« Tellement de choses ont été dites sur cette émission de toute façon. » Mathieu Ortlieb, le réal de l’épisode « Docteur Lulu » (entre autres), semble savoir que revenir sur l’histoire de Strip-tease est une sale opération tant ça part dans tous les sens. Avec ses centaines d’épisodes et ses multiples auteur·es, résumer Strip-tease reviendrait à réduire la complexité de l’espèce humaine. Pourtant, adeptes ou détracteur·ices, le public ne s’est jamais retenu de juger l’émission de façon très manichéenne.
Le 11 janvier 1985, le générique nous conduit en POV à travers un appart vide et sombre. C’est la dernière parenthèse suspendue avant la grosse charge de portraits qui va se succéder à l’écran pendant vingt-cinq ans. « C’est clair, Strip-tease voit tout en noir. Votre pomme il la prend pour une poire. Il est ringard, il est rasoir. C’qui vous déplaît, faites-le savoir. », dit la voix-off. L’adresse de la RTBF suit à l’écran, puis le slogan prévient : « Strip-tease, le magazine qui vous déshabille ».
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Ce vendredi-là, la première diffusion comprend trois épisodes. Le moment fort de « Votre mort nous intéresse », de René-Philippé Dawant et Didier Lannoy, reste la scène de fin lors de l’embaumement d’un cadavre sur fond de musique concrète. Dans « Le 618 mène l’enquête » d’André Dartevelle, il est question de la traque du pyromane d’un immeuble ucclois, et ça se termine par une mise en scène fictive. Marco Lamensch et Jean Libon, les créateurs de l’émission, réalisent « L’Arche de Zoé » ; le portrait d’une famille nombreuse et au chômage. L’empathie et les sentiments ambivalents que ça génère laissent les spectateur·ices juges et témoins. Déjà, avec trois épisodes, on sent différents styles de narration, bien qu’unies sous un même label – des formes d’ailleurs assez éloignées de ce pourquoi l’émission va être connue plus tard.
Un mois plus tard, « La grande lessive » – Didier Lannoy encore – apporte une nouvelle touche inédite avec son intro et son outro expérimentale et des instants de vie anodins donc authentiques : un peu de détresse, de solitude, de racisme et pas mal d’anecdotes. La Belgique qu’on aime. Ancien élève de l’INSAS, Didier revient sur cet épisode : « J’ai fait quelques repérages dans des wasserettes et j’ai posé ma caméra en me disant que j’avais envie de péter un câble, de faire un truc stylé et osé. Je sais pas si la RTBF a gardé les archives, mais on a reçu une tonne de courrier après cette diffusion. » La machine est en marche. Les émissions se succèdent, sans jamais donner d’indice sur la manière dont il faut réagir à la vie des autres. Mais ça réagit.
« C’est de la merde », « C’est génial » et surtout « Ça dépend des émissions » ; quand l’équipe se fait un auto-strip et va tester le public dans les rues de Bruxelles en octobre 1986, les avis sont partagés. Dans la dernière intervention de la vidéo, une vieille meugle : « Strip-tease, c’est une bande de salopards. Ce sont des gauchistes. Ils sont tous communistes. »
Misère humaine et réalités de classes, il faut reconnaître que Strip-tease ne met pas d’oeillères.
Certes, on peut appliquer, dans certains épisodes, une certaine lecture politique ; mais c’est surtout dû aux envies de certains réals en particulier comme Luckas Vander Taelen quand il filme le Vlaams Blok en pleine propagande. Mais au-delà de ça niveau politique, Strip-tease parvient surtout, toujours sans dire un mot, à souligner des inégalités ; notamment à travers l’objectif de Michel Stameschkine qui filme et monte des histoires délicates, comme celles des SDF de la Bourse, des SDF du métro bruxellois, des resquilleurs de la STIB, des taxis de nuit ou encore de cette famille en détresse dans « Conte de Noël ». « Un trait de vinaigre dans le champagne, un oursin dans le caviar », cet épisode est en fait un appel à l’aide ; et plusieurs autres sonnent comme tel. Misère humaine et réalités de classes, il faut reconnaître que Strip-tease ne met pas d’oeillères.
C’est touchant, c’est un regard unique sur des réalités différentes de certain·es téléspectateur·ices, mais c’est aussi les premières portes ouvertes aux critiques qui commencent à pointer du doigt le voyeurisme malsain de l’émission et son modèle d’exploitation de cette misère. Le côté satirique que certain·es saluent est aussi discuté par d’autres. Alors que Manu Bonmariage filme avec délicatesse l’amour malgré la prison, ou que Luckas Vander Taelen dresse un portrait de la situation des Flamand·es de Bruxelles, Libon et Lamensch demandent à une rousse si elle préfère sortir avec un Noir ou un roux.
En 1992, « C’est arrivé près de chez vous » triomphe, avec l’esprit Strip-tease qu’il revendique. Sauf que le film n’est pas un hommage comme beaucoup le pensent encore aujourd’hui, mais plutôt une critique ardente. Poelvoorde dans l’émission « Félix » sur la RTBF : « Le tueur, c’est un prétexte, une manière pour nous d’amener une réflexion sur les médias. On n’aime pas la démarche de Strip-tease en soi. Je trouve qu’on peut faire dire n’importe quelle connerie à n’importe qui, si c’est bien monté. On a l’impression qu’ils savent déjà comment ils vont réaliser leur film, et ils ne le disent pas. Quand un type passe à la télé dans Strip-tease et qu’il passe pour un con, il a l’air d’un con pour quelques années. »
Au téléphone, Mathieu Ortlieb nuance : « Ça veut rien dire, “filmer la réalité”. Dès qu’on a une caméra, on influe sur la réalité de toute façon. Donc c’est le regard de l’auteur·e, ça dépend de sa sensibilité, son honnêteté et de sa conscience. »
« J’ai l’impression qu’il y avait plus de liberté dans le Strip-tease belge parce que l’émission n’était pas encore vraiment façonnée. » – Mathieu Ortlieb
1992, c’est aussi l’année où France 3 arrive dans le jeu. Déjà une autre école. « J’ai l’impression qu’il y avait plus de liberté dans le Strip-tease belge, constate Ortlieb. En France, il nous était interdit de faire des interviews face caméra alors qu’en Belgique, beaucoup d’épisodes fonctionnaient comme ça. Il y avait plus de liberté en Belgique parce que l’émission n’était pas encore vraiment façonnée. »
Une vingtaine de réals travaillent alors pour Strip-tease sauce française ; et l’émission se mue au gré des nouvelles recrues. Définitivement, le destin de Strip-tease va dépendre des regards des différent·es auteur·es et de leurs approches. Et plus que jamais, l’appréciation du public va « dépendre des épisodes ».
De là, « Strip-tease, l’émission qui vous déshabille » devient « Strip-tease, l’émission qui met à nu la France profonde ». En 2016, Konbini définit l’émission comme ayant filmé « les meilleurs cas sociaux de France ». Strip-tease c’est pas ça, ça ne devrait pas être ça ; mais c’est comme ça que la masse le voit. Forcément, les spectateur·ices se plaisent à découvrir les folies des autres, des vieux noobs de l’informatique dans « Alice aux pays des Merveilles » à Jean-Luc et ses soucoupes volantes ; deux des épisodes les plus repris par les médias lorsqu’il s’agit de parler du souvenir qu’a laissé l’émission. Près d’une dizaine d’années après les débuts belges de Strip-tease, l’écurie sort des films moins subtils. Parfois, il n’y a qu’une seule couche de lecture possible.
Isabelle Sylvestre, qui a notamment réalisé « Dur dur d’être précoce » ou « Pour un putain de champs de maïs », est revenue sur son expérience dans les pages du Le Crieur de janvier dernier. Elle y écrit notamment : « Au mitan des années 2000, la pression du PAF (paysage audiovisuel français) sur le modèle de Strip-tease se fait lourde. La critique sociale n’est plus la bienvenue. (…) Il faut abaisser toute forme de réflexion, dépeindre joliment la société, faire rire potache, bref, ne plus soulever de lièvres. »
Au téléphone, elle développe : « Quand la téléréalité est arrivée dans les années 2000, il y a eu une tendance générale à abaisser le niveau de réflexion et de qualité à la télé. Mais ça avait déjà commencé au coeur des années 1980, avec les politiques néolibérales. Si tu veux, la perversion du paysage audiovisuel, elle est dans le fait que le PAF s’est calqué sur le marché de la camelote. Certaines émissions ont un peu cédé à une pression qui était exercée sur toutes celles qui posaient de vraies questions, qui soulevaient des problèmes sociaux, politiques, qui attaquaient un peu le système d’une façon ou d’une autre ; et Strip-tease en faisait partie. »
Aussi, France Télévisions semble ne pas avoir vraiment compris l’émission, à moins que ce ne soit le public français. Alors que la RTBF la diffuse une fois par mois en prime pendant dix-sept ans, l’horaire change plus d’une dizaine de fois sur France 3 pour finir repoussée en deuxième partie de soirée.
Le 24 avril 2002, c’est la fin de Strip-tease sur la RTBF, mais ça continue en France. Un nouveau format de 52 minutes est même introduit. Cette extension permet des structures plus travaillées, avec une narration plus élaborée. Des réals en profitent pour y étaler la complexité de leur propos ; mais c’est pas toujours le cas. Certains de ces épisodes de 52 minutes s’essoufflent parfois au fil des scènes. Et forcément, il y a aussi plus de montage : on s’éloigne du Strip-tease originel, et le temps où l’étincelle se trouvait dans les propos des gens et non dans leurs manies ou dans les mises en scène est révolu.
Certains épisodes échappent toutefois au cercle vicieux et se présentent comme les dignes héritiers des premiers épisodes trop méconnus, ceux dont on ne parle jamais. En 2008, Olivier Barthélémy réalise « La mémoire qui flanche », l’un des portraits les plus poignants de la saga – le seul qu’il ait fait en tant que réal. Il y suit sa grand-mère, clean d’apparence mais dégradée à l’intérieur ; elle est Alzheimer. Elle doit quitter son foyer pour rejoindre une maison de retraite. Ces moments filmés avec beaucoup d’empathie rappellent les premiers Strip-tease, notamment « Martha », réalisé par Luckas Vander Taelen en 1987. Le portrait d’Olivier gagne même une seconde vie, plutôt rare pour un Strip-tease, dont les épisodes sont plutôt habitués aux bêtisiers et aux « compilations malaise » sur Youtube. « Y’a des gens qui travaillent sur la mémoire qui m’ont contacté, nous confie Olivier. Ils m’ont appris que ça fait 10 ans qu’ils utilisent le film sur Youtube pour former leurs auxiliaires de vie à la maladie d’Alzheimer. Des neurologues m’ont aussi contacté. »
À cent lieues des intentions du style de certain·es membres de l’équipe, notamment des réals qu’on a contacté·es, d’autres ont par contre poussé pour trouver le scoop. Dans ce genre, « Recherche bergère désespérément » est l’apothéose du malaise. À sa diffusion en 2012, une blinde de médias en parlent, Twitter aussi. Une partie du public enterre l’émission en 140 caractères ; la guillotine du net. Strip-tease ne reviendra pas à la télé.
À l’inverse des nouvelles idoles de la téléréalité qui dépassent les limites de l’écran pour gagner le veste champ des réseaux sociaux et du marketing, les protagonistes de Strip-tease sont resté·es figé·es à leur épisode, à leur époque et à leur quart d’heure de gloire oublié.
Dans cet épisode, on n’aurait pas dû voir ou entendre certaines choses, pourtant laissées au montage. Pour rappel, la scène polémique concerne Damien – le jeune paysan à qui on avait trouvé une copine roumaine via une agence matrimoniale chelou – qui menace de tuer sa mère. Si les propos ne sont pas non plus hardcores à se pendre, c’est le contexte qui pose problème : la scène de dispute est filmée en douce, depuis l’autre côté de la porte d’entrée. Niveau son, c’est grâce aux micros-cravates qu’on entend tout. Mathieu Ortlieb revient sur ce moment : « C’était malhonnête de laisser ça », dit-il. Pour Libération, c’est « la disgrâce ». Dans l’Obs, Bruno Roger-Petit évoque le voyeurisme bourgeois, « du trash pour bourgeoisie en mal de domination sociale » – comme pour rappeler que Strip-tease n’est plus « un truc de salopards de communistes » – tandis qu’Erwann Gaucher lui répond par une autre tribune intitulée : « C’est dur d’être regardé “par des cons” ! » et défend la liberté de filmer « la réalité » telle qu’elle est.
Isabelle Sylvestre tempère : « Des épisodes, il y en a eu des centaines avant celui-là ». Certes, mais pas sûr que le public aille au-delà du scandale, jusqu’au coeur de ce qu’est vraiment Strip-tease. De toute façon, c’est la fin ; on est en 2012, et la prod met fin à l’aventure.
En 2018, Strip-tease revient en balle. Du moins Yves Hinant et Jean Libon qui signent « Ni juge ni soumise », un portrait version long de la juge Anne Gruwez. Les critiques s’élèvent vite et le film soulève des questions : la juge est par exemple une opposante aux peines à rallonge et à la construction de la prison de Haren ; pourtant, on n’en apprend rien dans ce film. L’accent est mis sur ce qu’elle dit aux gens qu’elle a en face d’elle, et comment elle s’adresse à eux. Au cinéma, les rires des autres sont parfois gênants, notamment quand ça pouffe sur le siège d’à côté quand la juge explique à des personnes au français approximatif que la consanguinité, c’est mal. On se pose la question du consentement aussi : toutes les personnes filmées ont accepté de figurer dans le documentaire, mais avaient-elles vraiment le choix dans leur situation judiciaire ? Surtout, le film réveille les critiques du passé : on parle à nouveau d’exploitation de la misère. Ici, on ne suit pas la trajectoire de ces personnes ; on se trouve à l’étape finale où atterrissent ces « pauvres gens » qui ont merdé, et c’est ça le clou du spectacle. Le docu chope un César et un Magritte.
Strip-tease a dû, dès ses débuts, constamment chercher l’équilibre. En un quart de siècle, elle est passée de l’expérimental à la caricature, et sa réputation en a parfois pris plein la gueule. On peut autant accabler son côté voyeuriste que louer l’énergie qu’elle a mis à nous offrir des séquences puissantes ; mais ses nuances sont plus multiples que ça. Car comment rester cohérente en vingt-cinq ans de vie et surtout, en étant représentée par autant d’approches cinématographiques différentes ? Finalement, ce que les détracteur·ices reprochent vraiment à Strip-tease en la catégorisant, c’est, par extension, le manque de nuances de certain·es auteur·es. En fait, l’émission n’a pas toujours eu droit à des lectures nuancées de la part du public. On ne peut pas en parler comme d’un ensemble. Peut-être qu’il faut diviser son histoire en périodes, comme dans toute grande mythologie ; et sûrement isoler le travail de ces réals.
« On peut dire qu’on aura été témoins d’un temps. » – Didier Lannoy
Concernant ces dernier·es, certain·es continuent de filmer, d’autres ont arrêté. Ou sont mort·es. Mais pour celleux qui se sont exprimé·es, beaucoup s’accordent à dire que Strip-tease a été une étape importante de leur carrière, si pas un tournant.
Revoir un vieux Strip-tease, que ce soit « Martha », « Ticket de faveur », « Le fils à maman », « Squatters », « La mémoire qui flanche » ou « Les aventures de la famille De Becker », c’est dépoussiérer un vieux journal intime parfois un peu gênant mais chargé d’émotions. « On peut dire qu’on aura été témoins d’un temps. », appuie Didier Lannoy.
À l’inverse des nouvelles idoles de la téléréalité qui dépassent les limites de l’écran pour gagner le vaste champ des réseaux sociaux et du marketing, les protagonistes de Strip-tease sont resté·es figé·es à leur épisode, à leur époque et à leur quart d’heure de gloire oublié. Ne reste plus que la magie de se laisser deviner ce qu’iels sont devenu·es. « C’est un peu tôt pour dire ce qu’il reste de Strip-tease, conclut Mathieu Ortlieb. On le saura plus tard, quand ce sera découvert par un vieil explorateur qui aura trouvé des bobines ou des clés USB… et que tout le monde sera mort du coronavirus. »
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