Music

Ellah A Thaun est votre nouvelle sorcière bien-aimée

Nathanaëlle a passé des années dans le corps de Nathanaël. Elle croit au pouvoir de l’écriture de William Burroughs, à la pandrogynie, au magnétisme sexuel des crooners morts, et incarne la moitié du duo acid-violence Valeskja Valcav aux côtés de sa sœur astrale Jill Rapport 1984. Rebaptisée Ellah A Thaun, elle a décidé de mettre tout ça à plat et en musique, maintenant que la justice lui accorde le droit de devenir elle-même sur un bout de plastique. Qu’elle choisisse de reprendre Johnny Cash avec sa voix de fantôme pastel-goth ou de parler d’amour dans un zine auto-édité plus punk que punk fait d’elle la Première Dame de France en terme de trans-identité. En direct de Rouen, elle a répondu à toutes les questions qu’on se posait sur son art, sa musique et sa transition.

Noisey : Salut Ellah. Peut-on dire que ta musique est un journal de bord de ta transition et de son incidence sur ton propre regard artistique – même si elle ne se réduit pas qu’à ça ?
Ellah A Thaun : Si, si carrément. Ma transition, avec peut-être une ou deux autres choses traumatisantes, fait partie des déclics qui m’ont fait dire que ça allait mal se passer si je gardais ça pour moi (et cette idée délirante « d’essayer d’aller mieux »). J’avais tout intérêt à le sortir sous une forme qui me ressemble vraiment plutôt que de tenir un blog inachevé dont tout le monde se fout au bout d’un moment. Alors évidemment j’ai commencé en me disant « trop bien je vais faire un album sur ce qu’est une transition d’un genre à l’autre et puis c’est réglé » en pensant que j’en ferais juste un seul. Sauf que j’ai totalement sous-estimé le pouvoir et le bouleversement que représente une transition hormonale d’une part, puis sociale d’une autre part. Au bout d’un moment tu as l’impression que certaines parties de toi qui étaient endormies se réveillent et que certaines autres que tu détestais, ou appréciais même, sont en train de mourir et tu dois l’accepter. C’est pénible quand les gens parlent de la transition d’une meuf trans comme étant juste « une renaissance ». La chrysalide, la chenille et le papillon, blah blah blah, c’est nul ce genre de métaphores. Déjà j’ai une peur panique des chenilles, et puis avant de renaître il faut mourir – et apprendre à mourir. Et ça, les morts symboliques de l’ego, ça reste ce que je connais de plus flippant et motivant à la fois. Après, je ne parle pas que de ça heureusement, je finirais par m’ennuyer.

Videos by VICE

J’ai l’impression qu’il y a chez toi un réel besoin de produire. Tu as toujours été aussi prolifique ?
Très honnêtement non. Du moins pas comme en ce moment. J’ai commencé très tôt mais j’étais plus dispersée, j’avais des cycles où j’étais genre à fond sur un truc pendant des mois puis plus rien et j’étais persuadée que c’était bien d’aller vraiment mal et d’envisager la créativité uniquement de cette façon. Donc logiquement, au bout de quelques années j’ai fini par produire des trucs pas terribles du tout, peu, et ça me demandait dix fois plus d’énergie. C’est en lâchant tous plein de clichés romantiques liés à la composition que je me suis sentie libre « d’essayer d’aller mieux » comme je disais ironiquement. Il y a ce bouquin de Castaneda où le sorcier explique que dans l’apprentissage chamanique on apprend à partir en guerre le ventre vide le matin et un bol de café à la main. C’est un peu « le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt », mais venant d’un type qui mange du peyolt à longueur de journée, donc c’est moins agaçant. En fait il faut se dire que tout est là sous ton crâne et tu auras toujours plus de chances d’enregistrer l’album le plus cool ou le plus malsain de tous les temps en t’y mettant le matin très sérieusement qu’après (ou pendant) 4 jours de cuite. Et puis il y a les influences de gens ultra-prolifiques, que ça soit purement conceptuel ou un besoin qui semble vital, chez Legendary Pink Dots, Psychic TV, Anton Newcombe ou Magnetic Fields pour citer les trucs qui m’ont marqués à la fin de mon adolescence.

Tu sembles fonctionner pas mal par séries. Les Happy 23… 27 Honey, les Oracle...
Ouais. Ça c’est parce que j’ai grandi dans un monde où beaucoup d’albums que j’aimais sortaient sous forme de rééditions, de remasters-remixés, de journalistes qui reviennent sur trois albums majeurs d’un groupe et parlent d’une « trilogie culte ». Ça m’a toujours fait marrer parce que les 3/4 du temps les albums en question n’ont pas été pensés en tant que trilogie, le mixage original fonctionne mieux avec tous ses défauts et je n’écoute quasiment jamais les chansons bonus. Le fait que je sorte une quinzaine d’albums en trois ans était suffisamment intéressant pour m’amuser avec l’idée des best-of et collections de faces-B/raretés, du coup faire des séries, j’en ai fait deux trilogies même. Pour les Happy 23, 24, 25, 26, 27… par exemple, c’est une sorte de vœu que j’ai fait en suivant les techniques de magie du chaos avec l’idée de le faire pour mon 23ème anniversaire, en 23 jours et 23 chansons. Depuis cet album-là, à partir de la date de mon anniversaire, j’ai autant de jours que l’âge que j’ai pour faire un album. Je suis sensée faire ça jusqu’à 32 ans pour que le vœu se réalise. Les Oracle, c’est dû à mon tarot et ce trip new-age dont je n’arrive pas à sortir. Tout dit comme ça, c’est vrai que j’ai pas l’air d’être une fille super funky, mais en vrai je suis super sympa, très girly, vraiment.

Tes visuels sont presque tous dans l’évocation, l’abstrait… mais c’est contrebalancé curieusement par le caractère assez frontal de tes slogans ou de tes titres. Tu aurais parfois envie d’être plus rentre-dedans encore ? Je veux dire, « militante » ?
Bah ouais. Je comprenais pas pourquoi beaucoup de meufs trans étaient aussi virulentes, impulsives, engagées, etc… et puis quand tu vis le truc en vrai tu comprends. Déjà, être une nana, niveau respect, égalité, c’est parfois très limite. Alors, une fausse-fille, une sous-fille… t’es plus rien. Tu te tapes les trucs de nanas de base, et en plus tu dois te justifier de tout, que ce soit des gens sympas de loin jusqu’aux pires des inconnu-e-s que tu ne reverras jamais.

Et puis il y a ce climat de suspicion permanente très français qui en rajoute beaucoup. Donc c’est vrai que proposer un EP de chansons d’amour, folk, avec une pochette ésotérique et faire la promo avec #TRANS #CHUBBY #BLONDE #GOTH, ça prend tout son sens et ça soulève des sourcils. J’ai pas vraiment l’impression d’avoir changé de sexe vu que j’ai toujours été une fille de toute façon, par contre, j’ai bien senti le passage d’« humain » à « hashtag de site porno ». Non seulement je suis au moins 4 de ces catégories, (qui sont vraies hein : je suis vraiment ronde, blonde, goth et trans), mais j’ai l’impression que ça choque pas forcément grand monde, d’être réduite à ça. En fait, ce qui est le plus choquant pour beaucoup c’est d’imaginer une fille trans faire ses courses pour préparer un repas, avoir des amis, faire des trucs normaux. Pire, chercher l’amour plutôt que du travail dans le porno. Là, ça devient vraiment flippant.

Que t’inspirent les transitions de Mina Caputo, Laura Jane Grace, Marissa Martinez… est-ce plus difficile à vivre quand on est déjà un personnage public à ton avis ?
Le seul souvenir que j’avais d’Against Me! avant la transition de Laura Jane Grace, c’est une soirée pleine de drogues avec un de mes meilleurs amis en Suisse, c’était la sortie de Searching for a former clarity et je me rappelle que sa voix m’avait beaucoup touchée. C’est marrant parce que j’ai commencé les hormones en même temps qu’elle quasiment et elle citait les mêmes YouTubeuses trans que je suivais comme influences, la musicienne Isley Reust notamment. Sa musique ne me fait plus grand chose actuellement mais par contre j’ai trouvé son engagement vraiment génial. Que ça soit dans les interviews, les mini-documentaires, ses articles… C’est hyper juste, hyper intelligent. T’imagines qu’une gamine au lycée qui veut faire sa transition et qui flippe de le dire à son entourage peut avoir Laura Jane Grace et des documentaires sur MTV qui en parlent ? Moi quand j’ai commencé, les seules références que les gens me sortaient au hasard d’une discussion, c’était Vincent McDoom ou une émission de Delarue. Abominable.

La conception des role-models anglo-saxons « à l’ancienne », de Rita Hayworth à Madonna et Lady Gaga, qui inspiraient les communautés LGBT tout en bénéficiant d’un énorme succès chez les cis-hétéros, est en train de s’effacer au profit d’une nouvelle génération plus mordante, plus affirmée, plus radicale, mais qui n’aura sans doute jamais le même impact populaire massif. En gros, Grimes d’un côté, Beyoncé de l’autre. C’est un mal, selon toi ?
C’est très vrai. Un mal, je sais pas. C’est assez complexe. À mon avis, tout ça est lié au phénomène des micro-cultures qui sont apparues sur le web à la fin des années 2000. Le premier et le meilleur exemple c’est un groupe comme Salem qui a mélangé culture hip-hop, sirop à la codéine, shoegaze, culture goth, paroles ouvertement gay et symboles occultes. Et on sentait que tout était très sincère là dedans, sauf que ça été repris à une vitesse délirante par des centaines d’autres groupes qui ont adopté tout ça comme une panoplie. De là, tu as eu la witch house, le seapunk, la vaporwave, etc… Une nana comme Grimes s’est retrouvée prise dans ce truc-là un peu par accident et surtout parce que sa couleur de cheveux correspondait. Après ça reste une fille qui sortait des disques depuis longtemps et qui a vraiment réussi quelque chose d’hallucinant avec son album Visions. Il y a l’album Thee Physical avec la chanson « Trance Gender » de Pictureplane qui fait un peu office d’hymne dans le thème et qui est super cool, Tearist aussi. En fait, tout ces trucs qu’on n’entendra jamais à la radio quoi. Il y a quelques mois, j’ai découvert par hasard Lower Dens, dont la chanteuse vient de faire un coming-out genderfluid/genderqueer. Ça va encore compliquer les choses pour beaucoup et c’est très bien.

Alors pourquoi les role-models grand public en France seront toujours Dalida ou Mylène Farmer, nom de Dieu ?
C’est vrai qu’en France c’est une catastrophe. On m’a déjà posé des questions sur Amanda Lear comme si, je sais pas, on était connectées à un certain niveau. Je comprends pas. Pour beaucoup de gens ici, et c’est vraiment lié aux médias, les trans sont forcément thaïlandaises ou brésiliennes, prostituées, séropos. Et quand bien même ça serait le cas, où est le problème ? C’est juste une façon d’imaginer toutes ces choses incomprises comme n’existant pas dans ce pays, loin de chez eux, un truc exotique. J’en parlais plus haut : de là à s’imaginer une transfille comme moi, étudiante, musicienne, se promenant dans les rues sans soupçon, sans talons de 15 centimètres… C’est un truc que beaucoup de gens n’arrivent pas à concevoir. Donc des role-models comme Dalida ou Mylene Farmer c’est un sûrement très rassurant. Et puis ça les ramène au domaine du spectacle et des paillettes, qui est un truc vieillissant et sinistre dans tous les cas. Je crois que les seules modèles qui m’aient marquée dans l’enfance, ce sont Ellen Ripley et Dana Scully. Une qui combat des monstres dans l’espace et une autre qui découpe des corps à la morgue. J’imagine que la dose de VHS de slasher movies des 90’s où je voyais les filles avec des looks tellement cool à qui je voulais ressembler a dû jouer son rôle.

Quelle est la pire question qu’on t’aie posée, la plus maladroite, sur ton parcours ?
Bah il y en a eu tellement. Le plus pénible ça restera toujours les questions sur « L’OPÉRATION ». Parce que pour beaucoup, les filles trans « non-op » sont des filles pas terminées. C’est d’autant plus pénible à entendre quand tu ne connais pas la personne, qu’elle ne te dit pas bonjour avant et qu’après, elle te montre du doigt en parlant avec ses potes. Enfin moi, si j’abordais au hasard un-e inconnu-e pour lui demander ce qu’elle-ou-il a entre les jambes, on me prendrait pour une cinglée, nan ? Souvent les gens qui posent cette question ont un air victorieux, ils sont persuadés déjà d’être la seule personne sur terre à te l’avoir posée et aussi d’avoir enfin découvert LA trahison. Les micro-éditions, zines sur lesquelles je bosse, même si je me cache derrière une esthétique un peu arty, c’est un moyen d’essayer de briser tous les pires trucs que j’ai pu entendre et remettre les choses au point : médicalement et socialement. Pour moi, les opérations qui sont liées à l’intimité d’une transfille ou d’un transmec, sont à ranger, ou du moins finiront par l’être, au rang des body-mods. C’est fait par des chirurgiens et non pas par ton perceur, c’est tout. Mais c’est le même principe. Le vrai changement, la vraie question, la « finalité » que les gens attendent dans ce genre de discussion, est hormonale. Je reste persuadée qu’un jour on découvrira de façon scientifique que la transidentité a ses origines dans le psychisme mais aussi dans la biologie. Je veux dire, quand j’ai commencé mon traitement, j’ai eu l’impression de répondre à un appel de mon esprit mais aussi de mon corps. Je suis en meilleure santé depuis d’ailleurs.

Où en est Valejska Valcav ?
On est à plus grand chose de finir notre premier album. Ça nous aura pris : un album inachevé, un an pour trouver de quoi changer presque tout notre matériel et composer de nouvelles chansons. C’est un peu le problème des musiques électroniques ou du moins notre conception de la chose. Pas d’ordinateur, que des boucles et des séquences sur machines et toujours essayer de faire des choses violentes. On est hyper perfectionnistes sur ce projet toutes les deux et on ne voulait rien sortir qui ne soit pas totalement pertinent. On a refait des lives récemment à Paris et au Havre, nos villes natales respectives, et c’était super cool. Je crois que les gens ont trouvé ça vraiment cool aussi.

Je n’ai pas vraiment l’impression qu’il existe une véritable scène trans en France, ou alors j’ai oublié de mettre mes lunettes. Drag/queer, oui, mais véritablement trans, à part toi, ouallou. À quand nos +HIRS+ et nos Katastrophe ?
Nan c’est vrai, pas d’autres meufs trans dans ce milieu ou de scène proprement dite. Mais en fait, rien que dans ma ville, je croise une fille trans tous les 6 mois et encore. Il y a cet équilibre délicat, à vouloir l’anonymat complet et à fuir tout ce qui te ramène à ce parcours. Puis vient une sorte d’obligation morale quand tu comprends que beaucoup d’autres sont dans ton cas mais n’arrivent pas à passer le cap. Logiquement, je me demande aussi si c’est vraiment important de mettre ça en avant systématiquement dans la musique que je fais. Là, actuellement, je sais même pas si tout ce que je raconte, dans mon zine, en interviews ou après un concert sert vraiment à quelque chose. Il faut être réaliste, il y aura toujours dans 50 % des cas un coté bête de foire. Mais si ça peut aider à faire évoluer quelque chose, tant mieux. Dans 50 ans, personne n’en aura plus rien à foutre de toute façon, on sera en train de discuter le droit de vote et le mariage pour les extraterrestres, il y aura la Manif pour Terre, tout ça…

Y’a t-il un documentaire sur la transition que tu recommanderais ?
Non, vraiment aucun. Par contre, vu que beaucoup font encore l’amalgame trans=porno, j’aimerais conseiller Bailey Jay et les films de Courtney Trouble à la place de XXXSHEMALEXXXHARDCOREXXXLIVEXXXCAMXXX.

Ellah A Thaun sur Internet :
Site Officiel
Tumblr
Bandcamp


Iris de Saint-Aubin-d’Aubigny préfère vous tirer le tarot de Marseille plutôt que de vous répondre sur Twitter.