Per-Oskar Leu, Vox Clamantis in Deserto, 2010 – Image extraite de la vidéo. Photographie – Petter Holmern Halvorsen. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Il y a deux ans et demi, on vous parlait de la première exposition consacrée au metal extrême, Altars of Madness. Parmi les œuvres présentes, on pouvait retrouver quelques pièces de la plasticienne française Élodie Lesourd, qui développe depuis une dizaine d’année une recherche picturale autour des codes du rock et questionne leur résonance dans la culture artistique contemporaine. Ses travaux sont parsemés de références aux Liars, à Kurt Cobain, mais aussi des télescopages esthétiques brutaux issus des recoins les plus sombres du black metal, pour lequel elle a développé une véritable fascination. Dans un essai passionnant, elle analysait d’ailleurs le rapport entre l’art et le black, qui ne pouvait se solder d’après elle que par « Le Baptême ou la Mort ». Tout un programme.
En toute logique, le centre d’art toulousain BBB l’a invitée à prolonger cette réflexion – cette fois en tant que commissaire – pour un exercice à balles réelles. Ainsi est née Freux Follets, la première exposition collective exclusivement consacrée au black, qui sévit maintenant depuis plus d’un mois. Si elle permet de croiser quelques larrons bien connus de nos services pour leur implication dans la « scène » (Torbjørn Rødland ou encore Sindre Foss Skancke, pour ne citer qu’eux), la force de l’exposition réside surtout dans le prisme neuf de lecture qu’elle offre au béotien comme à l’initié. Celui d’une jeune garde complètement déconnectée du milieu, capable d’extraire les référents les plus pointus du genre pour les transfigurer avec la même flamme impie qui animait nos incendiaires d’églises préférés.
Oh bien sûr, quelques gardiens du temple zélés vont hurler à l’hérésie et à la récupération, dire que le black metal n’a rien à foutre dans un centre d’art. Ce qui finalement les mettront d’accord avec pas mal de lecteurs de Telerama. Mais en attendant, disons le très simplement : cette exposition est une réussite totale. On a profité de la dernière quinzaine de Freux Follets pour discuter de tout ça avec la principale intéressée, de sa relation au black, de sa démarche d’artiste et de commissaire d’exposition.
Erik Tidemann, Kick Out The Titans, 2009. Image extraite de la vidéo. Photographie – Lena Knutli
Noisey : Salut Élodie. Cela fait plus d’un mois que l’exposition Freux Follets est ouverte au public. Quels ont été les premiers retours jusque là ? De la part du public, des metalheads, mais aussi du « monde de l’art » ?
Élodie Lesourd : Le thème de l’exposition peut surprendre au premier abord. Mais la musique a toujours inspiré les artistes, ainsi il n’est pas étonnant de constater que même dans ses formes les plus extrêmes, elle reste une ressource infinie pour eux. Ce n’est pas non plus une simple exposition faisant se croiser l’art et la musique. Si le public peut être familier de ces échanges, il n’en reste pas moins curieux de voir jusqu’où ceux-ci peuvent aller.
Le vernissage a montré que la réception était plutôt bonne, les spectateurs ont semblé être captivés par les performances notamment (proposées par The Bells Angels, Yuki Higashino et Sindre Foss Skancke). Le monde de l’art, représenté en premier lieu par le centre d’art lui-même, y a vu la possibilité d’ouvrir des perspectives et de sortir des clichés dans lesquels cette relation s’est peut-être un peu enlisée. Je remercie en cela Cécile Poblon (directrice du BBB) pour cette invitation. Enfin, pour les fans et spécialistes de cette musique, on marche toujours sur des œufs. Certains sont assez réticents aux démarches trop analytiques. Mais pour ce projet, je n’ai pas eu (encore) de mauvais retours. Au contraire, les échanges que j’ai pu avoir, avec des musiciens notamment, m’ont plutôt rassurée. Cette exposition est surtout le bon moyen de faire se rencontrer des communautés qui habituellement (et malheureusement) ne se côtoient pas ou peu.
Vu les tensions qui peuvent être générées autour d’œuvres ou d’expositions considérées comme provocatrices ou blasphématoires, as-tu rencontré des réactions particulièrement animées en mettant le black metal au cœur d’un centre d’art ?
On pourrait voir comme un classement hiérarchique des tabous si je puis dire. Les œuvres ou événements ayant faits date ont abordé des thèmes liés à des « perversions » ou corrélés à des enjeux politiques et religieux tendus. En France, peu d’expositions finalement ont été jugées choquantes ou soulevant la polémique : on se souvient de censures (injustifiables) autour de Présumés Innocents ou de Larry Clark. Il ne me semble pas que le Black Metal soit du même ressort. De plus, c’est un style musical qui malgré une certaine renommée reste quand même pour le grand public obscur car appartenant à la contre-culture. Donc, non, pour le moment pas de procès en sorcellerie, ni de bûcher…
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Mais il y a tout de même un élément encombrant duquel on doit toujours se justifier, et il est important que tout amalgame soit évacué, c’est l’association du Black Metal à l’extrémisme idéologique. Aucun artiste, à ma connaissance, n’en a fait l’apologie et n’a suivi ce chemin boueux, heureusement. Il faut avouer par ailleurs que la dimension sulfureuse de ce courant attire autant qu’elle repousse. La violence, la laideur fascinent, ce n’est donc pas nouveau…
Per-Oskar Leu, Vox Clamantis in Deserto, 2010. Vue de la projection de la vidéo dans l’exposition Freux Follets, BBB centre d’art, Toulouse. Photographie – Elodie Lesourd. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Oui je me souviens que Jérôme Lefèvre avait dû s’expliquer un peu à l’occasion de son exposition Altars Of Madness. Cet aspect idéologique du black est un sujet sensible – certes – mais néanmoins passionnant. Qu’on a souvent tendance à vouloir souvent sortir de l’équation (y compris dans les articles qui traitent du sujet) d’ailleurs. Le fait que peu d’artistes n’aient vraiment encore abordé frontalement cette question dans leurs œuvres témoigne-t-il d’un tabou encore infranchissable, même pour l’art contemporain ?
Il n’y a pas de tabous pour l’art contemporain. Ce qui lui permet cette grande liberté d’expression tient surtout à l’idée de déterritorialisation. L’art observe une distance analytique, ainsi les évocations les plus polémiques (pédophilie, cannibalisme, nazisme etc…) peuvent être abordées de manière conceptualisée. Il est le seul lieu d’expressivité possible de la violence, de la perversion car il s’agit avant tout de représentation ; il répond en cela à une certaine nécessité. Il faut aussi garder en tête que questionner un objet ne revient pas à en faire l’apologie (contrairement au NSBM). Tous les artistes qui ont par exemple représenté des croix gammées n’en font pas l’éloge… En outre les symboles migrent sans cesse et leur sens est toujours à reconsidérer. On peut aussi penser à des artistes comme Boogie et son travail photographique sur les gangs ou sur les néo-nazis serbes, ou même à Andres Serrano et ses images du Ku Klux Klan ; sont-ils pour autant à associer à leur objet de travail ? Évidemment, non.
Pour donner un exemple, j’ai de mon côté réalisé une peinture intitulée « You Can Lick Mother Mary’s Asshole in Eternity ». Les connaisseurs reconnaîtront les mots de Fenriz prononcés suite à l’indignation provoquée par la mention « Norsk Arisk Black Metal» (remplacée ensuite par « True Norwegian Black Metal ») sur l’album Transilvanian Hunger. Il s’agissait dans cette œuvre de faire ressurgir cet élément polémique, qui résultait davantage d’un geste revendicatif adolescent – à la manière d’un Sid Vicious en son temps – que d’une réelle injonction, tout en le traitant comme un squelette vide, une abstraction. Les artistes ne peuvent effectivement pas ignorer cet aspect du Black Metal mais ils savent purger tout l’excédent nauséabond.
Ta démarche d’artiste traitait déjà pas mal de la musique avec des références aux Liars ou encore à Kurt Cobain. Est-ce que ton intérêt pour le black s’inscrit dans cette démarche ou c’est quelque chose à laquelle tu t’intéressais déjà avant en tant qu’auditrice ?
Mon travail plastique prend comme point de départ la musique, je l’utilise comme une voie d’accès à des concepts. Tous les référents déployés sont ceux qui suscitent d’abord mon intérêt. Aussi, pour déplacer un sujet, il me semble qu’il faut le connaître au mieux. Pour le black metal, comme pour le reste, il s’agit en premier lieu d’une curiosité passionnelle, une intrigante attirance. Mais, dans ma démarche, je souhaite dépasser la simple fascination pour questionner l’objet du « désir », aller au-delà. La plupart des groupes cités (que ce soit dans les titres, ou dans le cœur des œuvres) sont le reflet de mes goûts. Ils sont en tout cas ceux desquels on peut extraire une matière, dégager un sens et exploiter le potentiel esthétique ou théorique.
D’ailleurs, ça remonte à quand ton premier contact avec le black metal ? Généralement cette musique ou son univers provoque une réaction assez forte, sinon viscérale, au premier contact. Je me souviens avoir été littéralement terrifié, quand j’étais tombé sur un article traitant du sujet dans un magazine rock lambda à l’âge de 11 ans, et puis la terreur a fait place peu à peu à la fascination. C’est quoi ton premier souvenir, à toi, associé à ta confrontation avec le black metal ?
J’ai découvert ce genre en 1996 avec Burzum. J’écoutais déjà toute sorte de groupes et avait familiarisé mes oreilles aux sonorités, aux structures du metal depuis quelques temps. Aussi, le cheminement a été assez logique, ce fut comme un apprentissage avec ces passages de niveau, comme une démarche initiatique finalement. Mon premier souvenir remonte à la découverte de Filosofem chez un ami. Il avait la version digibook A5 de l’album; l’objet que je trouvais très beau de par son format inhabituel (pour moi à l’époque), son esthétique soignée et pointue, m’a de suite intriguée et la musique m’a beaucoup impressionnée. Il m’a semblé être en phase, comme si la musique exprimait clairement mes ressentis du moment, j’entendais là une langue que je comprenais parfaitement, ce fut un terrible émerveillement.
Sindre Foss Skancke, Hate Is The Law ; Suburban Deathworship & Drugmagic For 9 Basements (détail), 2016. Installation murale, dessin et acrylique sur toile et papier. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Lily Robert, Paris.
Ce genre de musique provoque souvent un rapport passionnel qui peut parfois annihiler toute distance critique. Est-ce que c’est un problème de bosser sur un sujet dont on est « fan » ?
Il me semble que c’est justement l’inverse. On ne questionne au mieux que ce que l’on connaît. Il est plus simple de détourner un objet quand on en a déjà fait le tour. L’idée du fan recèle quelque chose d’assez péjoratif mais il est aussi un érudit. L’artiste doit se servir de cela pour exploiter tous les ressorts de la matière choisie. Au travail, ce n’est pas tant le fan qui s’exprime mais le critique, le penseur voire le théoricien. Il opère des déplacements, des télescopages. Rares sont les œuvres qui se limitent à une dimension d’hommage. L’idée est de construire un discours nouveau, de produire du sens et de proposer une expérience singulière… Il y a forcément un dépassement à faire, sans quoi, c’est raté…
Oui d’ailleurs tu fais une référence directe à Sale Freux dans le dossier de presse, qui lui s’inscrit dans une mouvance plus rurale, complètement anti-urbaine du black. C’est un artiste que tu apprécies à titre perso ?
J’ai effectivement choisi de préciser mes sources dans le communiqué de presse car la référence me paraissait intéressante. On a la chance d’avoir une scène française qui, dans ce domaine, et hors de tout contexte politique, est plutôt bonne. Sale Freux se distingue par son côté brut qui n’est pas sans rappeler l’origine du Black Metal : positionnement marginal, hors des normes. Les allusions qu’il fait à la nature, à l’ornithologie, comme une ôde permanente participe de cet intérêt et le nom du groupe est déjà une belle promesse… Mais je ne connais pas personnellement Dunkel, c’est avant tout autour d’une sensibilité à la musique, et rien qu’à elle, que se joue ce clin d’œil, qui à n’en douter, le fera vomir !
Ouais, j’aime le fait qu’il y ait des œuvres qui introduisent un peu d’humour dans la sélection, notamment les portraits de Michael Gumhold. Il y a ce côté à la fois moqueur vis à vis de la dimension naïve et adolescente du genre, mais aussi beaucoup de tendresse finalement. Du coup ça contraste bien avec le boulot de Sindre Foss Skancke (qui officie aussi en tant que musicien avec son projet Utarm NDLR), qui lui offre une vision de l’intérieur.
Effectivement, il était important de montrer que les artistes utilisent divers processus pour exploiter ce signe. L’humour, décalage puissant débarrassé de tout sarcasme, est un des principes mis en place dans le travail de Michael Gumhold (avec ses « armes » mi-battes de baseball, mi-massues cloutées médiévales) mais aussi de Per-Oskar Leu (déambulant dans certains lieux touristiques d’Oslo, grimé d’un corpse-paint, et chantant un air d’opéra de Leoncavallo) ou encore de Erik Tidemann (plus distancé par l’usage d’une esthétique gore mais l’allusion à une piñata conduit l’ensemble à un discours critique). D’autres préfèrent recourir à l’histoire de l’art comme Andrew McLeod (qui convoque les œuvres de Cy Towmbly dans ses dessins charbonneux) ou Erik Smith (questionnant le mysticisme de James Lee Byars).
La poésie peut également être un ressort esthétique comme dans les collages « magiques » de Julien Langendorff, l’œuvre imposante et sensible de Steven Shearer ou les photographies « possédées » de Gisèle Vienne. Si le travail de Sindre semble le plus directement lié à la « bête », c’est aussi car il est celui qui en est le plus proche. Il en a une expérience concrète en étant lui-même musicien. Mais cela ne l’empêche pas de créer une œuvre particulièrement singulière et puissante. Ces approches conduisent toutes au même constat, il s’agit bien pour ces artistes de trouver leur propre porte d’entrée mais également de sortie du genre.
Série de photographies réalisées par Gisèle Vienne et Antoine Masure. Poupées réalisées par Gisèle Vienne, Grenoble-Saalfelden, 2005-2006. Tirage numérique sur papier fuji chrystal archive satiné, contrecollage sur aluminium 60 x 80 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Plus généralement, peux-tu me parler un peu de ta sélection pour « Freux Follets » ? Comment s’est elle opérée ? Outre la volonté de montrer une sélection d’œuvres qui se nourrissent du black metal comme matière première, qu’est ce qui a guidé ton travail de commissariat ? D’ailleurs tu as une posture assez particulière voire inédite, car tu es à la fois au cœur de ces démarches en tant qu’artiste, et à la fois en posture extérieure en tant que théoricienne ayant déjà pas mal écrit sur le sujet. Comment ça se passe dans ces cas-là, quelle casquette prend le dessus ?
Pour Freux Follets, le projet n’était pas de faire une histoire du Black Metal vue par l’art contemporain, ni même d’en faire l’éloge. Il me semblait plus pertinent de porter un regard sur les artistes qui tentent de transformer, voire de sublimer ce référent. Toutes les œuvres partent du Black Metal, le prennent comme point de départ, mais toutes au final le quittent aussi. Il s’agissait de montrer comment ce champ de recherche permet un élargissement du discours et non plus une stagnation dans l’anecdotique. En suivant ce postulat, mon choix s’est orienté vers des artistes capables de manipuler des éléments extraits de cette culture pour les révéler au-delà de leur propre sens.
Dans mon travail plastique, une forme proche du commissariat se perçoit dans ce que j’ai nommé l’hypperrockalisme. En effet, dans une approche plutôt conceptuelle, je m’intéresse aux installations d’autres artistes traitant de la musique et du rock (dans son acceptation large) en particulier. La recherche est une étape importante dans l’élaboration de ce projet et elle m’a permise depuis plus de dix ans de collecter des œuvres. J’opère comme un état des lieux, toujours renouvelé, de la production contemporaine dont la culture populaire est la source. Sous cet angle, le Black Metal fait aussi partie de mes champs de recherches. J’ai vu donc beaucoup d’œuvres, des bonnes et d’autres beaucoup moins… Ces informations glanées m’ont permis dans un premier temps d’écrire sur ces liens. L’étape suivante qui serait la mise en forme spatiale, la concrétisation de ces recherches et idées, s’est avérée être Freux Follets.
Pour cette exposition, et c’est sans doute la raison pour laquelle j’ai été invitée, plusieurs facettes de mon approche sont convoquées. En tant qu’artiste d’une part, deux aspects sont alors sûrement déterminants : le black metal a été le moteur de plusieurs de mes pièces, donnant ainsi une vision de l’intérieur ; la connaissance certaine des pratiques des autres artistes me rapprochant en cela déjà d’un commissaire. En tant qu’auteur de textes enfin, théoriques je ne sais pas, peut-être analytiques, le sujet était ainsi déjà en partie conquis. Ces trois aspects m’ont certainement permis de trouver un équilibre, dans mes choix d’une part, mais aussi dans l’aspect pratique et concret de la réalité de l’exposition. J’ai eu un réel plaisir à travailler sur cette proposition et il m’a semblé comme une chance à saisir de faire de ce terrain épineux un prolongement des plus florescents.
Quand on travaille à partir d’une matière aussi codée que le black, un des écueils pourraient être de tomber dans le simple détournement des codes forts déjà présents, ou dans le sensationnalisme. Il me semble que « Freux Follets » se place un peu au dessus de ça, qu’elle arrive à s’affranchir de ces tentations pour saisir d’autres dimensions plus complexes, qui peuvent finalement ré-inscire le black dans à une forme d’universalité de laquelle il s’était exclue. On n’est ni dans l’entre-soi ni dans le côté trop didactique qui pourrait perdre les initiés comme les novices…
Oui tout à fait. Je ne voulais surtout pas tomber dans ces travers là. Il me semblait important de mettre en lumière la façon dont le Black Metal pouvait par l’art se trouver étendu. Les œuvres de l’exposition ne sont pas univoques mais au contraire offrent des lectures multiples. Elles permettent toutes une extension des signifiants. Elles ne s’appuient pas gratuitement sur ce courant mais le font à bon escient et dans la volonté de développer des référents. La question des novices et des initiés est liquidée puisque les interprétations sont ouvertes. Par exemple, si l’un reconnaitra Immortal dans l’installation de Yuki Higashino, l’autre y retrouvera le cimetière de San Cataldo d’Aldo Rossi à Modène. Le tout est de comprendre que c’est la collision des deux qui fait naitre une relation signifiante intéressante. Je pourrais citer ainsi toutes les œuvres de Freux Follets qui confrontent le spectateur, quel qu’il soit, non pas à l’expérience d’un déchiffrement mais à une réattribution des sens. Finalement le spectateur voit ce qu’il veut voir. Là est peut-être l’universalité… Les artistes polarisent les forces de ce mouvement afin d’en dégager les réelles émotions.
Per-Oskar Leu, Vox Clamantis in Deserto, 2010. Vue de la projection de la vidéo dans l’exposition Freux Follets, BBB centre d’art, Toulouse. Photographie – Elodie Lesourd.
Ça fait plusieurs années que le black metal a quitté les sphères underground et qu’il a touché un public plus large que les seuls cercles des metalheads. Il en résulte des choses très intéressantes en terme d’expérimentations musicales, mais j’ai l’impression qu’on arrive à un débat sur l’authenticité qui tourne en rond, un disque rayé. D’un côté les défenseurs de la chapelle, les « puristes », les trve et leur éternelle chasse aux poseurs, et de l’autre, les musiciens qui s’excluent de fait du black car ils ont pris le parti de s’affranchir des codes du genre et d’en proposer une relecture. Comment se positionne l’exposition par rapport à tout ça ?
Cette question de l’authenticité est tout sauf authentique. Pour moi, elle n’a pas lieu d’être. C’est une tendance à la hiérarchisation qui voudrait séparer le bon grain de l’ivraie. On peut se demander en premier lieu qui est le garant de cette hiérarchie, qui peut prétendre déterminer ce qui est original de ce qui est dérivé. Par ailleurs, on pourrait aussi s’étonner du fait que l’authenticité est la voie vertueuse, elle mène à une certaine idée de morale, de pureté mais il me semble à l’inverse que le Black Metal devrait se ranger du côté du vice, du mal et de fait de l’inauthentique. Enfin, l’authenticité serait affaire de vérité mais comme la vérité est subjective, elle est alors illusoire quand appliquée à la multiplicité d’individualités que représente ce mouvement.
L’exposition ne se positionne pas par rapport à tout cela. Elle est ce qu’elle est et ne cherche pas à participer à ce jeu d’appartenance à des clans. Freux Follets est une invitation à voir autrement, à penser, basée sur la passion, l’honnêteté et l’engagement. Le Black Metal s’ancre sur une quête perpétuelle de transgression, il me parait alors normal d’être transgressif dans son champ même. Prenons l’exemple d’Attila Csihar. Il n’est jamais là où on l’attend, il ne s’est jamais enfermé dans quelques codes que ce soient. En créant constamment ses propres voies d’élaboration, il est l’exemple parfait du transgressif dans la transgression; du lapin lunaire à l’homme ordure, décadent portrait du capitalisme, il se joue des attentes et se montre aussi déjanté que puissant. N’en est-il pas moins authentique ?
Dans ton essai Le Baptême ou la Mort, tu évoquais un risque d’amoindrissement de la puissance du black metal par le travail de démystification que pouvaient accomplir les artistes traitant du sujet. Il est vrai qu’une des forces du black réside dans le mystère et la clandestinité qui entoure ce milieu, et que les dissiper est un risque qui selon vous valait la peine d’être pris ? Tu soutenais, aussi, que le black metal pouvait s’accomplir pleinement au travers de ce dernier, en sortir « grandi ». Après quelques années de travaux autour de et cette exposition, dans quel sens abondent tes conclusions ?
Cette association est ambiguë. En tant qu’artiste, elle est forcément bénéfique sinon quel serait l’intérêt du recours à ce mouvement ? Je partais du principe que le Black Metal est auto-suffisant et se présente comme un artefact fini et complet mais que cette fermeture ne permettait pas un développement optimal. En effet, si l’on se penche sur ce que l’art peut lui apporter, il parait intéressant de considérer cette relation comme un possible révélateur voire un accroissement de sa puissance, tout comme l’accès à une forme d’historicisation. L’art lui permet d’atteindre un état extatique voire transcendantal en le débarrassant du superflu, en éclaircissant l’ombre trop pesante et en transformant l’entreprise nihiliste en affirmation de vie, en lumière.
Les communions ne sont que ponctuelles et ne peuvent aboutir à cette – fantasmée – œuvre d’art totale. Mais l’art, comme témoin direct de son époque, révèle ce qui fait sens, donne une lecture du monde et en cela le Black Metal, comme forme symbolique, s’en trouve grandi. La clandestinité même la plus souterraine fait partie des fondements des formes émergées. Ainsi, j’aimais à penser que le Black Metal puisse être considéré comme un genre, une catégorie esthétique en soi.
Et si l’on trace une analogie entre l’art contemporain et une institution religieuse, d’après toi quels seraient les artistes qui incarneraient cet esprit black metal, sans avoir vraiment touché au sujet ?
La définition d’un « esprit Black Metal » est délicate puisqu’elle suggère de s’accorder sur une délimitation de ce qui peut être ou non qualifié de Black Metal (retour de l’authentique) et de savoir si l’esprit est tout autant une question de style que de pensée. Néanmoins ce qui caractériserait peut-être au mieux cette approche serait, il me semble, la recherche de beauté dans la transgression. On pense alors au Collège de Sociologie, à Acéphale et à leur volonté de constituer une société secrète.
On pourrait aussi établir des catégories : les artistes influencés par ce mouvement et l’ayant fait entrer directement dans leurs œuvres, ceux qui ont été influencés par cette musique mais dont le travail ne fait pas d’allusion explicite, et enfin, ceux qui n’ont aucun lien mais dont le principe de projection nous amène à voir des allusions où il n’y en a pas. L’esprit Black Metal peut donc se retrouver dans ses trois catégories. Cet esprit serait celui de la dissidence liée au sacré, de la catharsis nécessaire.
Et pour toi, quelle est la suite de tes projets ? Est-ce que le black est encore au cœur de ton travail plastique ou tu te concentres sur d’autres territoires ?
L’année se poursuit avec d’autres expositions, en tant qu’artiste et non plus commissaire : en centre d’art (CAC Passages de Troyes), en galerie à Paris et à l’étranger (Corée du Sud). Un nouveau catalogue monographique Gracula Religiosa, édité par le Casino Luxembourg où j’ai présenté mon travail l’année dernière, est aussi sur le point de sortir. Enfin, l’élaboration de nouvelles pièces me préoccupe constamment, c’est comme un sacerdoce; et dans ce travail continu, le Black Metal restera une référence évidente. D’autres domaines sont bien sûrs abordés. Je suis autant influencée par le rock que par l’art, par la philosophie que par la culture populaire ; toujours avide de proies à déconstruire pour ainsi comprendre l’essence des choses. Destruction, vampirisme, nécrophagie, tout cela me rappelle notre thème de départ…
Un aperçu du travail d’Élodie Lesourd est visible sur son site.
Il vous reste une grosse semaine pour foncer voir Freux Follets au BBB. Plus d’infos par ici.
Un grand merci à Jeanne-Sophie Fort et Cécile Poblon pour leur temps et leur disponibilité.