à 28 printemps.
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À une poignée de mois près, le jeune peintre aurait très bien pu figurer au Club des 27, dont il aurait inauguré les fauteuils en grande pompe, en plaçant la barre très haut côté légende et transgression.
Schiele est né à proximité de Vienne, grande capitale impériale, haut-lieu du somptuaire, d’un pouvoir symbolique colossal, et d’une société suicidaire, névrosée et hystérique, qui servira de terreau à Freud pour fonder la psychanalyse. Né au sein d’une famille bourgeoise, Egon était initialement promis à une carrière dans les chemins de fer. Une destinée sur les bancs de l’École Polytechnique supérieure donc, qu’il court-circuite néanmoins d’entrée pour entrer aux Beaux-Arts, et satisfaire sa passion dévorante pour le dessin.
Parce que le jeune Egon dessine depuis toujours, préférant s’isoler plutôt que jouer avec les autres enfants. Ce qui inquiète son entourage. Sauf son père, qui a basculé dans la folie depuis quelques années. D’ailleurs, l’homme se suicide en pleine journée, d’une balle dans la tête, alors qu’Egon était parti peindre dans la rue. Nous sommes en 1905, le jeune Schiele n’a que quinze ans.
Il entre en 1906 au sein des prestigieux Beaux-arts de Vienne. Devenant au passage l’étudiant le plus jeune de toute l’Académie. Pas pour très longtemps puisque, en conflit incessant avec son professeur — le très conservateur Christian Griepenkerl —, il se fait rapidement virer de l’école.
Milieu bourgeois, expérience précoce de la mort, rebellion… Sa carrière de rock-star n’est pas encore lancée, mais les jalons du mauvais garçon sont déjà solidement posés.
Egon Schiele persiste et signe : il se rapproche des mouvements artistiques dissidents de la culture académique ambiante, se passionne pour l’Expressionnisme, peint et dessine sans relâche. À Vienne, il se frotte aux Sécessionnistes. Âgé de 45 ans et couvert de gloire, Klimt le prend sous son aile. Et le mécène. Cette rencontre, sûrement celle d’une vie pour Egon, ne durera pas. À nouveau, le jeune Schiele choisit la rupture comme point d’avancée. Il rompt avec le maître symboliste pour se jeter vers un geste plus violent et expressionniste. Débarrassé de la moindre tentation décorative. L’artiste n’a alors que dix-sept ans.
Fasciné par le corps humain — dans ses afflictions pulsionnelles —, il va placer le nu et le sexe au centre de ses travaux. Poses décentrées, extrêmes, angoissées, mains crispées, phallus gonflés, comme fardés de rouges carmin… Les modèles de ses toiles prennent des positions de plus en plus provocantes. Les femmes qui posent de Schiele, souvent associées à l’époque à des prostituées, font partie des nombreux tabous sociaux que la bonne société viennoise a l’habitude alors de recouvrir d’un large drap d’hypocrisie. Dans les ruines du vieil empire autrichien, l’instinct et le modernisme de certains esprits libres ont du mal à se frayer un chemin. D’ailleurs certains parlent déjà d’Egon Schiele comme d’un « cerveau excessif, perdu ».
En 1911, il s’installe à Krumlov avec Valérie « Wally » Neuziel, une ancienne modèle de Klimt. Mais les œuvres, comme la vie du peintre, gênent par leur audace : le couple doit fuir la Bohême-du-Sud pour se réfugier aux environs de Vienne. La colère de Schiele, ses tourments sexuels, son mal-être, ses innombrables nuances putrides de vert seront désormais convoqués dans un nombre très important d’œuvres. La conscience sociale du peintre est alors extrêmement aiguisée, et Egon va la mettre à profit pour larder les canons moraux qui plombent alors la vieille société européenne.
En 1912, accusé de « détournement » et de « viol » sur une mineure de douze ans, Egon Schiele se retrouve en prison. Ces accusations ne furent pas retenues au cours du procès, Schiele ne fut condamné qu’à trois jours de prison — pour simple outrage à la morale publique.
Bien que certains de ces travaux furent confisqués, il va poursuivre son œuvre sulfureuse et devenir un véritable agent provocateur : autoportrait à la masturbation, Cardinal et Nonne, décliné du très sage Baiser de son ex-mentor Klimt… Déchiré, blessé et seul, il continue de signer des œuvres incandescentes. Au climax de la souffrance, il incarne le premier et parfait exemple du peintre maudit.
On lui passe encore des commandes, mais il n’aura jamais le temps de les honorer : le 28 octobre 1918, sa femme, alors au sixième mois de sa grossesse, décède de la grippe espagnole, qui se répand alors dans tout Vienne. Et fait des millions de victimes en Europe. Il la suit dans la tombe, de la même maladie, trois jours plus tard, le 31 octobre 1918. La même année que son maître Gustav Klimt, évidemment : « Egon Schiele était le soleil noir de Klimt, l’ombre portée sur cette formidable lumière aveuglante », confiait il y a quelques années le philosophe Bernard Stiegler à propos du peintre viennois.
Schiele laisse derrière lui un legs d’environ trois cents peintures, dix-sept gravures et lithographies, deux gravures sur bois, de nombreuses sculptures et 3000 dessins. Ainsi que des aquarelles ou des gouaches, dont la moitié sont érotiques.
Sa tombe est piégée, et son héritage infini. Le jeune artiste a préfiguré la grande épopée expressionniste, mais également une longue chronologie d’artistes comme le groupe de Venise — composé d’Hugo Pratt, Dino Battaglia ou de l’immense Alberto Breccia –, la photographe Nan Goldin et ses nombreux disciples, jusqu’à David Bowie, qui a emprunté au peintre autrichien tout au long de sa carrière.
Les œuvres de 1908-1909 à 1918 signées Egon Schiele viennent d’être publiées chez Taschen. Masturbation, amours déchirées, pulsions, lignes superbement décentrées se donnent désormais à voir dans un format XXL de plus de huit kilogrammes.