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En 2005, les émeutes françaises se sont propagées à la manière d’un virus

Cela fait un peu plus de dix ans que les banlieues françaises se sont transformées en cocktail Molotov géant, mais le script des événements est encore dans toutes les têtes. Clichy-sous-Bois, le 27 octobre 2005. Deux gosses, Zyed et Bouna, qui préfèrent jouer leur vie en se réfugiant dans un transformateur électrique plutôt que d’avoir affaire à une police terrifiante. Deux morts pour rien. Les caillassages, les incendies, les légions de CRS positionnées autour d’îlots de pauvreté et de frustration, où les bagnoles brûlent faute d’avoir un responsable à lyncher. L’état d’urgence pendant trois semaines, les hélicos dans le ciel francilien, un millier de bagnoles en flammes, Sarkozy et les « racailles », l’hystérie généralisée et la propagation de la violence depuis l’épicentre dyonisien vers des banlieues françaises de province comme galvanisées par les événements. Dix ans après, beaucoup ont tenté (avec plus ou moins de justesse) d’identifier la recette du chaos : quels ingrédients, quelle mixture sociale a-t-elle pu conduire à un épisode de violence d’une ampleur inégalé dans l’Europe contemporaine ? Laurent Bonnasse-Gahot, de l’université Paris Sciences et Lettres (PSL), a quant à lui opté pour une approche mathématique de la question en tentant de créer un modèle prédictif de la propagation de la vague d’émeutes. Conclusion : en 2005, la violence s’est propagée sur le territoire français à la manière d’une épidémie.

Pour mettre au point leur modèle, repéré par le MIT Technology Review, Bonnasse-Galot et son équipe ont rassemblé tous les événements criminels recensés par les commissariats de 800 municipalités françaises entre le 26 octobre et le 8 décembre, période qui couvre non seulement les trois semaines d’émeutes « officielles » mais aussi la montée des tensions et le retour à la normale progressif. Une fois cette base de données constituée, les chercheurs ont appliqué le modèle épidémiologique, qui retranscrit le plus fidèlement les dynamiques spatio-temporelles à l’œuvre lors des émeutes. Premier enseignement : peu importe où elles ont lieu, les émeutes suivent peu ou prou le même déroulé, à la manière d’un pic d’activité brutal entre deux périodes d’activité normale. Si l’amplitude de ce pic varie selon les communes, sa durée reste sensiblement la même peu importe le lieu. Dans un second temps, les chercheurs ont tenté de comprendre comment les émeutes se sont propagées en région parisienne, puis entre régions françaises. Et, à l’heure de la multiplication des moyens de communication, la  proximité géographique reste le facteur le plus déterminant.

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L’insurrection est contagieuse

Et ça fonctionne. En entrant à peine une dizaine de variables dans leur algorithme, la variable-clé étant de se concentrer sur une population âgée de 16 à 24 ans en provenance de quartiers défavorisés, Laurent Bonnasse-Gahot et son équipe ont pu simuler avec exactitude ce qui s’est produit à l’automne 2005, le modèle se permettant même de prévoir une émeute à Fleury-Mérogis qui n’a jamais eu lieu (les chercheurs notent néanmoins qu’une crèche a été incendiée durant cette période, un événement non enregistré comme lié aux émeutes). Grâce à cette simulation, la première à offrir « une caractérisation mathématique précise d’une vague d’émeutes », les chercheurs nous permettent de mieux comprendre les facteurs déterminants qui poussent des groupes d’individus à aller foutre le feu à tout ce qu’ils trouvent : l’inégalité sociale, tout d’abord, la proximité géographique ensuite, et « de forts liens interpersonnels » pour terminer. En clair : si des types que vous connaissez personnellement sont en train de cramer le quartier de la ville voisine qui ressemble énormément au vôtre, vous devriez vous y mettre aussi. C’est ce mimétisme social qui est au cœur de la vague d’émeutes. Cela dit, les chercheurs notent que « les émeutiers tendent à adopter un comportement rationnel et ne se lancer dans de telles actions que lorsque leur nombre est suffisant », ce qui détermine la vitesse de propagation de l’insurrection. En vidéo, c’est encore plus parlant.

« Quelles conclusions en tirer sur la dynamique générale des émeutes et celle des mouvements insurrectionnels ? », s’interrogent enfin les chercheurs français. « Le comportement humain est une conséquence non seulement des attributs de chaque individu mais également de l’intensité de la relation qu’ils ont avec d’autres », répondent-ils. Que vous ayez l’âme d’un émeutier ou non, vous pouvez très bien vous retrouver en première ligne à balancer des pavés aux CRS dès lors que vos plus proches amis le font en nombre suffisant. Et si vous rentrez dans la danse, vos amis risquent de suivre, et ainsi de suite. En cela, le travail des chercheurs est essentiel car il contredit la communication gouvernementale d’alors, qui ne jurait que par le profilage d’individus soi-disant sortis volontairement du rayon d’action de la République, des « racailles » à la violence atavique que rien ni personne ne pourrait plus « récupérer ». Les faits prouvent le contraire : un nombre limité de paramètres et un modèle épidémiologique simple permettent de modéliser précisément la vague d’émeutes , « ce qui révèle l’existence d’un mécanisme général à l’œuvre ». En théorie, le modèle serait valable aussi bien aux Etats-Unis que lors des émeutes de Londres de 2011, les dynamiques insurrectionnelles étant notablement similaires. A l’heure où Aulnay-sous-Bois est en pleine incandescence, les pouvoirs publics seraient bien inspirés de lire cette étude. Et de laisser leur Karcher au garage, cette fois-ci.