C’est un dimanche de septembre où il fait beau sur Erevan, pourtant l’horizon s’assombrit quelques kilomètres plus à l’est. Depuis une trentaine de minutes, le conflit au Haut-Karabakh opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan voisin vient de se rouvrir comme une plaie qui n’a jamais cicatrisée. Ce 27 septembre 2020, on toque à la porte de chez Nver, un jeune Arménien de 25 ans, étudiant en droit. C’est son officier municipal, qui lui explique qu’il est mobilisé pour aller combattre dans cette région escarpée grande comme un département français. « J’étais content d’être appelé, c’était ma volonté d’y aller », remet le jeune homme aux doux yeux verts. « Cela aurait été trop dur de rester à la maison et de regarder ça de loin. » Le voilà alors embarqué avec des milliers d’autres jeunes comme lui dans un conflit qui va durer six semaines et finira par se solder par un cessez-le-feu douloureux, obligeant des milliers d’Arméniens de l’Artsakh (le nom donné au Haut-Karabakh par les Arméniens) à l’exil.
Au même moment, Bertrand Venard est en Arménie depuis à peine une semaine – que déjà une guerre éclate. Depuis sept petits jours, Venard, crâne rasé, vocable maîtrisé et petites lunettes, est le nouveau recteur de l’UFAR, ou Université française en Arménie, installée dans le nord d’Erevan. « Quand on vient en Arménie, on sait qu’il y a des risques, notamment sismiques, mais aussi du fait de ses voisins, qui sont menaçants depuis un moment », déroule sereinement le responsable de l’UFAR. « Du coup, ce risque militaire, on l’a toujours à l’esprit, mais je ne pensais pas qu’il surgirait pendant mon séjour, encore moins avec cette ampleur et ces conséquences. » S’il n’est pas dans la maison depuis longtemps, Venard, qui a aussi enseigné à Cambridge, Oxford et UPenn (l’université de Pennsylvanie), sent que son université va payer le prix fort de cette guerre.
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Toujours ce sombre dimanche, David, 22 ans et étudiant à l’UFAR en droit comme Nver, n’est pas surpris quand il entend que la guerre commence. « Dans notre pays, on savait pertinemment que c’était une éventualité », explique-t-il calmement. « Dès ce fameux dimanche, j’ai décidé de me porter volontaire pour y aller. Je n’avais pas besoin de temps pour y réfléchir. Forcément, j’avais peur et j’étais déçu de la situation dans laquelle on se retrouvait. Mais je ne pouvais pas ne rien faire. Du coup, j’ai décidé d’y aller avec des amis, et faire ce que je pouvais. Le lendemain, j’étais à Martuni, en Artsakh. Et là, tout a commencé. »
Si Nver avait déjà participé à la guerre opposant l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2016 – d’une moindre intensité – les bruits de tirs et d’explosions qui émaillent ces premiers jours au front en cette fin d’année 2020 frappent autant ses tympans que sa mémoire. « C’est bizarre d’entendre ça pour la première fois, ce sont des bruits qu’on n’entend pas tous les jours, » pose-t-il. « Puis quand on te dit que telle explosion a tué des dizaines de soldats, tu commences à gamberger. Sans cesse, tu te demandes “Pourquoi pas moi ?”, pourquoi ce n’est pas moi qui suis mort dans cette attaque ? » Puis le temps passe, les explosions continuent à rythmer les jours et les nuits passés en première ligne. « Et tu commences à t’y habituer, à ne plus avoir peur. Cela devient normal… On s’y habitue. »
À quelques centaines de kilomètres de là, le recteur Venard, pas vraiment du genre à rester les bras croisés, se met en tête que si ses étudiants se battent au front, lui doit aider pour gérer « l’arrière ». Un arrière pas lointain. « À peine à une heure en voiture du lac Sevan, où vont les habitants d’Erevan le weekend, vous êtes à proximité du front », situe le recteur. « Et il y avait un risque d’extension du conflit jusqu’à Erevan. » Une peur qui ne relève pas de la paranoïa quand on connaît les velléités expansionnistes des voisins arméniens, dont la Turquie, soutien actif des Azéris. « Alors, on a commencé à stocker de la nourriture dans l’université. Pas pour nous, mais en se disant que si le quartier se trouvait attaqué on pourrait héberger des gens. Et on a des pièces en sous-sol… » Ce qui peut être utile en cas de bombardements.
Puis les mauvaises nouvelles redoutées commencent à tomber l’UFAR, alors que les cours continuent en distanciel – Covid oblige – malgré le conflit. Deux semaines après le début du conflit, le 10 octobre, le recteur Venard croise dans un couloir de l’université deux personnes de son staff qui ont les yeux embués. Le premier étudiant de l’UFAR à mourir au front a été identifié. Il s’appelait Shant, avait seulement 18 ans. Dans un message adressé à ses proches avant sa mort, Shant écrivait :
« Quand la lumière meurt, nous guettons l’obscurité et attendons impatiemment sa renaissance, persuadés que nous deviendrons nous-mêmes la lumière, même si un jour, nous nous éteindrons, quand il le faudra, sans pouvoir demander ni pourquoi ni de quoi. »
« Quand on m’a annoncé la mort de Shant, j’étais un peu incrédule, puisqu’il s’agissait de la matérialisation de quelque chose que vous redoutez, un futur que vous ne souhaitez pas », se rappelle Bertrand Venard. Et malheureusement, ces annonces vont se multiplier. « La tristesse de la première mort va nourrir celle ressentie lors de la deuxième annonce, puis la troisième et ainsi de suite », continue le recteur, qui passe alors ses weekends à assister aux funérailles de ses étudiants morts au combat. « En deux mois, j’ai assisté à un certain nombre d’enterrements – certainement plus que dans toute ma vie », souffle le recteur, qui organise pour chaque décès une cérémonie aux chandelles au sein de l’université. Un petit autel est aussi installé dans un hall aux murs bleus de l’université, où les portraits des étudiants-soldats décédés sont installés.
Aujourd’hui, quatre mois après la fin de la guerre, dix portraits y trônent – sur la vingtaine d’étudiants qui sont partis combattre, alors que deux autres sont encore dans un état critique suite à leurs blessures de guerre. « Ici, il y a eu près de 50 pour cent de décès, c’est donc une boucherie », dit, la gorge serrée, le recteur. « On est du niveau de ce qui se passait pendant la Première guerre mondiale. »
Alors que Nver, David et des milliers d’autres étudiant-soldats sont au combat depuis une vingtaine de jours, et que l’UFAR compte ses premiers morts, le recteur Venard se lève en pleine nuit avec une question : mais comment réintégrer ceux qui vont revenir du front ? S’ils ont dû trouver seuls comment passer d’un quotidien composé de cours sur Zoom aux affres de la guerre, peut-être Venard et son équipe de l’UFAR peuvent les aider à reprendre une vie d’étudiant « normale ». « Mon père était militaire. Il a fait dix ans de guerre. Et je me souviens encore de lui qui criait en pleine nuit “À l’attaque !” », rembobine le recteur. « Je sais bien que les militaires, même de métier, vivent des choses atroces et que cela laisse des traces. » Alors pour des étudiants qui n’ont parfois pas la vingtaine, pris dans une guerre effroyable, les conséquences peuvent être dramatiques.
À l’UFAR, on pose alors dès le lendemain sur le papier trois scénarios possibles : la guerre dure un mois, donc les étudiants-soldats ne ratent qu’un mois de cours ; la guerre dure un peu plus et ils reviennent en cours au bout de deux mois ; ou ils y restent plus longtemps et ratent ainsi quasiment un semestre d’enseignements – donc impossible à rattraper. « Rater plus de deux mois de cours, avec par-dessus le traumatisme d’une guerre, vous avez la tête ailleurs », se dit alors Venard.
Le 9 novembre 2020, après six semaines de conflits éreintants, la guerre est finie – avec des conséquences terribles pour l’Arménie et les Arméniens qui vivent au Haut-Karabakh. Petit à petit, David, Nver et les milliers d’autres soldats rentrent chez eux. Pendant une quinzaine de jours, David et Nver restent en famille, voient leurs amis, essayent tant bien que mal de revenir psychologiquement du front. « Quand je suis revenu, je ne pensais pas à l’école. Je pensais que c’était la fin de tout », remet Nver. « J’avais du mal à croire que la guerre était finie, je pensais devoir y retourner, que tout continuait. Dans ma tête, j’étais encore un soldat. » Pour David, le retour est aussi rude. Comme pour Nver, des amis sont morts au front. « J’avais besoin d’un peu de temps pour me remettre psychologiquement, mais j’ai pris conscience au bout d’un moment que je voulais retourner à l’université. C’était un grand pas en avant pour retourner à un semblant de vie normale. »
Au campus de l’Université française en Arménie, les services de la scolarité prennent alors contact avec la dizaine d’étudiants-soldats qui sont revenus du front. Puisque près de deux mois de cours ont été ratés, le recteur leur explique qu’un dispositif a été pensé pour faciliter leur retour, mais il leur conseille de « prendre un peu de champ, d’arrêter leur scolarité pendant un an, pendant que l’université s’occupe de trouver des fonds pour leur financer cette année perdue, ainsi qu’un stage pour qu’ils s’occupent jusqu’à septembre prochain. » Mais aucun des étudiants-soldats ne souhaite redoubler. « Tous, ont voulu reprendre leur scolarité immédiatement », se rappelle le recteur, qui se lance alors dans une tournée des donateurs de l’université pour pouvoir offrir un an de scolarité aux jeunes qui sont partis au combat, ainsi que la même somme aux parents des étudiants qui ont péri au front.
Le « Plan de Réintégration des Étudiants-Soldats » (ou PRES) mis au point par l’UFAR est alors déployé. « On a tout inventé, parce qu’on n’avait aucune expérience dans le domaine », explique-t-on du côté de l’UFAR. En prenant contact avec les profs de chacun des étudiant-soldats, on essaye d’estimer les cours à rattraper, les besoins de chacun, en fonction de leurs spécialités et de leur année d’étude. Pas à pas, le PRES prend forme avec des réunions régulières entre étudiants-soldats et l’université, des cours particuliers et collectifs, ainsi qu’un « appui personnel individualisé » – une manière pudique de dire qu’une aide psychologique est proposée aux étudiants. « On sait bien dans ce domaine que le recours à un psychologue peut être vu comme quelque chose de stigmatisant, du coup on a créé un terme pour ça », explique Venard, qui impose aux étudiants-soldats au moins trois séances avec une psychologue – « même si ce n’est pour ne rien lui dire ».
« Quand on nous a dit qu’on devait aller voir une psy, on a tous répondu qu’on n’en avait pas besoin, que cela n’était pas nécessaire et qu’on n’avait pas besoin de ça pour le moment, » se souvient Nver. « Mais quand tu lui parles, tu comprends à quel point c’est nécessaire. Tu as en toi des problèmes, que tu ne comprends pas, et que tu ne sais même pas que tu as. En échangeant avec elle, tu peux alors commencer à les traiter en travaillant dessus. » Pour David, s’il a encore du mal à être « concentré à 100 pour cent », les rendez-vous avec la psychologue dépêchée par l’université l’ont aussi beaucoup aidé. Comme pour Nver, il a le sentiment que la guerre a changé la manière dont il aborde la vie, même s’il est difficile d’expliquer comment. « J’essaye simplement de faire tout mon possible, parce que maintenant je vis pour ceux qui sont morts là-bas. »
Si les chiffres officiels des victimes arméniennes ne sont pas encore définitifs, 43 pour cent des morts étaient des jeunes hommes âgés entre 18 ans et la petite vingtaine, explique Emil Sanamyan, qui s’occupe du Focus on Karabakh du département d’Études Arméniennes à l’Université de Californie du sud (USC). « Et une grande portion d’entre eux – que j’estime à un quart ou peut-être un tiers – étaient des étudiants quand ils ont été appelés au combat », décrypte Sanamyan. « Cela signifie que des centaines d’étudiants ont été tués pendant cette guerre. » Une guerre rapide, et meurtrière, où sans doute plus de 3 700 Arméniens sont morts et plus de 2 800 côté azéri. « La situation actuelle est sans précédent, » embraye Sanamyan, qui pointe notamment son impact sur les jeunes. « L’impact de cette guerre est bien pire que celle du début des années 1990. Plus de jeunes ont été tués pendant cette guerre de 44 jours que pendant les trois ans de guerre entre 1991 et 1994. » Ce qui fait courir dans les esprits la crainte d’une perte d’une génération d’Arméniens, sacrifiés au combat, dans un pays qui ne compte que 2,965 millions d’habitants.
En ce début mars, c’était l’heure des examens pour les étudiants de l’UFAR, ainsi que pour ses étudiants-soldats. Une semaine à plancher sur divers sujets. Un programme copieux pour tout étudiant, encore plus quand on revient à peine du front et qu’on a raté deux mois de cours. « Avant le début des examens, je pensais que ça allait être vraiment compliqué, mais depuis que c’est derrière moi, et que j’ai le sentiment d’avoir plutôt réussi, je me sens bien dans mon esprit – comme si tout commençait à rentrer dans l’ordre », confie Nver après ses examens. David a lui aussi l’impression d’avoir bien réussi ses examens, content de ne pas avoir perdu une année de cours, « malgré ce qu’il s’est passé ». Bientôt, pour Nver et David, ce sera le moment de dire au revoir à l’UFAR, puisqu’ils seront normalement diplômés à l’été. Si Nver envisage de poursuivre ses études de droit en France, à Montpellier ou à Lyon (dont l’université Lyon III est partenaire de l’UFAR), David compte bien se lancer sur le marché du travail ici, en Arménie. « Je ne me vois pas partir, c’est mon pays, mes terres, mon tout », pose sérieusement le jeune homme.
À l’UFAR pour les étudiants plus jeunes que Nver et David, le Plan de Réinsertion des Étudiants-Soldats continuera sans doute – tant que les étudiants concernés en feront la demande. « Lorsqu’on me demande quand va s’arrêter ce plan, je réponds que je ne sais pas », admet le recteur Venard. « Si tout se passe bien sur le plan scolaire, on pourra sans doute relâcher ce point à la rentrée prochaine. Mais sur l’aspect de l’appui personnel individualisé – l’accompagnement psychologique donc – il faudra peut-être faire un effort plus prolongé. Tant qu’ils seront chez nous. Tant qu’on ne les aura pas diplômés. » Puis, sur le toit de l’université, le recteur compte bien rénover une petite terrasse avec quelques tables, où les portraits et les noms des étudiants-soldats de l’université tombés au Haut-Karabakh seront accrochés. « C’est un endroit où on voit tout Erevan. Un lieu où on regarde vers le futur, tout en n’oubliant pas le passé. À la fois, on ne les oublie pas, mais il faut aller de l’avant. »
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