Pour être honnête, on a toutes et tous essayé de faire attention un jour, au moins avec une petite application safe ou un moteur de recherche pas trop fouineur. Le récent succès de Signal, jusqu’ici messagerie sécurisée confidentielle utilisée par une poignée de nerds, de militants et de journalistes, confirme que l’hégémonie de Google, Facebook et consorts nous emmerde un peu. Et puis, exit la discrétion, ils ne s’en cachent plus, de faire de l’oseille avec notre vie privée. Si des sondages tendent à montrer que deux tiers des Français sont en effet préoccupés par leurs données personnelles, beaucoup ont en réalité lâché l’affaire.
Travaillant dans la com’, Amélia*, 38 ans, utilise tous les outils des GAFAM, dont Amazon pour faire ses achats en ligne. Le fait que des serveurs et des inconnus compilent ses données quelque part ? « Je n’y pense pas, répond-t-elle. J’utilise Hotmail depuis 20 ans, et Facebook depuis ses débuts. Je suis fataliste. Je me dis qu’il est trop tard. Avec mon boulot, j’ai dû me créer une identité sur internet. Je fais partie du problème ! Mais je veux de l’efficacité, point ». La jeune femme, qui a récemment accouché d’un petit garçon, s’amuse de voir que la multitude de pubs ciblées qu’elle reçoit continuent à lui proposer des habits hyper genrés…pour une fille. Et lorsque des amis « geeks ou complotistes » ont migré vers signal, elle n’a pas suivi. « En plus, ils sont toujours sur Facebook, bonjour la cohérence. Le jour où ma mère voudra Signal, je la suivrais. En attendant… »
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« Ça me dérange que des gens gagnent de l’argent avec ma vie privée, même si c’est en totale contradiction avec mon manque d’implication sur le sujet » – Lucille, 33 ans
En attendant, il semblerait que la puissance des GAFAM ait pris le dessus sur toute tentative de les contourner. Jean-Marc, hacktiviste co-fondateur de l’ONG Nothing2Hide, qui propose, notamment, des formations à la sécurité numérique à des journalistes et militants partout dans le monde, observe un net recul sur cette question ces dernières années. L’intérêt et l’inquiétude pour nos données personnelles « sont presque passées au second plan. Oui, il faut le dire, Google est plus confort, c’est pratique et intuitif ». De là à accepter tacitement qu’on nous pompe notre vie privée ? « C’est un état de fait, souligne le hacker-formateur. Les gens sont moins enclins à se soucier de ça. Aujourd’hui, ne pas aller sur Google est un choix politique et idéologique. Il faut être un peu militant ». Et ce n’est pas simple.
Certains ont bien tenté d’avoir une clef PGP (comme moi), pour envoyer et recevoir des mails chiffrés. Mais il faut que nos destinataires en possèdent une aussi. Alors, délaissée, la clef finit par expirer. Nous sommes également nombreux à avoir DuckDuckGo sur notre smartphone. Mais au bout de deux recherches infructueuses ponctuées de cinq insultes (dix, si vous maîtrisez mal l’anglais), Google nous donnera la becquée en dix secondes. Preuve que le changement n’est pas pour tout de suite : le moteur de recherche DuckDuckGo vient d’atteindre les 100 000 000 de requêtes quotidiennes, quand Google tape les 6 milliards. Et à moins de répudier nos potes et de jouir de la solitude, impossible d’échapper aux applications et réseaux sociaux.
Lucille, photographe et rédactrice web de 33 ans, a bien tenté DuckDuckGo. Elle a même tenu un moment. Et envisagé un instant un moteur de recherche encore plus clean : « Tor, on m’a déjà expliqué mais…j’ai pas eu la patience. Et je ne fais pas confiance à mes capacités en informatique. J’essaye quand même d’utiliser le moins possible Amazon car je culpabilise, mais parfois je craque ». La jeune femme fait comme l’immense majorité d’entre nous, elle verse du sable dans une passoire. Elle utilise le bloqueur de pub Ghostery, nettoie un vieux compte Facebook, supprime ses mails, se sert parfois d’un VPN. La vérité est qu’on fait ce qu’on peut. Et qu’il n’y a aucune raison de culpabiliser. « Ça me dérange que des gens gagnent de l’argent avec ma vie privée, même si c’est en totale contradiction avec mon manque d’implication sur le sujet. On devrait au moins toucher une prime d’intéressement, comme dans les boîtes privées ! » plaisante-t-elle, à moitié.
Chez Nothing2Hide, les pros de la sécurité informatique ne travaillent qu’avec des outils libres. Ils les conseillent aux entreprises, ça prend ou ça ne prend pas. Et bosser « sous Linux » enlève déjà une part de culpabilité. Essayer, c’est l’adopter. « On n’est pas pour autant des Talibans du Libre, sourit Jean-Marc. Avoir fait croire que le Libre pouvait être un concurrent aux GAFAM était une erreur. Il faut être modeste, c’est une alternative, pas plus ». Lui s’étonne cependant qu’aussi peu de médias et de citoyens aient bondi face à la dernière fuite de données de Facebook, qui file le vertige. « On parle de 533 millions de comptes. Moi, citoyen lambda, je peux tout récupérer, jusqu’aux numéros de téléphone de Marlène Schiappa ou Benoît Poelvoorde ! » Mais zéro électrochoc pour autant. Pour l’hacktiviste, le manque de sensibilisation à ces questions serait une fausse excuse. Nos données sont revendues, nous en sommes conscients. L’Union européenne est allée jusqu’à penser le RGPD, et ça, nous en avons entendu parler ad nauseam. « L’argument ‘c’est compliqué à comprendre’ ne tient plus la route. Des reportages, y en a eu des tonnes, et sur des grandes chaînes de télé. Finalement, peut-être que ça ne choque pas les gens plus que ça ».
« Ok, j’ai bien compris tous les enjeux derrière. Mais je reste une brêle. J’ai un mot de passe unique, je m’en fous de ce que récolte Google » – Océane, 24 ans
Car l’humain est autocentré et a besoin de concret. Tant que rien ne nous arrive, nous sommes peu concernés. « Ce qui me fait peur, reconnaît Amélia, c’est ce qui touche aux données de santé ou mode de vie. Vais-je devoir un jour payer plus chère ma mutuelle quand elle saura que je ne fais pas de sport ? » Quant à Lucille, qui utilise « tout ce qu’il ne faut pas » et apprécie le design des outils Apple qu’elle sait conçus pour plaire, elle reconnaît aussi que sa limite, « infranchissable », concerne son dossier médical. Ne pas ouvrir l’appli santé de l’iPhone, n’utiliser aucune application de la menstrutech, conserver un agenda papier. Pour d’autres, aller jusqu’à refuser de s’inscrire sur Doctolib. Désactiver la géolocalisation du téléphone, en acceptant le risque de ne jamais le retrouver si perte il y a. Choisir Protonmail plutôt que Gmail. Des micros-gestes militants en somme. Des « épiphénomènes », comme dit Jean-Marc. L’important étant de ne pas être dans la condescendance numérique type « mais quôôôôi tu n’utilises pas Linux ? », qui a tendance à pousser l’autre à faire l’inverse de ce qu’on lui suggère. Car celui ou celle qui critique clique aussi sur le « oui » quand on lui demande si elle veut accepter tous les cookies, parce que bon, flemme quoi.
« Ok, j’ai bien compris tous les enjeux derrière, explique Océane, 24 ans. Mais je reste une brêle. J’ai un mot de passe unique, je m’en fous de ce que récolte Google. Je suis même un bon gros pigeon, j’aime bien recevoir des pubs ciblées ». Utilisatrice de l’assistante connectée d’Amazon Alexa (« Ah tiens je te dis son nom et elle s’allume là ! »), la jeune femme avoue avoir réfléchi aux données personnelles très récemment. Et hormis si ses informations bancaires venaient à être dévoilées, peu lui importe qu’on vole ses données. « Peut-être qu’il n’y a plus de combat à mener, se demande Jean-Marc, de Nothing2Hide. Que c’est ça l’avenir, cet internet décomplexé. Glisser vers le confort est un argument recevable ». Océane avoue qu’elle n’a pas pris des habitudes de protection suffisamment tôt et qu’il est aisé d’aller vers la facilité en restant ignorante. « Après, peut-être qu’on devrait éduquer à cette question dès l’école. Moi en techno on m’apprenait à me servir de Paint, c’est pas franchement utile… »
« Mais attention, considérer Google comme un service public peut être une dérive inquiétante » – Clément, 47 ans
Pour Clément, traducteur de métier de 47 ans, le constat est le même : « Il m’est arrivé d’utiliser des moteurs de recherches sans tracker, mais le confort n’était pas comparable à celui de Google, auquel je suis toujours revenu ». Ayant reçu des tentatives de phishing via Signal, il a arrêté d’utiliser l’application. Pour lui, et même s’il n’a pas envie que l’on sache qui il fréquente, ce que mettent à disposition les GAFAM est aussi un service, facile d’accès. « Mais attention, considérer Google comme un service public peut être une dérive inquiétante. » Clément qui fait « un usage immodéré de l’informatique depuis bientôt 40 ans », sait coder, bidouiller son ordinateur, s’autoflagelle d’utiliser Amazon, et distingue utilisation malveillante des données et utilisation à des fins publicitaires. « La limite de ces publicités, c’est qu’elles enferment dans une bulle au lieu d’ouvrir des portes ». Alors, maintenant que nous avons conscientisé cette omnipotence des géants du web, à nous de nous débrouiller en dévérouillant d’autres portes. À force de connaître tous ces outils et leurs travers, nous devrions mieux gérer leur potentielle influence sur nous. Et puis, quelque part, ils archivent nos vies et nos souvenirs. Ils gardent une trace.
La crise sanitaire n’a certainement pas provoqué une embellie sur la question, nous qui avons laissé nos pommes se balader sur différentes applis de visio un peu obscures. Allez, et que celui qui n’a pas dit « viens Ginette on bascule le groupe ‘boire un coup’ de WhatsApp à Signal » me jette la première pierre. Ensuite Marcel nous a saoulé à ronchonner, plus de place sur mon téléphone, ça sert à rien, blabla, conclusion, WhatsApp, on y est encore. Vous voilà au moins soulagé d’un truc : vous n’êtes pas seul.
*Le prénom a été modifié.
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